Le dialogue partait plus précisément du concept de vérité. Y’a-t-il « une vérité objective, en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir et non qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment » ? Pour George ORWELL, c’est un point fondamental. « Ce qu’il y a d’effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités, mais qu’il s’attaque au concept de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir. »
Or l’existence de cette vérité est de plus en plus remise en cause dans le monde intellectuel. C’est le point de départ de ce dialogue entre Chomsky et Bouveresse. À ce concept de vérité il faut associer le concept de liberté. Selon le philosophe James Conant, « la capacité à produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté de pensée et d’action sont les deux faces d’une même médaille » . Deux faces que l’on retrouve aussi bien dans la littérature que dans la politique, tout comme dans le journalisme, d’un côté la recherche de la vérité, le respect objectif des faits, de l’autre la liberté de penser et de commenter.
Vérité et liberté
Daniel Mermet : Jacques Bouveresse, d’où vous est venue l’idée d’inviter Noam Chomsky au Collège de France pour ce colloque sur « Rationalité, vérité et démocratie » ?
Jacques Bouveresse : Nous nous trouvons confrontés en France à une situation qui devient de plus en plus pénible pour les gens comme moi. On a l’impression qu’une espèce d’incompatibilité s’est instaurée progressivement entre deux idées qui sont aussi essentielles et fondamentales l’une que l’autre, à savoir l’idée de liberté et l’idée de vérité. Il y a des gens qui soutiennent aujourd’hui que, pour être véritablement démocrate, il faudrait s’en prendre directement à l’idée même de vérité et, plus généralement à celles d’objectivité, de fait, etc. La modernité – c’est-à-dire en fait la postmodernité, la modernité postmoderne – semble reposer en grande partie sur une conviction de cette sorte : dans l’intérêt de la liberté et de la démocratie, il faudrait essayer de se débarrasser d’idées comme celles de vérité et d’objectivité.
En réfléchissant à cette question, ce que je fais depuis un bon moment déjà, je me suis rendu compte qu’il y a trois auteurs – Russell, Orwell et Chomsky – qui occupent, dans ce débat, une position assez semblable, et qui ont continué à défendre les idées de vérité et d’objectivité, et à les défendre pour des raisons qui ne sont pas seulement théoriques mais également sociales et politiques. D’où l’idée de notre colloque, qui était aussi pour moi l’occasion d’essayer d’en savoir un peu plus sur les relations que Chomsky entretient avec Bertrand Russell, dont je sais qu’il est une de ses références principales, et avec Orwell.
Noam Chomsky : Je suis honoré par cette association, c’est un compagnonnage qui m’aurait ravi. Russell a profondément influencé ma propre pensée. Orwell aussi, bien que je préfère ses œuvres les moins connues. La Ferme des animaux et 1984 n’ont jamais été pour moi des livres particulièrement marquants. Je les trouve assez faciles et prévisibles ; mais Hommage à la Catalogne est un ouvrage magnifique et très important, et d’autres qui décrivent sa vie à Londres, en Birmanie, etc. sont particulièrement éclairants [1].
Jacques Bouveresse : L’idée de notre colloque, on la comprend assez bien si on regarde de près un texte comme Hommage à la Catalogne, dans lequel la question du lien entre vérité objective et liberté est soulevée de manière particulièrement claire et explicite. Orwell fait le constat que, quand il s’agit de raconter ce qui s’est passé pendant la guerre civile espagnole, personne ne dit la vérité ; de quelque côté que l’on regarde, il n’y a pour ainsi dire que des récits et des explications qui ne sont absolument pas crédibles ; les discours qu’on entend ne relèvent pas du tout de l’information objective mais de la propagande. Orwell considère cela comme extrêmement dangereux pour l’avenir, comme extrêmement inquiétant ; il dit qu’il se pourrait très bien que, d’ici peu, la notion de vérité objective disparaisse complètement – c’est-à-dire qu’on se dise, à partir d’un certain moment, qu’après tout on n’a pas vraiment besoin de cette notion, qu’on peut même très bien s’en passer dorénavant. Et il prévoit que des conséquences désastreuses pourraient en résulter.
Noam Chomsky : Orwell était à Barcelone au début de la révolution, il y est retourné et a assisté aux Journées de Mai [1937], au moment où cette révolution a été en grande partie écrasée par les communistes, les fascistes et les libéraux-démocrates ; et il a compris que le parti communiste était avant tout le parti de la police, de la petite bourgeoisie et des grandes puissances… Il a compris que la seule chose qui intéressait Staline en Espagne, c’était d’essayer de gagner le soutien des puissances occidentales en cas de confrontation avec Hitler et Mussolini ; il était d’accord avec les puissances occidentales : la révolution devait être écrasée. Pour Orwell, ça a été une révélation : il a pris conscience du caractère contre-révolutionnaire de toute la révolution bolchevique, sans être d’ailleurs en cela totalement novateur – d’autres, comme Russell, avaient déjà exprimé ce point de vue quinze ans plus tôt [2].
Mais pour Orwell cette découverte a été dramatique. Sa réaction à la révolution populaire est par ailleurs très intéressante : il avait de l’estime pour elle, de la sympathie, mais il ne la comprenait pas et le disait clairement ; et il ne s’en sentait pas partie prenante. Après tout, il était membre d’une ramification d’un groupe trotskiste, et il n’a jamais appartenu au mouvement anarchiste, qui était la force motrice de la révolution. Il avait donc une vision quelque peu critique, mais ce qu’il voyait le touchait vraiment – « quelque chose qui vaut la peine d’être défendu, même si je ne le comprends pas complètement », écrit-il. Et puis évidemment la révolution a été écrasée. Et son livre a été mis sous le boisseau. Je ne sais pas ce qui s’est passé en France [3], mais en Angleterre quelques centaines d’exemplaires seulement ont été écoulés [avant guerre] par son éditeur ; plus tard, on a redécouvert l’ouvrage pour en faire un livre de guerre froide, ce qui, j’en suis certain, n’aurait pas plu à Orwell – mais c’est ainsi que le livre est ressorti aux États-Unis et ensuite en Angleterre.
Daniel Mermet : Est-ce que vous êtes intéressé par le conflit, que Jacques Bouveresse a évoqué en commençant, entre ce mouvement intellectuel qu’on appelle postmodernisme et l’attirance pour la vérité, l’objectivité ? Ou bien est-ce pour vous une scène exclusivement française ?
Noam Chomsky : Honnêtement je n’y prête même pas attention. C’est une pathologie typiquement parisienne. Elle s’est propagée à travers une bonne partie du monde ; aux États-Unis, on la retrouve dans les départements de littérature. Dans le tiers-monde, elle a des effets destructeurs. Là-bas, à cause de l’influence culturelle de la France, de tels propos sont pris au sérieux, ce qui a pour effet de détourner les intellectuels de l’action politique, de les détourner de la participation aux mouvements populaires, et de les attirer vers les sphères plus confortables du discours académique, des rencontres, des bars branchés et ainsi de suite – donc de les détourner de l’action politique.
Or les mouvements militants, les mouvements populaires, ont besoin de la participation des intellectuels. C’est tout à fait dramatique de voir la différence entre les intellectuels de gauche des années 1930, dont la plupart étaient des scientifiques de renom, des mathématiciens, qui étaient impliqués dans des activités pédagogiques pour les masses – à travers des livres du genre Les Mathématiques pour tous, mais aussi des études scientifiques et des projets d’éducation des travailleurs, essayant de donner aux mouvements populaires les outils et les clés de leur libération – et leurs homologues d’aujourd’hui, qui essaient de retirer ces outils aux masses, les laissant à la merci des classes dominantes. Mais les élites vont garder ces outils, elles ne font pas attention à l’idée qu’il n’y a pas de vérité, pas de science, pas de mathématiques. Elles sont ravies que les pauvres et les opprimés y croient, car c’est ensuite plus facile de les contrôler.
