
(photo : Robert DOISNEAU, 1955)
« Prévert est mort il y a quarante ans. » Voilà ce qu’on entend partout ces jours-ci.
C’est faux évidemment, Prévert est vivant, et bien vivant, malgré tous les embaumeurs, les empailleurs, les honneurs, les statues, les décortiqueurs, et ceux qui confondent l’amour et la gynécologie.
Beaucoup aimeraient que Prévert soit mort écrasé par les hommages, par les regretteurs de bon vieux temps, ah, c’était tellement mieux avant, mais c’est fini tout ça.
Et non, Prévert est toujours en vie, écoutez Agathe, notre amie syndicaliste, dire la grève chez Citroën au théâtre de Jolie Môme, écoutez André Minvielle qui interprète Étranges étrangers alors que l’Europe laisse crever les migrants en Méditerranée, écoutez la mer qui efface sur le sable les pas des amants désunis.
En 2000 (il y a 17 ans !), avec toute l’équipe de LÀ-BAS, nous avions voulu rendre Prévert à la rue, au bistrot, à l’usine, aux badauds, à la source de Prévert, au langage populaire.
Prévert est tout ce qu’il y a de vivant, la preuve, il vous suffit d’avoir une bouche pour rire, des yeux pour pleurer, un cœur pour aimer, des poings pour lutter, et des oreilles pour savourer ces deux émissions de février 2000.
Étranges étrangers. En 1946, Jacques Prévert écrit ce texte qui sera publié en 1951, hommage fraternel aux exilés, colonisés, apatrides, résistants, expatriés, déportés pour « avoir défendu, en souvenir de la vôtre, la liberté des autres ». Aujourd’hui, à l’heure où les portes se ferment, André Minvielle reprend a cappella. Et le silence se fait.
Voici le texte de Jacques PRÉVERT :
ÉTRANGES ÉTRANGERS
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
Hommes de pays loin
Cobayes des colonies
Doux petits musiciens
Soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
Ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
Au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
Embauchés débauchés
Manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère
Rescapés de Franco
Et déportés de France et de Navarre
Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
La liberté des autres.
Esclaves noirs de Fréjus
Tiraillés et parqués
Au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquez chaque soir
Dans les locaux disciplinaires
Avec une vieille boîte à cigares
Et quelques bouts de fil de fer
Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale
Que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze juillet.
Enfants du Sénégal
Départriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
Le visage dans la terre
Et des hommes incendiaires labourant vos rizières.
On vous a renvoyé
La monnaie de vos papiers dorés
On vous a retourné
Vos petits couteaux dans le dos.
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez.