Longtemps, la gauche au pouvoir a caboté entre deux récifs. Tantôt sa volonté de transformation sociale butait sur les « contraintes » imposées par l’ordre capitaliste. Tantôt sa pratique du pouvoir devançait les préférences et les exigences de ses adversaires. En France, au cours du XXème siècle, les périodes associées au Cartel des gauches (1924–1926), au Front populaire (1936–1938), à la Libération (1944–1947), et aux premières années de l’ère mitterrandienne (1981–1986) ont illustré cette tension entre espérance et renoncement, audace et enlisement.
Les éditions Agone rééditent l’ouvrage de Serge Halimi, Quand la gauche essayait : les leçons du pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981), la seule étude comparative sur les réalisations et les échecs de la gauche française, dont voici un extrait :
Ce capital politique que l’on gaspille
Dans l’histoire de la gauche au pouvoir, le gouvernement Édouard Herriot et du Cartel des gauches est sans doute l’ « expérience » la plus mal connue. À la différence du Front populaire, qui fait immédiatement penser aux grandes grèves ouvrières de juin 1936 et à la conquête des congés payés, à la différence aussi des gouvernements de la Libération à qui les Français doivent la sécurité sociale, le Cartel des gauches n’est associé à aucune avancée sociale ou démocratique. On en a surtout retenu le supplice, proche du sabotage, que lui infligea le « mur d’argent », alors même que Herriot, pour sa part, ne manifesta jamais la moindre volonté de s’en prendre à la finance – autrement que par des envolées de fin de banquet républicain.
Une autre dimension de cette histoire du Cartel des gauches mérite cependant d’être relevée, surtout en ce moment : la place qu’occupa la question religieuse, l’anticléricalisme des uns (les radicaux) se trouvant aussitôt assimilée à des persécutions antireligieuses par les autres (la droite, relais du clergé). De leur côté, les socialistes et les communistes, au moins d’accord sur ce point, estimaient que la polarisation du débat politique autour de cette question permettait surtout aux protagonistes de dissimuler leur adhésion commune au système économique et social en place.
Une fois encore la religion. En reconnaissant la vanité de la stratégie du « L’Allemagne paiera », Herriot a contribué à l’amorce d’une appréciation réaliste de la situation financière française. Puisque l’Allemagne ne paiera pas – ou ne paiera pas grand-chose, et pas avant longtemps –, puisque l’URSS ne remboursera pas les porteurs d’emprunts russes, quelque chose va devoir être fait en France, soit sur le plan fiscal, soit sur le plan monétaire. Mais avant même qu’il entretienne l’idée de réformes économiques et financières, à supposer d’ailleurs qu’il l’ait jamais entretenue sérieusement, Herriot s’est engagé, en annonçant la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican, dans une bataille périphérique contre la religion, bataille qui ne pouvait que dissiper son (petit) capital politique. Il n’y a guère à redire à la conclusion qui suit : « Pour se lancer dans ce chemin-là, assuré qu’on était de faire d’un coup flamber tant de passions endormies, il fallait décider que, dans la hiérarchie des fidélités, on posait celle-ci comme prioritaire et qu’on lui sacrifiait tout le reste en s’assurant de prompts résultats [1]. » Herriot lui-même, si peu enclin qu’il fût à se livrer à une quelconque autocritique, reconnut les conséquences négatives de sa « politique laïque » : « Il est bien évident que la position prise par [mon] gouvernement en faveur de la laïcité n’a pas peu contribué à augmenter le nombre de ses ennemis. […] Je demeure persuadé que la position prise par notre gouvernement dans cette question de l’ambassade [du Vatican] a largement contribué à notre chute [2]. »
Pourtant, ici encore, il est nécessaire de ne pas juger une stratégie en faisant abstraction du contexte qui l’éclaire. Avant de conclure qu’Herriot a subordonné l’essentiel à l’accessoire, il faut prendre en compte une suite de facteurs politiques que ni Herriot ni qui que ce soit d’autre n’était libre d’oublier. Après tout, en 1984 aussi, le gouvernement de François Mitterrand provoqua la mobilisation des catholiques contre la gauche lorsqu’il envisagea des mesures qui mettaient en cause les privilèges de l’enseignement privé. On peut presque résumer la bataille religieuse de 1924 en partant de ces trois propositions qui en formèrent la substance : les catholiques et la droite ne représentaient pas des univers séparés ; le Cartel ne pouvait faire mine d’ignorer cette coïncidence ; les enseignants de la « laïque » et les francs-maçons exerçaient une influence considérable sur les partis de gauche.