Jacques Bouveresse : Noam Chomsky a tout à fait raison lorsqu’il évoque l’exemple des universités populaires, comme celle qu’il y a eu à Vienne entre les deux guerres. Le cercle de Vienne, dont certains membres étaient impliqués dans le mouvement de réforme scolaire qui avait été déclenché par la première république autrichienne, a apporté un concours très actif au programme de développement de l’éducation pour les adultes, et en particulier à la création et au fonctionnement d’universités populaires, dans lesquelles une grande importance était accordée à l’enseignement des sciences.
Cette volonté de développer la connaissance des sciences et de la philosophie scientifique dans les milieux populaires avait évidemment une signification politique. L’aile gauche du cercle de Vienne était constituée de gens qui croyaient à l’existence d’un lien réel entre le programme antimétaphysique et antithéologique du cercle et le mouvement ouvrier.
Pour en revenir à notre débat, j’ai un problème que Noam Chomsky n’a pas. Je comprends tout à fait sa position : il se dit, au fond, que ce dont nous parlons est une maladie essentiellement française. Néanmoins, il y a une influence considérable de ce qu’on appelle la French Theory aux États-Unis, et peut-être pas seulement dans les départements de littérature : dans une partie du monde philosophique aussi. Mais si on considère le problème comme une pathologie, ce que je serais moi-même enclin à faire, la question est alors : que fait-on ? Étant philosophe, je suis évidemment professionnellement plus concerné que ne peut l’être Noam Chomsky, qui est véritablement et avant tout un scientifique. Wittgenstein disait : « Un philosophe traite un problème ; comme on traite une maladie. » Quand on est confronté à une maladie, que faut-il faire ? Faut-il l’ignorer ? Faut-il essayer de la traiter ? Et quels peuvent être les remèdes ?
C’est extrêmement compliqué, parce que, comme Noam Chomsky le sait très bien, on se trouve immédiatement dans une position très inconfortable, notamment parce qu’on est amené à défendre la science, qui aujourd’hui n’a pas particulièrement bonne presse – en tout cas chez les philosophes, qui, dans un pays comme la France, n’ont jamais accordé une très grande importance à la culture scientifique, mais le font probablement moins que jamais en ce moment. On est conduit à défendre des idées comme celles de vérité et d’objectivité, qui sont assez facilement perçues et présentées comme étant, à la limite, antidémocratiques. C’est une tendance que Russell percevait déjà comme très inquiétante : on a l’impression que la démocratie exige en quelque sorte une notion de vérité telle que la vérité puisse apparaître, elle aussi, comme une chose que nous créons et dont nous disposons librement.
La vérité objective est une notion qui a souvent été qualifiée de répressive – ce que je trouve toujours étonnant. Par exemple, un article est paru récemment dans Le Monde, à propos d’un livre d’Imre Toth sur la philosophie des mathématiques, où était clairement affirmée cette idée d’une sorte d’antinomie censée exister entre la liberté et la vérité : Frege, explique à peu près textuellement le journaliste, était un conservateur, qui acceptait de s’incliner devant la vérité, et donc de sacrifier sa liberté [4]. Quand on lit des choses pareilles, les bras vous en tombent.
Prenez un résultat mathématique comme le théorème de Fermat, qui a résisté pendant plus de trois siècles à toutes les tentatives de démonstration ou de réfutation, mais qui a fini par être démontré, il n’y a pas très longtemps, par un mathématicien britannique, Andrew Wiles. Que doivent faire les mathématiciens une fois cette démonstration obtenue ? Continuer à afficher des doutes sérieux sur la vérité de ce théorème sous prétexte de défendre leur liberté contre une chose qui la menace ? Ce genre d’idée est pour moi à peu près incompréhensible. On a, du reste, régulièrement affaire, sur les questions de cette sorte, à des gens dont on ne sait pas s’ils croient eux-mêmes ce qu’ils disent.
Je me souviens, en 1968, lors d’une assemblée générale, d’un programme de réforme de l’enseignement de la philosophie dont un des principes de base était : la philosophie n’est pas constatation mais contestation des faits. Je me suis demandé ce que cela pouvait bien signifier : la liberté (philosophique et peut-être également ordinaire) exige-t-elle qu’on conteste les faits mathématiques eux-mêmes, comme par exemple le fait que deux plus deux font quatre ? Certains semblent le penser. Je suis assez d’accord avec Chomsky pour dire qu’il y a là une espèce de pathologie intellectuelle dont il faudrait écrire la nosographie et la nosologie. Mais cela servirait-il à quelque chose ? Je comprends très bien que Chomsky ait mieux à faire.
Noam Chomsky : On ne peut pas sérieusement penser que la vérité objective n’existe pas. Savoir jusqu’à quel point on peut l’approcher est une autre question. On sait depuis le XVIIème siècle que l’enquête empirique comporte toujours un élément de doute. On peut en principe démontrer ou réfuter le dernier théorème de Fermat, mais dans le monde empirique, le monde de la physique, de la chimie, de l’histoire et ainsi de suite, on a beau faire de son mieux, on a beau essayer de faire de son mieux pour approcher la vérité, on ne peut pas démontrer que les résultats trouvés sont corrects. C’est une évidence depuis l’effondrement du fondationnalisme cartésien [5]. On a donc compris dans les sciences, dans la philosophie, etc., que nous devons procéder avec ce que Hume appelle un « scepticisme mitigé ». Scepticisme au sens où nous savons que nous ne pouvons pas établir des résultats définitivement, mais mitigé au sens où nous savons que nous pouvons progresser.
Mais cela n’a pas de rapport direct avec la liberté ; celle-ci est une question de valeur : nous choisissons de l’accepter ou de la rejeter. Voulons-nous adopter la croyance selon laquelle les êtres humains ont le droit de déterminer leur destin et leurs propres affaires ? ou voulons-nous adopter celle selon laquelle de plus hautes autorités les guident et les contrôlent ? La science ne répond pas à cette question, c’est une affaire de choix. Peut-être la science sera-t-elle capable un jour de confirmer ce que nous espérons être vrai, à savoir qu’un instinct de liberté fait partie de la nature humaine – cela pourrait bien être vrai, et je pense que ça l’est ; mais il n’y a aucun domaine où les sciences soient suffisamment développées pour être en mesure d’établir un tel résultat. Peut-être en seront-elles capables un jour.
Ainsi, dans nos vies quotidiennes – qu’elles soient des vies politiques, militantes, que nous restions passifs ou dans quelque direction que nous choisissions d’agir –, nous faisons des suppositions que nous tenons pour vraies, mais nous ne pouvons pas les établir fermement ; et nous les utilisons en essayant de leur donner des bases plus solides au fur et à mesure que nous avançons. C’est essentiellement la même chose qui se passe dans les sciences, mais lorsqu’on réduit la sphère de l’enquête à des domaines très spécifiques, on peut évidemment aller plus loin dans l’établissement des conclusions qui nous intéressent.
Vérité et pragmatisme
Daniel Mermet : Pensez-vous que la science a besoin d’être défendue, comme le suggère Jacques Bouveresse ?
Noam Chomsky : La question est tellement absurde que je n’arrive même pas à l’envisager. Pourquoi la tentative de découvrir la vérité sur le monde aurait-elle besoin d’être défendue ? Si quelqu’un ne se sent absolument pas concerné, il peut tenir les propos suivants : « Je me moque de ce qui arrive dans le monde, je me moque de ce qui arrive aux gens, je me moque de savoir si la lune est faite en fromage vert, je me moque de savoir si les gens souffrent et sont tués. Je m’en moque éperdument, je veux juste aller boire un verre et me sentir bien. » Mais celui qui rejette cette position – celui qui dit : « Moi, ça m’intéresse de savoir si la lune est faite en fromage vert, ça m’intéresse de savoir si les gens souffrent, ça m’intéresse de savoir si on peut faire quelque chose pour les aider » – celui-là n’a rien à défendre. Et, pour avancer dans cette voie, il va évidemment chercher à comprendre les faits, à comprendre le monde. Cette position n’a pas besoin d’être défendue.
