Hommage unanime à l’académicien Jean d’Ormesson qui vient de s’éteindre à l’âge de 92 ans. Des flots d’éloges, des superlatifs en boucle, des bons mots d’anthologie, la fabrique des médias perd son meilleur « bon client », pas la moindre petite ombre au tableau.
En voici une pourtant, une ombre en forme de casserole, un peu encombrante pour l’emporter au paradis.
En mai 1994, dans notre émission sur France Inter, nous avons diffusé une série de reportages sur le génocide du Rwanda, notamment dans le charnier de Nyarubuyé que nous avions découvert et où, parmi des centaines de cadavres, nous avions trouvé une fillette de 13 ans qui avait survécu parmi les cadavres, Valentine Iribagiza. Inutile de dire le choc profond que furent pour nous et pour les auditeurs ces scènes inimaginables du génocide des Tutsis du Rwanda, où nous sommes revenus plusieurs fois.
Quelques semaines plus tard, début juillet, une fois les massacres achevés, Jean d’Ormesson se rendait au Rwanda pour le compte du Figaro, assisté d’une escorte militaire française. Le nombre de victimes en cent jours de tuerie était alors estimé à environ 800 000. La qualification de « génocide » était unanimement reconnue.
À 69 ans, Jean d’Ormesson découvrait le Rwanda. Il en a rapporté trois articles publiés les 19, 20 et 21 juillet 1994 dans Le Figaro. Jean d’Ormesson de l’Académie française n’épargne pas ses lecteurs de toutes les inepties sur les Rwandais et sur le Rwanda que vraisemblablement le service d’informations et de relations publiques des armées françaises (SIRPA) lui a gentiment fournies, selon la militante rwandaise Kagatama sur son blog [1]. Il reprend tous les clichés racistes imposés par les colonisateurs :
« Les Tutsis parlent anglais et swahili. Les Tutsis seraient grands, élégants, rapides, organisés. Les Hutus seraient petits et moins bien physiquement. Il n’est pas impossible que les Tutsis aient des origines nilotiques. Ils rappellent à certains égards le type égyptien. On a pu dire que les Tutsis jouaient le rôle des Israéliens et les Hutus, celui des Palestiniens. On a même avancé, avec un peu trop de subtilité, que les Hutus ne veulent pas tuer – mais qu’ils tuent ; et que les Tutsis veulent tuer – mais qu’ils se contrôlent. »
(…)
« Un pas de plus et on passe à la conviction que le FPR, mélange de fascisme, de marxisme et de Khmers rouges, est tout simplement l’ennemi. »
(…)
« S’il faut tirer une leçon du Rwanda, c’est que les hommes sont tous coupables et qu’ils sont tous innocents. »
(…)
« Sortez vos mouchoirs : il va y avoir des larmes. Âmes sensibles s’abstenir : le sang va couler à flot sous les coups de machette. »
(…)
« Partout, dans les villes, dans les villages, dans les collines, dans la forêt et dans les vallées, le long des rives ravissantes du lac Kivu, le sang a coulé à flots – et coule sans doute encore. Ce sont des massacres grandioses dans des paysages sublimes. »
Voici la suite que j’ai donnée à cet article dans notre émission du 19 septembre 1994. La diffusion fut suivie de quelques remous du côté de la direction de France Inter qui avait été saisie par le secrétariat de l’Académie francaise. Mais le roublard d’Ormesson n’alla pas plus loin. L’encre sèche vite et l’oubli fait son œuvre.
Oui, mais pas toujours.
TOUS COUPABLES, TOUS DIFFÉRENTS
La leçon de cette tragédie, c’est que « les hommes sont tous coupables » et « tous innocents ». Voilà la leçon que M. Jean d’Ormesson, de l’Académie française, envoyé spécial au Rwanda pour le journal Le Figaro, le 21 juillet 1994, tirait. Et M. Jean d’Ormesson a raison. Tous innocents. Tous coupables. Vous prenez un type comme Hitler. On a dit qu’il était coupable. Certes. Mais, en même temps, au fond, Hitler était innocent. Prenons les Arméniens, les juifs, les Tsiganes, les Khmers, les Kurdes et les Tutsis. Ils sont innocents, certes, mais, en même temps, ils sont coupables.
