Que se passe-t-il dans une « démocratie » où l’on peut obtenir les pleins pouvoirs avec le soutien d’à peine plus de 10% du corps électoral ? Une abstention aussi écrasante que celle observée aux dernières législatives doit-elle inquiéter, ou est-elle au contraire la prémisse d’un inévitable changement de régime ?
Avec le grand philosophe de la politique Jacques Rancière, aujourd’hui invité d’Aude Lancelin, difficile de se raconter des histoires. Le regard est sans illusion, la lucidité dérange parfois. Son nouveau livre, En quel temps vivons-nous ?, conversation avec l’éditeur Éric Hazan qui vient de paraître à La Fabrique, n’hésite pas à s’en prendre aux idées reçues confortables d’une certaine gauche. Contrairement à toute une mouvance anar, Jacques Rancière ne voit pas dans le désinvestissement des électeurs les signes annonciateurs d’un effondrement du système. Contrairement au « Comité invisible », il ne voit nulle insurrection venir pour demain. À la différence des membres de La France Insoumise, il ne voit pas non plus les « jours heureux » au bout de la 6ème République appelée de leurs voeux. Est-ce à dire que plus rien de bon ne peut encore venir aujourd’hui des urnes, ou même de la rue ? Que plus rien n’est amendable dans notre système, et qu’hors de lui les chances de sursaut sont également minces ? Pour remettre de la démocratie dans le système représentatif, Jacques Rancière proposait dans La Haine de la démocratie, paru en 2005, d’introduire du tirage au sort et des mandats courts, non renouvelables. Aujourd’hui, le philosophe, coauteur il y a cinquante ans de Lire le Capital avec Louis Althusser, propose par-dessus tout de se donner pour mot d’ordre la renonciation aux élections présidentielles, la forme la plus perverse de la dépossession populaire à ses yeux. « Nous ne voulons plus jamais de président » : une exigence à méditer dès aujourd’hui jusque dans ses ultimes conséquences politiques.