Jacques Bouveresse : Concernant ce que vient de dire Noam Chomsky, je crois qu’il y a deux questions qu’il faut distinguer. La première est : dans quelle mesure réussissons-nous à connaître objectivement la réalité, dans quelle mesure réussissons-nous à savoir réellement quelque chose ? Je suis entièrement d’accord avec Noam Chomsky sur le fait qu’il est pour le moins difficile, pour ne pas dire impossible, de contester que nous ayons réussi à en savoir de plus en plus ; et là, je parle de savoir objectif, d’un savoir sur ce que sont réellement les choses. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que nous réussissons à disposer d’une connaissance en tout point irréprochable, inattaquable, parfaitement exacte, etc. Il se peut qu’il n’existe de vérité qu’approchée, c’était la conviction profonde de Bertrand Russell.
La première question est donc : peut-on mettre sérieusement en doute le fait que, jusqu’à un certain point, nous avons réussi à en savoir beaucoup plus que nous n’en savions il y a 2 500 ans ? La réponse semble suffisamment évidente pour qu’il ne soit pas nécessaire d’argumenter en sa faveur. Ici, je citerais volontiers Hao Wang, un logicien d’origine chinoise, devenu américain, pour qui « nous en savons beaucoup plus sur ce que nous savons que sur la manière dont nous le savons [6] ». C’est-à-dire que nous n’avons guère de doutes sur le fait que nous savons réellement ; dans des domaines comme les mathématiques et dans une bonne partie des sciences exactes, par exemple, nous sommes tout à fait certains de savoir. Mais, sur ce qui nous permet de savoir et sur la façon dont nous y parvenons, nous en savons généralement beaucoup moins. Et ce sont les incertitudes et les ignorances qui règnent sur ce point qui sont susceptibles de conduire au scepticisme.
Il y a, en plus de cela, une seconde question, vraiment philosophique, et qui, en général, intéresse moins les savants. C’est la question de la valeur de la vérité et de la connaissance : est-il si important de chercher et, si tout se passe comme on pouvait l’espérer, de trouver la vérité ? C’est le genre de question qu’a posée Nietzsche. La question de la valeur de la vérité est une question tout à fait centrale chez lui et, dans l’opération de « transvaluation », ou de renversement, des valeurs qu’il essaie d’effectuer, il y a cette mise en question radicale de la valeur de la vérité, qui a influencé énormément la philosophie française contemporaine : est-ce qu’on n’a pas surestimé considérablement l’importance de la notion de vérité, l’intérêt de la connaissance, etc. ?
Quand Bertrand Russell polémique contre le pragmatisme – il a polémiqué de façon extrêmement violente (et certainement injuste, mais discuter ce point nous entraînerait trop loin) contre William James [7] –, il fait la constatation suivante : d’une certaine façon, le pragmatisme essaie de démocratiser la vérité, puisque c’est une doctrine philosophique qui souhaiterait que la vérité soit davantage en notre pouvoir, que nous puissions décider beaucoup plus librement de ce qu’elle est ; d’où la tendance du pragmatisme à identifier la vérité à ce qui nous convient, à ce qui nous fait du bien, à ce qui nous est utile, etc.
À première vue, c’est une notion de vérité plus démocratique que celle de vérité objective : la vérité objective est une chose sur laquelle nous n’avons pas de pouvoir, que nous sommes obligés d’accepter ; par définition, les faits objectifs sont des choses devant lesquels nous devons nous incliner. On a l’impression d’une limite infranchissable qui est imposée à la démocratie. On peut alors se poser le problème : après tout, la démocratie n’exige-t-elle pas que nous disposions aussi d’un certain pouvoir de décision libre concernant les faits ? Les faits sont-ils réellement ce qu’ils ont l’air d’être ? Ne sont-ils pas plutôt des créations plus ou moins contingentes et arbitraires, des constructions – certains disent des constructions sociales –, qui dépendent de nous et dont nous pouvons disposer jusqu’à un certain point, etc. ?
Noam Chomsky : Permettez-moi un bref commentaire sur le débat entre Russell et James. Russell critiquait ce que James avait littéralement dit, mais il n’est pas sûr que James l’ait vraiment pensé. Russell critiquait le slogan selon lequel ce qui est vrai est ce qui est utile (what is true is what is useful) – qui est évidemment une absurdité. Mais on peut avancer une interprétation plus favorable, une interprétation dont je pense que James et, très certainement, Dewey l’auraient acceptée.
C’est l’idée que, dans les sciences, notre connaissance est toujours provisoire, elle est toujours ouverte à une remise en cause. Nous pouvons apprendre quelque chose de nouveau qui viendra bouleverser la manière dont nous comprenons le monde, ça s’est toujours passé ainsi. Notre connaissance, nos efforts pour formuler clairement ce que nous croyons être une connaissance sur le monde sont donc provisoires, sujets au questionnement, à l’enquête, à la remise en cause, etc. Mais, à chaque étape, nous travaillons dans le cadre de cette compréhension limitée. Dans ce sens restreint, ce qui est utile est vrai.
Il en va de même dans les affaires humaines. Nous n’avons pas suffisamment de connaissances pour appréhender complètement ce que sont les notions parfaites de justice, ou d’égalité, ou d’équité, etc. Et nous travaillons dans le cadre des conceptions, si limitées soient-elles, que nous avons de ces notions, et nous essayons de les améliorer. Concrètement, cela veut dire : plutôt que de poser la question « Que serait une démocratie parfaite ? », qui n’a pas de réponse, nous posons la question pratique : comment pouvons-nous améliorer la démocratie imparfaite qui est la nôtre pour la rendre plus efficace, plus équitable, plus juste ? C’est, je pense, le véritable sens des idées du genre « ce qui est utile est vrai ».
Mais Russell a tout à fait raison de soutenir que de telles idées, si elles sont comprises littéralement, sont complètement absurdes. On trouve une bonne version contemporaine de cette position dans les travaux d’Amartya Sen sur la théorie de la justice. Dans sa critique d’ouvrages tels que La Théorie de la justice de John Rawls, il montre qu’au point où nous en sommes nous ne pouvons espérer parvenir à un modèle convaincant, persuasif et cohérent de ce que pourrait être une société parfaitement juste, mais que nous pouvons identifier des injustices particulières et travailler à les combattre.
Jacques Bouveresse : Bien entendu, on peut estimer que Bertrand Russell n’a pas fait de gros efforts pour comprendre réellement ce que disait William James. Il est amené à dire, par exemple, que, si on accepte le point de vue pragmatiste – qui, lorsqu’on l’exprime de façon un peu simpliste et vulgaire, consiste à dire que, ce qui est vrai, c’est ce qui est utile –, cela entraîne comme conséquence que c’est finalement « la force des gros bataillons » qui décide, cela revient à s’en remettre pour la décision à la supériorité du plus fort. À certains moments, Russell n’hésite pas à dire que, d’une certaine façon, le pragmatisme a rendu possibles des choses comme l’hitlérisme et le stalinisme. Une des conséquences prévisibles du pragmatisme est, en effet, que, finalement, ce sont les puissants qui décident de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas, par exemple en matière d’Histoire – un problème qui a particulièrement préoccupé Orwell.