Le 21 juillet 1994, lorsque Le Figaro publie le papier de Jean d’Ormesson, la tragédie rwandaise était identifiée. Il ne s’agissait pas seulement d’une tragédie comme une autre, il s’agissait d’un génocide. En France, c’est Mme Lucette Michaux-Chevry qui, la première, a employé ce terme ensuite repris par le ministre des Affaires étrangères d’alors, M. Alain Juppé.
M. d’Ormesson, grande lumière de notre Hexagone, homme informé, académicien, envoyé spécial d’un quotidien prestigieux, ne pouvait pas ignorer qu’il était en présence d’un génocide.
Aujourd’hui, quatre-vingts années après le génocide des Arméniens, M. d’Ormesson pourrait-il se présenter devant les Arméniens et leur dire : « la leçon de votre tragédie, c’est que les hommes sont tous coupables et sont tous innocents » ? Pourrait-il prononcer les mêmes mots face aux juifs, aux victimes des Khmers rouges… ? Mais laissons d’Ormesson, car enfin il n’est pas en face de moi pour répondre, et puis c’est un homme charmant, et je dois dire que j’apprécie le soin qu’il apporte au choix de ses cravates…
Mais, inconsciemment, sans aucun doute, il dit notre regard sur le génocide du Rwanda. Sous un prodigieux édredon de cynisme, de lâcheté et d’ignorance, nous avons procédé à une perte de conscience. Plus de frontières. Et si c’était ça le naufrage, l’idée même de sans frontières ? Plus de limites, plus de morale, plus de tabous. À quoi bon la justice ? Pourquoi ce commandement : « tu ne tueras pas » ? S’il a fallu un commandement, c’est que ça n’allait pas de soi. Le plus grand geste civilisationnel a été d’établir ce partage des eaux entre nos instincts de mort et nos instincts de vie. Ils sont très proches. Ils voisinent là-derrière, dans notre vieux cerveau, là où, très précisément, tapaient les machettes.
Le rempart n’est pas épais entre les deux. Les plombs peuvent péter à tout moment. L’histoire des hommes, c’est cette digue. Digue chaque jour à construire, chaque jour menacée. Tous, nous travaillons sur cette frontière sans toujours le savoir. Pas seulement les philosophes, les politiques, les religieux, les journalistes, les artistes, les géomètres et les poètes. Pas seulement Sonny Rollins et Gilles Deleuze, mais aussi la maman qui dit à son petit : « on ne tape pas sur son frère », « va faire dans ton pot », « ne fais pas ci, ne fais pas ça ». C’est aussi chaque jour, chaque soir, la mémoire ordinaire. C’est mon frère qui nous raconte les camps pendant que ma mère fait la vaisselle.
La leçon de la tragédie du Rwanda, c’est qu’il y a des coupables et qu’il y a des innocents. Le seul espoir, c’est que les coupables soient jugés.
Il n’y a pas d’oubli, pas de deuil, pas de pardon sans justice. Depuis trente-cinq ans, depuis le début du cycle des massacres au Rwanda et au Burundi, les tueurs sont impunis. Pas de châtiment. C’est notre devoir à tous de tout faire pour que la justice soit faite, même si notre pays est impliqué. Blaise Pascal disait en substance : les hommes veulent la justice mais ils ne savent pas laquelle. Trouver une justice est un défi énorme. Mais c’est la seule façon d’empêcher que la lumière ne s’éteigne tout à fait.
La leçon de la tragédie du Rwanda, c’est qu’il n’y a pas que le racisme des skinheads sans conscience. Il y a aussi celui, plus pervers, plus mondain, plus refoulé, plus inconscient, d’hommes dont j’apprécie le soin qu’ils apportent à choisir leurs cravates.