Dans ces conditions, lorsque la « République des professeurs » sort victorieuse des urnes du 11 mai, elle est presque condamnée à prendre des mesures contre la hiérarchie catholique, dans la mesure où l’affrontement entre l’École et l’Église, même s’il s’est un peu atténué depuis la fin de la Grande Guerre, constitue encore cette charge électrique qui irradie la vie politique des provinces. Par ailleurs, l’une des mesures envisagées par le Cartel, la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican, n’implique pas autre chose qu’un retour à la situation précédant 1920 et les politiques cléricales provocatrices du Bloc national. Certes, les responsabilités du pouvoir imposent une appréciation réaliste des engagements pris et une hiérarchie distinguant ceux qui facilitent la mission d’ensemble de ceux qui compliquent. Certes, la question de l’« ambassade du Saint-Siège » pouvait être difficilement perçue comme essentielle dans la France de 1924. Mais celui qui se voudrait le procureur d’un Cartel coupable d’avoir « réveillé les passions endormies » de l’anticléricalisme trouverait assez vite que son réquisitoire est plus intéressant sur le plan théorique qu’il n’est convaincant sur le plan politique. À moins, bien sûr, d’accepter chaque fois d’entériner le statu quo (fût-il religieux, politique ou financier) de peur de raviver des « passions » qui semblent ne rester assoupies que tant que l’idéologie de gauche est soumise ou vaincue.
L’appréciation des politiques anticléricales du Cartel doit donc partir des politiques cléricales du Bloc national. Car si l’un des traits dominants de la campagne électorale de 1924 fut, justement, le retour de l’anticléricalisme, le fait ne doit pas seulement être imputé à la franc-maçonnerie, à la Ligue de l’enseignement ou aux manœuvres de diversion d’un parti radical désireux d’évacuer la « question sociale ». Il est certain que la guerre avait calmé les passions religieuses du passé lorsqu’elle agglutina ensemble dans les tranchées « tous les Français, frères par le sang répandu en commun [3] ». Mais il est vrai aussi que le Bloc national avait témoigné d’une volonté de revanche contre les politiques éducatives de la République radicale. La question des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ne se révéla pas moins « symbolique » pour la droite, lorsqu’elle rétablit ces relations en 1920, que pour la gauche, lorsqu’elle parla de les rompre quatre ans plus tard. Par ailleurs, le Bloc national avait encouragé le retour en France des congrégations religieuses au moment même où, par le biais de la politique de Léon Bérard répartissant les fonds publics au prorata du nombre d’élèves, il mettait en cause une préférence à l’enseignement public qui remontait à Jules Ferry et à l’école laïque. En d’autres termes, si les orientations d’Herriot (expulsion des congrégations, abrogation du concordat en Alsace-Lorraine, rupture des liens avec le Vatican, droit commun de la laïcité) se révélèrent de nature à provoquer un affrontement, l’affrontement avait été engagé avant mai 1924, par la droite elle-même.
En attirant Herriot dans l’impasse de l’anticléricalisme, la droite garantissait que la « bataille » qui comptait, celle de l’économie, ne s’engagerait qu’après que le Cartel serait revenu fourbu de ses croisades laïques. Mieux encore, elle put ainsi dissimuler le lien qui la rattachait aux préoccupations des privilégiés : elle ne ferait que défendre les « libertés religieuses » de tous. Des convictions respectables servirent à occulter des intérêts étroits ; un sabotage économique visant à faire tomber un gouvernement soupçonné d’être anti-riche serait expliqué par une « crise de confiance » résultant pour partie de ses politiques religieuses. Le parti socialiste, et ce fut son mérite, avait perçu le danger. Il savait déchiffrer ce jeu subtil opposant, en surface, la droite et les radicaux, tout en les rassemblant, en profondeur, autour d’une volonté commune de circonvenir les sujets économiques. Les radicaux, parce qu’ils ne s’y intéressaient pas et les comprenaient mal ; la droite parce qu’elle s’y intéressait et les comprenait bien.