Pour en terminer avec cela, il y a une chose qui m’a beaucoup intéressé en lisant les trois auteurs dont les noms ont été réunis dans ce colloque – Russell, Orwell et Chomsky –, c’est que tous les trois considèrent comme évident que c’est la dictature qui a besoin du mensonge et de la fausseté, et sûrement pas la démocratie. Dieu sait si ce thème est présent et essentiel chez Orwell : la dictature ne peut se construire que sur le mensonge et sur la manipulation, en particulier la manipulation du passé, la manipulation de l’histoire.
Science et action
Daniel Mermet : Mais tout le travail de Chomsky a consisté à montrer que le mensonge existe aussi dans la démocratie, à travers la « fabrication du consentement » ?
Jacques Bouveresse : Tout à fait. Mais on pourrait répondre que, de ce point de vue, les démocraties ne sont tout simplement pas suffisamment et même pas réellement démocratiques. Quand elles se comportent de cette façon, quand elles croient nécessaire, ou même simplement utile, réellement utile, en profondeur et à long terme, d’utiliser le mensonge, elles se comportent de façon antidémocratique. Il y a dans 1984 tous ces passages célèbres où O’Brien dit : le passé, c’est ce que le parti décide qu’il est, il n’y a pas un passé objectif, il n’y a pas des événements qui ont eu lieu ou qui n’ont pas eu lieu. C’est pour moi un problème absolument crucial : les démocraties (véritables) peuvent-elles se permettre de parler de la vérité (et de la traiter) comme certains de nos penseurs postmodernes ont tendance aujourd’hui à le faire, c’est-à-dire comme s’il s’agissait de quelque chose qui n’est pas très important et qui pourrait même comporter une dimension répressive et oppressive ?
Dans mon exposé au colloque [8], j’ai fait référence au livre de Bernard Williams, Vérité et véracité, où il décrit le comportement d’une catégorie de gens qu’il appelle « les négateurs [deniers] » : ceux qui nient l’intérêt de notions comme celle de vérité, qui contestent ouvertement la valeur de la vérité. Ce sont des gens, dit-il, qui ne peuvent manifestement pas penser véritablement ce qu’ils disent puisque, par exemple, quand ils disent : « les propositions des sciences ne sont jamais rien d’autre que des conventions sociales, des constructions sociales plus ou moins arbitraires qui pourraient être différentes si la société était différente », ils oublient simplement qu’ils parient quotidiennement leurs vies sur une croyance en la vérité – la vérité objective – de certaines lois de la nature, comme celle de la chute des corps, ou toutes les lois scientifiques qui permettent de faire voler des avions, rouler des trains, etc. [9]
Aucun d’entre nous ne met sérieusement en doute de telles vérités. Ce sont, pour tout le monde, des choses aussi vraies qu’une chose peut jamais être vraie. Le genre de discours que tiennent, sur ce point, les négateurs soulève une énorme difficulté : il laisse ceux qui ont envie de protester complètement désarmés ; on ne peut même pas savoir, encore une fois, si les gens qui s’expriment de cette façon pensent réellement ce qu’ils disent ; cela rend la situation encore plus inquiétante et inconfortable.
Daniel Mermet : Noam, je voudrais revenir sur un mot que vous employez très souvent, celui de « truisme ». Il y a un autre mot voisin qu’on trouve un peu de la même façon chez Orwell : « common sense ». Dites-nous un peu : que faut-il savoir pour agir ? D’après vous, cela tombe sous le sens ! Vous dites toujours : « Un enfant de douze ans comprend ça. » On est en train de s’ennuyer à apprendre beaucoup de choses ? On n’a qu’à agir sans savoir ? On n’a pas besoin de savoir pour agir ?
Noam Chomsky : C’est une idée qui est bien connue en France et dans la culture française. Elle au cœur de la démarche cartésienne. Descartes voulait s’adresser au « bon sens » des gens ordinaires. Et finalement il s’est avéré que ce que Descartes, Galilée et Newton pensaient être le bon sens était faux. Newton a démontré que le monde ne fonctionne pas comme le croit le sens commun, ce qui a conduit à une véritable révolution dans l’histoire intellectuelle. Locke, par exemple, a reconnu à la suite de Newton que nous ne pouvons pas comprendre comment s’effectuent le mouvement et l’action simple. Nous pouvons seulement développer les meilleures théories possibles, car le monde tel qu’il fonctionne vraiment n’est pas intelligible pour nous, au sens qu’on donnait à ce terme à l’époque de la première révolution scientifique.
Puis on arrive à David Hume, pour qui l’une des plus importantes contributions de Newton a été de démontrer qu’il y a des mystères dans le monde qui sont hors de notre portée, des mystères très simples, comme de savoir comment les objets s’attirent les uns les autres. On peut donc démontrer – et il a été démontré par l’Histoire de la science moderne – que le sens commun peut se tromper et nous induire en erreur.
Néanmoins la démarche raisonnable est de continuer à nous appuyer sur notre sens commun, jusqu’à ce que nous atteignions la limite au-delà de laquelle nous sommes certains qu’il se trompe. Dans l’étude des affaires humaines, je pense que nous sommes encore très loin d’avoir atteint cette limite. Tout ce que nous savons est proche du truisme. Chez les professionnels, certains prétendent qu’il y aurait de profonds secrets qu’ils sont les seuls à comprendre, et des théories d’une grande portée qui dépassent les gens ordinaires.
On connaît bien cet argument : ce sont les revendications de la prêtrise traditionnelle. Si un prêtre ou un politologue avance cette proposition, il ne vous fournira aucune preuve. Ils doivent donc établir cette conclusion. Un chercheur en physique quantique peut établir une conclusion, mais je pense que les chercheurs en histoire ou en sciences sociales sont très loin de pouvoir le faire. Et, en ce sens, la plupart de nos connaissances sur le monde sont essentiellement des connaissances de surface. Généralement, soit nous ne comprenons absolument pas ce qui arrive, soit ce que nous comprenons est accessible au sens commun, et en ce sens nous sommes proches du truisme. Et si quelqu’un prétend le contraire, c’est à lui de le prouver.
Jacques Bouveresse : Que peut le bon sens comparé à ce que peut peut-être la connaissance scientifique ? C’est là une énorme question. Noam Chomsky a rappelé que le progrès des sciences a amené dans certains cas à se rendre compte que le bon sens, ou sens commun, pouvait se tromper et même se tromper de façon spectaculaire. Par exemple, à partir d’un certain moment, on a commencé à être tourmenté et même obsédé par la question de savoir où sont exactement les couleurs : est-ce que les couleurs sont dans la réalité ou est-ce qu’elles sont seulement dans l’œil, dans l’esprit ? est-ce qu’elles ont une réalité objective ? les choses sont-elles réellement colorées ? ou bien est-ce uniquement le système visuel d’êtres connaissants, constitués comme nous le sommes, qui donne une existence aux couleurs ? – auquel cas, évidemment, elles n’ont certainement pas le genre de réalité que le sens commun, tel qu’on le comprend généralement, leur attribue.
Est-ce que la même chose n’est pas susceptible de se passer en matière morale et politique ? Est-ce qu’après tout, dans le domaine moral et politique, le sens commun un peu éduqué, ou suffisamment éduqué, peut suffire pour nous procurer les lumières dont nous avons besoin pour l’action ? Ou bien est-ce qu’à partir d’un certain moment une forme de connaissance plus « scientifique » ne devient pas indispensable pour diriger l’action ? C’est là un problème extrêmement difficile à résoudre, et je dois avouer que je n’en ai pas la solution. J’ai eu des discussions avec Pierre Bourdieu, assez fréquemment, sur ce thème parce qu’il était évidemment convaincu, lui, que la connaissance procurée par les sciences sociales est finalement la seule qui soit susceptible, au bout du compte, d’éclairer réellement les gens sur ce qui se passe, de leur permettre de comprendre réellement et complètement les mécanismes qui engendrent l’inégalité, l’injustice, l’oppression, etc.
On est donc confronté là à un problème majeur. Je me souviens d’avoir pris la défense de Noam Chomsky, au moins une fois, devant Bourdieu, parce que Chomsky avait écrit qu’après tout comprendre ce qui se passe et comment opèrent ces mécanismes d’assujettissement et d’oppression qui engendrent l’inégalité et l’injustice, ce n’est pas très difficile ; il suffit d’un peu de bon sens, de psychologie – et de cynisme, ajoutait-il. Et j’étais plutôt personnellement enclin à penser comme Chomsky ; mais ce n’était pas du tout l’avis de Bourdieu. Il ne faisait pas du tout confiance au « bon sens » sociologique, même s’il me disait parfois – et j’étais censé comprendre ça comme un grand compliment – que j’étais un assez bon sociologue instinctif. Pour lui, si on voulait comprendre réellement, il fallait être beaucoup plus que cela. Selon le genre de réponse qu’on donne à ce type de question, on se fait évidemment une idée bien différente du rôle et de l’importance des intellectuels.
Noam Chomsky vient également d’évoquer une autre question extrêmement importante, qui, je crois, est susceptible de susciter beaucoup de controverses : il a toujours défendu l’idée que des êtres qui ont des structures cérébrales du genre de celles que nous avons ne sont pas forcément en mesure de résoudre tous les problèmes dont ils pensent qu’ils devraient pouvoir les résoudre – en particulier certains des problèmes les plus importants, comme celui de la liberté. On se heurte là à une question majeure, que certains avaient déjà posée : Robert Musil, par exemple, a parlé de la disproportion totale entre, d’une part, ce que nous réussissons à savoir, et qui se réduit finalement à peu de chose, et, d’autre part, ce que nous aimerions savoir, et qu’il serait le plus important de savoir.
Musil dit que, très souvent, les choses que nous savons ne donnent pas l’impression d’être des choses très importantes, si on les compare aux choses que nous aimerions être en mesure de connaître, mais que nous ne parvenons pas et ne parviendrons peut-être jamais à connaître. Cela soulève un problème redoutable, mais personnellement cela ne me choque pas ; il me semble assez naturel qu’on pose ce genre de question, et également qu’on accepte de regarder en face le genre d’éventualités qu’évoque Chomsky : que, peut-être, des êtres constitués comme nous le sommes sont incapables une fois pour toutes de résoudre un problème comme celui de la liberté.
Si je me souviens bien, Noam Chomsky utilise à ce propos la comparaison avec des rats incapables de sortir d’un labyrinthe parce que le problème que cela leur pose dépasse leurs capacités cognitives. Il se trouve que Leibniz a parlé de deux labyrinthes majeurs : le labyrinthe du continu [10], qui domine largement la philosophie théorique ; et le labyrinthe de la liberté, qui domine la philosophie pratique. Peut-être sommes-nous effectivement, en ce qui concerne la liberté, dans un labyrinthe ; peut-être, un peu comme les rats, mutatis mutandis, n’avons-nous pas les structures cognitives et les moyens cognitifs qui nous permettraient d’en sortir.
Mais c’est une chose très difficile à accepter et qui paraît presque toujours très choquante. Elle évoque la fameuse affaire de l’ignorabimus et l’attitude de scientifiques comme Emil Du Bois-Reymond, pour qui il y a des problèmes – comme celui des relations entre la matière et l’esprit, celui de la nature exacte de la pensée, etc. – que la science ne peut pas espérer résoudre ; ils sont intrinsèquement en dehors de la portée de la science. Du Bois-Reymond a été attaqué vigoureusement, sur ce point, par Hilbert, dont la conviction était, au contraire, que nous pouvons savoir et que nous saurons [11].
Une position comme celle de Du Bois-Reymond est très difficile à admettre, pas seulement en mathématiques, parce qu’on vit avec l’idée que toutes les questions qu’on est en mesure de poser doivent être aussi des questions qu’on sera un jour ou l’autre en mesure de résoudre ; ce qui ne va pas du tout de soi. Et j’ajouterai (mais c’est une énorme question et il faudrait presque un entretien complet pour que nous l’abordions réellement) : si la science ne peut pas venir à bout de ces questions, est-ce que la philosophie le peut ? Que peut espérer nous apporter la philosophie sur un problème comme celui de la liberté, etc. ? Ce sont des questions fondamentales, à la fois un peu désespérantes et passionnantes.
Noam Chomsky : Dans l’ensemble, je suis d’accord avec ce point de vue. Nous ne pouvons pas faire mieux (et surtout dans les domaines de la vie humaine qui nous concernent) que de partir d’une compréhension partielle que nous essayons ensuite d’améliorer. Ça s’est toujours passé ainsi. C’est pour ça que la sphère morale a été étendue au cours des siècles. Encore récemment, l’esclavage était justifié, et ce avec des arguments rationnels. Or, on n’a jamais répondu aux arguments des esclavagistes. L’un de leurs arguments de base était : « Mes travailleurs m’appartiennent, je dois donc m’occuper d’eux, tout comme je m’occupe de ma voiture si elle m’appartient. Mais vous, les industriels, vous louez vos travailleurs, vous ne vous en occupez donc pas, tout comme vous ne vous occupez pas d’une voiture si vous la louez. » On n’a jamais répondu à cet argument, ce qui soulève un nouveau problème : est-il légitime de louer des gens ? C’est une question encore actuelle qu’on devrait poser, et je pense que si notre sphère morale s’étend, on découvrira qu’il est malhonnête de louer les gens.
Progrès moral
Daniel Mermet : Comment fait-on pour accroître la sphère morale ?
Noam Chomsky : On étend la sphère morale grâce au genre de luttes et d’engagements qui conduisent à réfléchir plus profondément sur ses croyances personnelles, sur ses croyances véritables, qui sont peut-être cachées. Je pense qu’on apprend bien plus en réfléchissant sur des exemples explicites, concrets, que sur des considérations abstraites. Laissez-moi vous donner un exemple particulièrement touchant et significatif. Au moment de la naissance du mouvement féministe, dans les années 1960 – je parle là des États-Unis –, il y avait parmi les jeunes un mouvement populaire de résistance à la guerre du Vietnam. Certains prenaient d’énormes risques en refusant courageusement la conscription. Et les risques étaient réels. Pour un gamin de dix-huit ans, ce n’est pas une mince affaire de décider « Je vais aller en prison », ou « Je vais m’exiler jusqu’à la fin de ma vie, je ne reverrai jamais mes parents et mes amis, mais je vais le faire parce que je me suis personnellement engagé à m’opposer à cette guerre brutale et meurtrière ».
Il se trouve que les mouvements de résistance reproduisaient les structures de la société extérieure, les hommes étaient donc ceux qui s’occupaient des tâches courageuses et importantes, et les femmes distribuaient les tracts, préparaient les réunions, etc. Et parmi les femmes impliquées dans ces mouvements de résistance, certaines ont progressivement pris conscience qu’elles étaient soumises à une autre forme d’oppression : « Nous sommes supposées lutter contre l’oppression mais, au sein de nos propres structures, nous construisons un système d’oppression. » Chez les jeunes résistants, ça a causé un bouleversement psychologique particulièrement significatif. Pour mener à bien leurs actions courageuses, ils voulaient sentir qu’ils s’appuyaient sur des bases morales stables, mais là ils ont dû reconnaître qu’eux-mêmes agissaient comme des oppresseurs alors qu’ils pensaient combattre l’oppression. C’était suffisamment dur à admettre, si bien que certains ont fini par se suicider.