Mais, ici encore, la compréhension d’un blocage n’impliquait pas qu’on pût le résorber. Comme tout le monde, les chefs socialistes devaient reconnaître que la question religieuse continuait, en partie à cause de sa nature très politique, à charrier beaucoup de vraies émotions au sein même de leur électorat. L’Église devenait une cible inévitable dès lors qu’elle rappelait en permanence la relation symbiotique qui l’unissait à la droite. Dans son pamphlet contre le Cartel, publié en 1925, Louis Marcellin concéda qu’à l’approche des élections « les évêques indiquaient aux catholiques qu’ils devaient se garder d’égarer leurs voix sur d’autres listes de droite que celles du Bloc national [4] ». Le pape lui-même alla jusqu’à faire diffuser une encyclique, Maximam Gravissimamque, dont l’objectif avoué fut de donner un coup de pouce à la droite française avant le scrutin du 11 mai. D’ailleurs, en février 1924, un livre publié en France avec une introduction de Pie XI affirmait : « Les hérétiques méritent d’être retranchés par la mort du nombre des vivants [5]. » Non contente d’assimiler à un péché la lecture de la presse de gauche, la hiérarchie catholique menaçait même du purgatoire les électeurs du Cartel. L’évêque d’Angers avait prévenu les fidèles : « Votez bien. De vos votes comme de toutes nos actions, Dieu nous demandera compte. » Le parti des francs-maçons (les radicaux), le parti dirigé par un juif (la SFIO) et le parti favorable aux bolcheviks (le PCF) savaient que le « Votez bien ! » n’était pas destiné à les aider, eux que l’Église avait nommés les « candidats sans Dieu ».
Au demeurant, la gauche pouvait difficilement ignorer le désir de revanche des enseignants qui représentaient à la fois l’un de ses électorats les plus fidèles, son vivier militant et la cible quasi systématique des journaux catholiques (qu’on appelait « la bonne presse ») et de la droite. Après avoir dénoncé les « syndicats rois », dont les revendications auraient creusé le déficit, Louis Marcellin évoque un « corps des instituteurs de plus en plus gangrené par la révolution et l’antipatriotisme [6] ». À l’en croire, le ministre de l’Éducation du Cartel « ne [voulait] pas qu’on dise aux enfants que ce sont les Anglais qui ont brûlé Jeanne d’Arc, mais les curés [7]. » Cette polarisation peut paraître aujourd’hui regrettable et dépassée ; elle déterminait le contexte dans lequel le gouvernement Herriot, qu’il le voulût ou non, devait se situer. Si, en 1924, le parti radical demeurait le premier parti de gauche, c’est aussi en raison des sujets de débat qu’il privilégiait. Ils ne seront jugés « archaïques » que par les exégètes désireux d’oublier que l’accent mis sur les questions de l’éducation, de la religion et de la moralité a survécu jusqu’à nos jours, y compris aux États-Unis, pays qu’on soupçonne parfois d’être à l’avant-garde de la modernité politique.
Enclenchées telle une bombe à retardement que l’on ne pourrait pas désamorcer, les politiques anticléricales du Cartel se concluent de manière familière : Herriot décuple les craintes de ses adversaires sans donner à ses partisans le moindre motif à se réjouir. Un discours de confrontation débouche sur une pratique de capitulation. Dès janvier 1925, le concordat en Alsace-Lorraine est réaffirmé et conforté ; un mois plus tard, la fameuse ambassade du Saint-Siège à Paris est maintenue. Les écoles confessionnelles continuent à être subventionnées et les congrégations religieuses ne sont pas expulsées. Herriot lui-même soulignera – au sens propre – ce passage de ses Mémoires : « En réalité, nos persécutions se sont bornées, en deux mois, à autoriser, sur la demande expresse de trois municipalités, trois écoles non pas même laïques mais interconfessionnelles [8]. » On est ici tenté de penser à la déroute de même type qui ensevelira Alain Savary et le gouvernement Mauroy en 1984.
Les velléités vocifératrices d’Herriot eurent tout de même un effet : elles facilitèrent la croisade de l’Église française contre le Cartel. Avec l’appui de Millerand et de Xavier Vallat, une Fédération nationale catholique organise des rassemblements considérables et mobilise jusqu’à un million huit cent mille membres. Certains de ces rassemblements se terminent mal : deux manifestants sont tués en février 1925. Et l’épiscopat rendra publique une « Déclaration des cardinaux et évêques de France ». On y lit : « Les lois de laïcité ne sont pas des lois. […] Il ne nous est pas permis de leur obéir. […] Il faut déclarer sur tous les terrains, dans toutes les régions du pays, ouvertement et unanimement la guerre au laïcisme. Nous disposons de troupes. Nos cadres sont préparés. » D’ordinaire si soucieuse de subversion, la droite française applaudit bruyamment cette déclaration évoquant la « guerre », des « troupes », et le non-respect de la loi républicaine.