Mais finalement la reproduction tacite de l’oppression a été dépassée, et on a reconnu que cette forme d’oppression devait effectivement être perçue comme telle pour qu’on puisse ensuite la vaincre. Et ça a conduit à une extension de la sphère morale. Ce genre de choses arrive tout le temps ; c’est comme ça que la sphère morale s’étend. Je pense que ça signifie que nous en apprenons plus sur notre propre nature morale, que nous apprenons des choses qui demeuraient cachées du fait des circonstances, des conditions historiques, etc. ; et, en même temps, que nous prenons conscience de ces choses, que nous les percevons, que nous pouvons mieux comprendre la nature de nos intuitions morales et nous comporter de manière plus civilisée.
Au sens large, je pense que c’est ce qui se produit au cours de l’histoire. La régression existe, bien sûr, mais je pense qu’il y a une tendance générale vers la reconnaissance du besoin de protéger et de sauvegarder la liberté et la justice, et de les étendre à des domaines jusqu’alors ignorés.
Daniel Mermet : Jacques Bouveresse, êtes-vous aussi confiant ?
Jacques Bouveresse : Peut-être pas tout à fait autant. De façon générale, je suis moins optimiste que Noam Chomsky, et je l’envie pour cela d’ailleurs. Dans la préface que je viens d’écrire pour son livre Raison et liberté [12], j’ai terminé en citant Georg Henrik von Wright, qui, dans une critique du « mythe du progrès », parle de ce qu’il appelle l’« optimisme de l’impuissance ». C’est, en gros, l’optimisme des gens qui pensent qu’il suffit de laisser les choses aller dans la direction générale dans laquelle elles vont, en prenant juste quelques mesures limitées. C’est, par exemple, le cas en matière de défense de l’environnement : je suis en général assez déçu, pour ne pas dire plus, par le caractère extraordinairement modeste des quelques mesurettes qu’on consent à prendre dans ce domaine, et encore avec d’énormes difficultés ; je pense qu’il faudrait réussir à faire nettement plus.
Je suis tout à fait choqué par cet optimisme de l’impuissance qui me semble avoir gagné une bonne partie du monde intellectuel lui-même, lequel, pour l’essentiel, s’accommode très bien du système néolibéral et du règne du marché, et se dit qu’avec quelques changements, plus symboliques que réels, et beaucoup de chance on va éviter le plus grave. J’ai donc énormément d’admiration pour l’optimisme de Chomsky, qui est au contraire, comme j’ai essayé de le dire, un optimisme de la volonté et de l’action.
Daniel Mermet : Il est proche de celui de Bourdieu.
Jacques Bouveresse : Tout à fait.
Daniel Mermet : J’entends Bourdieu, là : « Aie confiance ! Il suffit qu’on s’y mette ! »
Jacques Bouveresse : J’ai eu aussi des discussions là-dessus avec Bourdieu, et j’étais moins optimiste que lui. Beaucoup de gens contesteraient que l’humanité ait connu quelque chose qui mérite d’être appelé un progrès moral. On peut être à peu près d’accord sur le fait qu’il a existé quelque chose qui mérite d’être appelé le progrès scientifique et technique ; mais, dans tous les autres domaines, c’est beaucoup moins clair : il ne semble pas pouvoir être question d’un progrès réel dans les arts ou la littérature ; et on pourrait débattre longuement sur la question du progrès moral. Pour ce qui me concerne, il me semble difficile de contester qu’il y ait eu, comme vient de le dire Chomsky, une évolution qui correspond à ce qu’on peut appeler une extension de la sphère morale. Toutefois, il est difficile de déterminer dans quelle mesure il s’agit d’un progrès qui est réellement moral.
Freud dit, dans la correspondance qu’il a eue avec Einstein sur ce sujet, que, si nous acceptons de moins en moins l’idée de la guerre (ce qui malheureusement n’empêche pas encore les guerres, et même des guerres particulièrement atroces, d’avoir lieu malgré tout), c’est pour des raisons qui sont plus organiques et « esthétiques » que réellement morales : « Ce n’est pas seulement une répugnance intellectuelle et affective, mais bien, chez nous, pacifistes, une intolérance constitutionnelle, une idiosyncrasie en quelque sorte grossie à l’extrême. Et il semble bien que les dégradations esthétiques que comporte la guerre ne comptent pas pour beaucoup moins, dans notre indignation, que les atrocités qu’elle suscite. [13] »
Cela étant, quelle que puisse être l’origine exacte de notre répugnance, il est incontestable qu’il y a un nombre de plus en plus grand de choses inacceptables qui ont semblé pendant longtemps parfaitement naturelles et qui ne sont plus acceptées. Les raisons pour lesquelles l’idée de la peine de mort, par exemple, est de moins en moins supportée et la peine de mort abolie dans un nombre de plus en plus grand de pays ne tiennent peut-être pas particulièrement à une évolution de la sensibilité proprement morale. Mais le changement d’attitude qui s’est produit sur ce point n’en correspond pas moins à ce que l’on peut considérer objectivement comme une extension de la sphère morale.
Le fait que nous condamnions la guerre ou la peine capitale parce que notre constitution psychique, et peut-être également organique, a évolué d’une manière telle que nous ne pouvons réellement pas faire autrement n’empêche pas forcément de parler d’un progrès moral. Le concept de progrès moral pose, comme beaucoup d’autres, des problèmes philosophiques très difficiles ; mais je ne crois pas qu’on soit tenu d’attendre qu’un concept cesse de poser des problèmes philosophiques de quelque nature que ce soit pour pouvoir continuer à l’utiliser. Soit dit en passant, cela vaut également pour le concept de « vérité » : on n’en a pas, à ma connaissance, de définition philosophique réellement satisfaisante, mais cela ne signifie nullement que le concept n’est pas utilisable, et cela n’implique même pas qu’il nous pose des problèmes réellement préoccupants dans l’usage ordinaire.
Mais la question vraiment importante, à mes yeux, est la suivante : si on accepte de parler de progrès moral au sens indiqué, dans quelle mesure provient-il des événements et de l’Histoire, des expériences par lesquelles passe l’humanité, et dans quelle mesure a-t-il sa source dans quelque chose que l’on pourrait appeler la réflexion morale, la science morale et la philosophie morale ? C’est-à-dire, s’il y a un progrès moral, dans quelle mesure ce progrès dépend-il de ce qui nous arrive et dans quelle mesure d’une connaissance de plus en plus approfondie et étendue de notre nature morale, et en particulier – vous avez, Noam Chomsky, beaucoup insisté sur ce point – de ses composantes innées ? Les deux choses jouent manifestement un rôle. Quelle place accordez-vous exactement au progrès que nous sommes susceptibles de réaliser grâce à une meilleure connaissance de notre nature morale ? Faut-il dire que nous prenons conscience de façon plus approfondie et plus exacte de quelque chose qui était déjà là au départ, à savoir notre nature morale réelle, à la faveur des événements, en particulier des événements historiques ?
Noam Chomsky : J’aimerais juste ajouter, avec ma naïveté et mon désir de simplicité, que ces questions sont bien réelles et cruciales, et qu’elles se posent tout le temps. Ainsi, par exemple, en Europe et aux États-Unis, on se préoccupe de plus en plus de la menace que représentent les étrangers, que nous appelons immigrés clandestins, et qui viennent pour voler notre culture, notre société, nos vies. Qui sont ces personnes affreuses qui nous font ça, à nous ? Ce sont des gens que nous avons écrasés.
Ma fille, par exemple, travaille avec des clandestins mayas venant des régions montagneuses du Guatemala, et qui ont été victimes d’un véritable génocide dans les années 1980. J’imagine qu’en France vous avez le droit de nier ce génocide, puisque c’est nous qui l’avons commis, et que le principe concernant la négation des génocides est le suivant : vous pouvez nier ceux que nous avons commis mais pas ceux qui ont été commis par d’autres. Ces Mayas sont bien les victimes d’un génocide.
Et quand, pour essayer de survivre, ils viennent dans le pays qui a soutenu et perpétré le génocide, on les qualifie de « clandestins », de non-personnes. De fait, si on regarde la loi américaine, ils sont littéralement qualifiés de « non-personnes » : cela découle d’un amendement à la Constitution, le quatorzième, qui avait pour but l’élimination de l’esclavage ; il stipule que « personne ne pourra être privé de ses droits sans procédure légale régulière ».
Par conséquent les tribunaux ont dû redéfinir la notion de personne, de sorte qu’elle ne désigne plus une créature de chair et de sang mais un citoyen américain. C’est maintenant entré dans la loi américaine : ces gens ne sont pas des êtres humains. Dans le même temps, les tribunaux ont décidé que les entreprises, qui sont des entités légales fictives, créées par le pouvoir étatique, sont des personnes. En fait, ce sont des personnes bénéficiant de plus de droits que les créatures de chair et de sang.
Voilà les conditions réelles de la culture intellectuelle américaine ; elles sont si scandaleusement immorales que, si on les révèle au grand jour, les gens en sont profondément indignés. C’est pourquoi la société a besoin d’une classe de gens qu’on appelle « intellectuels », pour qu’ils veillent à nous débarrasser de tout ça.
On retrouve exactement le même phénomène en France, de manière dramatique. Après tout, des gens partent d’Afrique et des colonies pour aller en France, mais pas de France pour aller aux colonies – ou alors seulement pour les vacances. Les raisons paraissent assez évidentes si on jette un coup d’œil à l’Histoire. Il y a quelques mois, un tremblement de terre dévastateur a ravagé Haïti et tué plusieurs centaines de milliers de personnes. On trouve les origines de cette catastrophe dans l’Histoire française. Haïti était la colonie la plus riche au monde, la source d’une bonne partie de la richesse française. Sans entrer dans les détails, la France a réussi, avec l’aide des États-Unis, à faire de la société haïtienne une société où la moindre tempête se transforme en catastrophe. Si une tempête traverse les Caraïbes et frappe Cuba, deux personnes tout au plus mourront. La même tempête traverse Haïti et des milliers de personnes meurent. La France et les États-Unis ont une grande part de responsabilité là-dedans. Il y a quelques années, le président haïtien s’est poliment rapproché de Paris et a demandé des compensations à l’énorme dette qu’Haïti a dû payer autrefois pour avoir commis le crime de s’être libéré de la France. Une commission gouvernementale dirigée par Régis Debray a conclu que cette demande n’était pas recevable. Je pense que ça se situe exactement au même niveau moral que de dire des victimes d’un génocide qu’elles ne sont pas des personnes.
On peut facilement trouver d’autres exemples, qui sont très concrets, très réels. Ce sont là des questions de justice élémentaire, de morale élémentaire, qui comptent au nombre de celles que nous devrions nous poser. On voit bien qu’il n’est pas difficile de trouver des défis moraux qui devraient réveiller nos consciences et nous conduire à réfléchir plus sérieusement à la nature de nos intuitions morales, au genre de créatures que nous sommes, à la nature de nos croyances. Convoquons-les, ne les dissimulons pas ; et faisons face aux défis avec honnêteté. Je pense que c’est la voie vers un plus haut degré de civilisation.
Savoir et pouvoir
Daniel Mermet : Quand Noam Chomsky est aux États-Unis, il fait la critique de la politique extérieure des États-Unis, mais quand il est en France, il fait la critique de la politique extérieure de la France. Il suffit de le déplacer et il fait la critique de la politique extérieure de chaque pays dans le monde [rires].
Jacques Bouveresse : En ce qui concerne la France et Haïti, ce n’est pas moi qui lui donnerai tort. Simplement, en l’écoutant et en réfléchissant aux exemples qu’il cite, je suis tenté de dire qu’il n’y a pas seulement un phénomène d’extension progressive de la sphère morale, mais il y a aussi des phénomènes de rétrécissement caractéristiques, et le problème est évidemment d’arriver à susciter les réactions morales qui sont indispensables pour provoquer le genre de condamnations morales que les discours et les façons de faire auxquels je pense devraient normalement susciter et ne suscitent pas nécessairement.
N’y a-t-il pas, par exemple, un phénomène de rétrécissement de la sphère morale et des réactions morales élémentaires qui est produit par le fonctionnement de l’économie et le règne universel de la loi du marché ? Comment peut-on accepter le rôle d’affameurs que jouent une bonne partie des grandes firmes agroalimentaires ? Comment accepter le comportement des grands laboratoires pharmaceutiques qui rend impossible pour une bonne partie des malades du sida dans le monde de se soigner correctement ? Comme le dit l’Évangile, il est peu probable qu’on puisse servir réellement Dieu et l’argent, et même simplement l’argent et la morale, mais tout le monde fait semblant de croire plus ou moins qu’on le peut, ce qui signifie qu’il y a au moins une forme d’immoralité qui ne diminue sûrement pas, à savoir l’hypocrisie morale.
Vendredi, dans la discussion qui a suivi son exposé au Collège de France, Noam Chomsky a parlé de la politique en disant que c’était « l’ombre jetée sur la société par la haute finance [the shadow cast on society by high finance] ». Dieu sait si nous sommes confrontés à ce problème, qui est dramatique. La plupart des gens se rendent compte que ce n’est pas tolérable. Mais que font les gouvernements que nous avons élus ? Parce que, malheureusement, dans les démocraties où nous vivons, c’est nous qui choisissons les dirigeants politiques, au moins jusqu’à un certain point
Quand le désastre a commencé, notre président de la République a constaté solennellement : « Il faut se rendre compte que l’idée de la toute-puissance du marché était une erreur. » Beaucoup de gens savaient évidemment cela depuis longtemps et l’avaient dit clairement, mais lui et les membres de son gouvernement les considéraient comme des arriérés – c’étaient probablement pour eux des gauchistes infantiles ou des marxistes attardés et sectaires. On a parlé à ce moment-là d’une moralisation de la sphère financière et du capitalisme en général. J’aimerais demander à Chomsky ce qu’il pense de cette façon qu’on a aujourd’hui de mettre (ou de faire semblant de mettre) de l’éthique partout, y compris dans les domaines qui sont à première vue les plus étrangers à l’éthique. Il y a aujourd’hui des placements financiers éthiques, des produits alimentaires et industriels éthiques, etc. Mais quand on parle de moraliser une chose comme la haute finance, il faut comprendre surtout que les contrevenants et les délinquants qui y sévissent auront droit simplement à des sermons moraux, peut-être un peu plus vigoureux que d’ordinaire, et que le prix de leurs forfaits sera payé, comme d’habitude, par les plus défavorisés et les plus pauvres. Le fait d’être grugé et exploité n’était déjà pas très agréable ; mais qu’en plus de cela on se croie autorisé à nous parler de morale, je trouve que cela rend la chose encore plus intolérable.
Noam Chomsky : J’aimerais que l’éthique soit effectivement considérée comme une valeur importante dans la finance et dans d’autres transactions économiques, mais ce n’est pas le cas. Et cela par principe. Dans un système de marché, les acteurs sont censés ignorer les conséquences éthiques. Si, par exemple, vous et moi entamons une transaction sur un marché, mettons que je vous vende quelque chose, nous ne sommes pas censés prendre en compte l’impact sur les autres. Prendre en compte les effets de nos actions sur les autres, c’est de l’éthique élémentaire. Mais dans un système de marché, on vous demande d’être un monstre immoral. C’est la définition même d’un système de marché. Et elle a de graves conséquences.