Les cardinaux ont prévenu : la « guerre » serait déclarée « sur tous les terrains ». Elle va progresser rapidement sur le front qui importe, celui de la finance. Pour faire tomber un gouvernement de gauche, l’Église conclut – avec plus de perspicacité que de foi – que les livrets d’épargne peuvent être des armes plus redoutables que les livres de prières. Dans ses Mémoires, Herriot cite un article de l’Ouest-Éclair, quotidien publié dans une région de forte imprégnation catholique. La menace y est des plus précises.
Le gouvernement du Cartel a-t-il pensé à la catastrophe financière qui ne manquerait pas de se produire si les catholiques français cessaient d’ouvrir leur bourse aux appels réitérés du ministre des Finances, s’ils cessaient de souscrire aux emprunts, aux bons du Trésor, de la Défense nationale, s’ils se démunissaient de leurs fonds d’État français pour se porter de préférence sur des valeurs industrielles ou sur des valeurs étrangères ? Après tout, ce serait leur droit, comme celui des congrégations, d’aller porter en lieu sûr, à l’étranger, les capitaux dont ils disposent. [9]
Au cas où le gouvernement n’aurait tout de même pas compris ce qui l’attendait, l’évêque de Maurienne sollicitera une rencontre avec le préfet de Savoie pour l’informer qu’il a organisé, à une date précise, une action collective de vente des bons de la Défense nationale. Herriot n’eut donc pas tout à fait tort de reprocher à certains catholiques français de défendre, « non pas le christianisme des catacombes, mais le christianisme des banquiers ». Et lorsque, plus tard, la gauche imputera son échec de 1924 à un « mur d’argent », elle aura de quoi fonder ses soupçons sur autre chose qu’une simple manie de la persécution.
Au moment où, inutilement mais inévitablement, le Cartel réveille l’hostilité de ce que Lamartine avait appelé le « parti religieux », les formations de gauche s’offrent quelques gratifications largement symboliques : le transfert (en novembre 1924) du corps de Jaurès au Panthéon, la réhabilitation de Caillaux, l’amnistie de Marty [10]. L’ensemble fournira à la droite une occasion supplémentaire d’attiser les peurs de ses partisans et de prévenir toute réforme initiée par Herriot en la maquillant en révolution. Une fois encore, une dialectique perverse se donne libre cours. Faute d’objectifs clairs, la gauche se rassure sur son identité en agitant ses vieux souvenirs comme autant de grelots. Et la droite exagère le côté terrifiant de ce que la gauche commémore, afin de mieux mobiliser contre elle. La gauche se crée une apparence d’unité en manifestant ensemble autour du corps de Jaurès. La droite soupçonne dans cette unité factice l’amorce d’une sinistre offensive :
Les drapeaux rouges défilaient dans le cortège officiel et l’importance de la participation communiste donnait à cette cérémonie l’aspect d’une journée révolutionnaire [11].
Le drapeau rouge a pris possession de la rue. Les communistes, enhardis par l’arrivée d’un ambassadeur soviétique, se livrent au grand jour aux préparatifs d’une révolution sanglante. […] La révolution a passé en revue ses forces sous la protection de la police [12].
Parallèlement à cette « abominable manifestation » (le Front populaire fera renaître cette peur bien conservatrice de la « rue »), une loi d’amnistie, votée en commun – le cas est peut-être unique – par les radicaux, les socialistes et les communistes, offrira une nouvelle illustration du gouffre sentimental séparant les deux France. Pour la gauche, Caillaux et Marty représentent les symboles d’une injustice. Pour la droite, ils sont les emblèmes de la trahison : « J’accuse le Cartel […] d’avoir brisé le moral du pays en amnistiant des traîtres [13]. » Cette intempérance verbale n’avait rien d’innocent : une coalition qui avait « brisé le moral du pays », « persécuté » les catholiques, placé la France « à la merci de l’Allemagne » et « pactisé avec le communisme » ne serait pas très crédible lorsqu’il lui faudrait mettre en œuvre une politique financière reposant avant tout sur la « confiance ». Avant même qu’Herriot envisageât une action économique réformatrice, son cas semblait réglé. Mais, pour s’assurer que même un miracle serait impossible, des journaux de droite annoncèrent en 1924 que des attentats terroristes se produiraient sous peu à l’Opéra, à la Madeleine et au Louvre. Quant à la révolution communiste, elle devait éclater le jour de Noël.