Prenons le cas le plus extrême : dans les systèmes de marché contemporains, ceux qui prennent les décisions – disons British Petroleum, pour prendre un exemple récent, ou n’importe quelle grosse compagnie – doivent ignorer les effets de leurs actions, sauf pour maximiser les profits. Ils sont censés ignorer ce que les économistes appellent des « externalités » : les choses qui n’entrent pas dans la recherche du profit. Il se trouve que, dans le monde actuel, une des externalités qu’ils doivent ignorer est la survie de notre espèce. Et ce n’est pas une considération abstraite, c’est un problème auquel notre génération, ou la suivante, devra faire face. Et tant que nous acceptons les compromis institutionnels qui nous demandent d’être des monstres immoraux, il est presque sûr que nous détruirons notre espèce. Je ne suis donc pas en train de parler de problèmes mineurs.
Tout ça nous mène à un chapitre intéressant de l’histoire intellectuelle. Le bon sens le plus élémentaire veut que nous prenions en compte les effets de nos actions sur les autres. L’une des tâches des classes intellectuelles est donc d’essayer de changer ça, afin que nous cessions de percevoir et de comprendre ce que le bon sens le plus élémentaire nous dit. En fait, il y a un courant important de la pensée moderne qui essaie de convaincre les gens qu’il est immoral de se préoccuper des autres. On est censé prendre en compte son seul gain personnel ; et faire attention à ce qui compte pour les autres est immoral. Il n’est pas surprenant que cette tendance cherche à se donner une caution prétendument scientifique.
Une partie de ce qu’on appelle la psychologie évolutionniste essaie de montrer que les processus de l’évolution ont pour conséquence qu’on ne se soucie que de soi, à la rigueur de ses enfants (parce qu’ils ont les mêmes gènes), voire de ses neveux (parce que certains gènes sont les mêmes), mais pas des autres, et que c’est là une conséquence de l’évolution. Il vaut la peine de faire observer que la psychologie évolutionniste est née, en réalité, en faisant la critique du darwinisme social. Son premier ouvrage majeur était L’Entraide : un facteur de l’évolution de Kropotkine. On ne saurait prétendre que la version contemporaine de la psychologie évolutionniste ait des bases scientifiques plus solides que la tentative de Kropotkine pour montrer que l’entraide est un facteur de l’évolution, ce qui signifierait que l’empathie et la solidarité sont des émotions humaines fondamentales – ce qui était effectivement la position défendue par les fondateurs du libéralisme classique, tels qu’Adam Smith ou David Hume. Mais étant donné que ces idées ne conviennent pas pour renforcer les centres de pouvoir et de privilèges contemporains, elles sont marginalisées.
Ce sont des problèmes sur lesquels on devrait attirer l’attention des gens, et, lorsque ce sera le cas, ces problèmes seront considérés comme ce que vous appelez des truismes. Ça signifie que les idées de base sont tellement évidentes qu’une fois révélées au grand jour, les gens les comprendront ; de la même manière qu’une fois l’oppression des femmes révélée au grand jour, les gens ont pu en prendre conscience, et la vaincre. C’est pourquoi je pense que nous devons en permanence essayer de faire la lumière sur l’obscurité entretenue par les classes intellectuelles quand elles s’occupent de protéger les privilèges et de soutenir le pouvoir. Et lorsqu’on le fait on s’aperçoit effectivement que des idées très simples et limpides peuvent nous rapprocher sensiblement d’une société plus juste, digne et libre. Et en ce moment, ce travail est tellement nécessaire que le sort de notre espèce en dépend, littéralement.
Daniel Mermet : J’aurais bien aimé que nous parlions des relations entre le pouvoir et le savoir, mais nous n’en aurons pas vraiment le temps. Nous avons fait un film sur Noam Chomsky [14], et les spectateurs nous demandent toujours : « Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur lui ? » ; et nous répondons : « Parce que Chomsky met son savoir non pas au service du pouvoir, comme la plupart des intellectuels, mais au service du contre-pouvoir. » Il y a un pouvoir du savoir, mais très souvent ce savoir est mis au service du pouvoir, et très rarement finalement au service du contre-pouvoir. En France, il y a eu Sartre, on peut citer Bourdieu, on peut remonter à Nizan, etc., mais ce sont des exceptions. Pourquoi est-ce si rare ?
Jacques Bouveresse : Probablement parce qu’il est beaucoup plus naturel, sinon de se mettre explicitement au service du pouvoir, du moins d’aller dans le sens qui convient à celui-ci. Je suis effectivement frappé par le peu de résistance que suscitent, dans le contexte actuel, les projets et les entreprises du pouvoir. J’ai l’impression tous les jours qu’on devrait être dans un état de révolte constant.
Nous avons eu, dans les années 1960-1970, une intelligentsia de gauche qui était extrêmement contestataire ; à cette époque-là, pour être un intellectuel digne de ce nom, il fallait être de gauche. Puis tout d’un coup les choses ont changé complètement. Il y a eu un phénomène de ralliement très perceptible, et même assez spectaculaire, de l’intelligentsia, autrefois contestataire, au pouvoir. À moins que ce ne soit sa tendance naturelle, je ne sais pas. Kraus disait que l’état naturel de la presse, c’est la prostitution. C’est excessif ; mais je dois avouer qu’il m’arrive de me demander si l’état naturel du monde intellectuel n’est pas quelque chose que je ne décrirais certes pas exactement dans ces termes mais probablement pas dans des termes beaucoup plus aimables.
Par conséquent, l’existence de quelqu’un comme Chomsky est une chose qu’on remarque forcément comme une sorte d’anomalie dans la situation actuelle, surtout en France. Orwell a dit qu’il était réconfortant qu’il existe quelqu’un comme Bertrand Russell. Je peux dire, pour ma part, que je trouve réconfortant aujourd’hui, à la place infiniment plus modeste que j’occupe, qu’il existe quelqu’un comme Chomsky.
Noam Chomsky : Je suis bien sûr heureux d’être associé à ces valeurs et ces idées, mais en même temps un peu embarrassé. Car je suis convaincu que, lorsque les nuages auront disparu et que le soleil brillera, ces choses deviendront évidentes pour tout le monde. Il y a une belle expression qu’on utilise parfois, « l’ignorance volontaire ». Une fois qu’on s’est décidé à faire l’effort de sortir de cette ignorance volontaire, je pense que beaucoup de choses deviennent plus claires. Mais il est difficile de franchir le pas. Pendant plus de deux mille ans, dans les domaines de la science les plus simples, les scientifiques ont été disposés à accepter l’explication selon laquelle, si la pomme tombe (quand elle se détache d’un arbre) et si la fumée s’élève, c’est parce qu’elles rejoignent toutes deux leur lieu naturel. Au bout de deux mille ans – ce qui n’est pas rien –, Galilée et d’autres ont décidé de relever le défi de savoir pourquoi ces choses arrivent ; c’est alors que la science moderne a pris son essor.
Je pense que le même genre d’« ignorance volontaire » nous empêche de nous confronter à des faits assez évidents concernant les rapports sociaux et humains, et que, si nous arrivons à sortir de ces ténèbres et regardons les choses honnêtement et simplement, nous atteindrons rapidement des conclusions convenables sur le genre de choses dont nous avons parlé. Pour se demander « Pourquoi cela se passe-t-il ainsi ? », Galilée n’a pas eu besoin d’une éducation spéciale ou d’un génie particulier. Il lui a juste fallu être intellectuellement honnête. Et c’est une qualité dont tout le monde dispose. Ça signifie qu’on veut se libérer des doctrines conventionnelles imposées de l’extérieur et qu’on se demande : « Pourquoi devrais-je les accepter ? » Et je pense que, dès qu’on se demande « Pourquoi devrais-je accepter ces doctrines ? » – qu’il s’agisse des immigrés clandestins, de la destruction de l’environnement, du droit des femmes ou de n’importe quoi d’autre –, les réponses viennent assez rapidement. La leçon est donc la suivante : il faut vouloir accepter le défi de l’intégrité morale et intellectuelle. Et si c’est un truisme, ça ne me dérange pas.
Paru dans le numéro 44 de la revue Agone, « Rationalité, vérité et démocratie », p. 122-148.