Des dizaines grimpés sur la statue du lion de Denfert, sans cri, sans geste, et toute une foule, toute une lente marée qui empêche le corbillard d’avancer, écrasé sous les fleurs. C’était comme une immense manif mais silencieuse, au ralenti, la dernière manif d’une génération, le plus grand enterrement depuis celui de Victor Hugo, disait-on. Pas d’officiels bien sûr, pas de people, ou alors les people c’était nous, combien ? 30 000, 50 000 ? Pas de service d’ordre, non plus, c’est Jean-Paul Sartre qu’on enterre, cet ordre-là n’est pas le sien, ni le nôtre. Quant aux honneurs, le sien fut de les refuser tous. Oui, c’est toute une génération qu’on enterre ce jour là avec Sartre.
On est en 1980, le 19 avril. Un an plus tard la gauche arrive au pouvoir en France, mais déjà le néo-libéralisme triomphe avec Thatcher et Reagan. Le néo-libéralisme, le conservatisme, la fin des grands horizons, le grand bond en arrière arrivent quand Sartre s’en va. Trois ans plus tard, la gauche en France retournera sa veste et trahira l’espérance populaire. À Jean-Paul Sartre, succéderont les nouveaux philosophes qui allaient le ridiculiser en le caricaturant à jamais juché sur un tonneau alors qu’il s’adressait en mai 1968 aux ouvriers de Renault à Billancourt. Or c’est à moi qu’il s’adressait, à mon frangin tourneur-fraiseur, à ma jeunesse, à mon quartier de « gens de peu », ceux de la banlieue rouge où j’ai grandi, à nous qu’il donnait une conscience de classe, de refus et de révolte.
Une lourde porte se refermait. À Sartre, De Gaulle et Picasso allaient succéder BHL, Sarkozy et les sacs Vuitton. Et, hélas aussi, le journal Libération.
Ah, BHL, avec son bouquin sur Sartre, sur le ton « Tout à fait un type dans mon genre, ce Jean-Paul Sartre ! ». Je vais te dire, pompeux cornichon, ce que nous avions en commun Sartre et moi, c’est la haine du bourgeois. La différence c’est que lui savait de quoi il parlait, puisqu’il était issu de ce monde-là, et qu’il cohabitait avec le bourgeois qui était en lui, alors que moi, c’était par ouï-dire.
Je vais te dire, puisque l’heure avance, je me suis toujours méfié de ces gens-là que je suis obligé de côtoyer depuis si longtemps. La dissidence, la contestation, la révolution, les bourgeois adorent, ils frissonnent. Le bourgeois de gauche idéalise l’ouvrier, ce prolo si brave, si pittoresque, si « vrai ». Il le flatte, il l’imite, il se pare de ses vertus, " Haut en couleur et bien dans son jus" . Il en fut ainsi tant que ces bourgeois ont eu besoin de la force ouvrière, tant qu’ils ont eu peur de cette force, mais un jour basta l’accordéon, ils l’ont lâché dès qu’ils ont pu, dès que leur grand plan de délocalisation et de désindustrialisation leur a permis de se débarrasser de ce beauf alcoolique stupide et raciste.
Sauf que là, Sartre est toujours debout sur son tonneau ridicule, pas glamour du tout avec son œil en biais et sa voix de fumeur. Mais debout. Et parlant. Et excessif. Toujours excessif. Fonçant dans le mur, puis dans un autre, puis dans un autre. À la recherche de la porte. Comme moi, comme j’ai toujours fait, comme nous sommes des millions et des millions à l’avoir fait et à le faire.
Ce que ces bourgeois firent avec le prolétaire, ils l’ont fait avec le nègre, avec la femme voilée, avec l’enfant biafrais, ils l’ont fait avec l’Afghan, le Bosniaque ou la Somalienne, et ils continuent ainsi à entasser des corps dont ils usurpent la souffrance comme autant de marches de leurs glorieux escaliers vers les plateaux de télé et les câlins de leurs maîtres.
Une chose encore. Dire Sartre, c’est aussitôt entendre la phrase fameuse : « je préfère avoir tort avec Sartre que raison avec Raymond Aron ». Si le peu joyeux Raymond Aron fut bien cet atlantiste chantre du néolibéralisme dont nous mesurons aujourd’hui les irréparables dégâts sur notre terre patrie et sur ceux qui s’y accrochent, alors oui, nous avions raison de nous tromper avec Sartre.
C’est vrai que nous avons beaucoup plus parlé de Sartre que nous ne l’avons lu, comme on fait aujourd’hui de Bourdieu ou de Chomsky ou de Simone de Beauvoir. Avec ou sans tonneau. Mais debout. Et aujourd’hui, aujourd’hui même avec le violent projecteur que cette pandémie braque sur vos gueules, chers cornichons, on est en train de comprendre qu’on n’a plus besoin de vous demander les clés pour enfoncer cette porte.
Tout ça pour un texte que j’avais perdu et que l’excellente revue Ballast a retrouvé dans une ancienne revue devenue mythique « Oblique » créée par le génial et regretté Roger Borderie. En 1980, j’étais depuis peu à France Inter dans la belle équipe de l’Oreille en Coin. Le matin avant mon émission, les patrons, Pierre Codou et Jean Garretto, m’ont appelé pour me demander de faire « quelque chose de spécial sur la mort de Sartre ». Il n’y avait que ces deux fous de radio pour avoir une idée pareille. C’est le texte d’introduction de cette émission qui a été publié ensuite dans Oblique. C’était il y a quarante ans. Hier donc.
Sartre est mort
Il y a du soleil plein le jardin. Le chat dort sur une chaise blanche. Ce matin, les tulipes sont enfin ouvertes, j’ai eu raison d’arroser hier soir.
Il fait beau.
Un vent très léger fait bouger les journaux.
Jean-Paul Sartre est mort.
Les tulipes sont rouges, certaines sont ouvertes, d’autres pas encore. Ce matin, à six heures et demi à la gare de Mantes, j’ai acheté tous les journaux. Il y avait foule autour du kiosque, tous les gens d’ici vont travailler à Paris.
Je n’ai pas envie de travailler aujourd’hui.
Je sais, c’est dérisoire, un animateur de radio qui raconte ses états d’âme, c’est comme un clown qui entre à Notre-Dame, mais il y a des jours où on a plus envie de jouer, mettre son faux-nez, jouer de la trompinette. Il y a des jours où on voudrait tout simplement trouver les mots, les mots les plus simples pour dire qu’on est tout simplement ému...
J’ai appris la nouvelle hier soir, mardi 15 avril. Vers minuit un ami m’a téléphoné. Sartre est mort. Et nous étions muets, nous qui étions sûrs de n’avoir aucun père, aucun repère.
J’ai téléphoné à d’autres amis et d’autres voix m’ont appelé dans la nuit. Et nous avons parlé longtemps, comme nous parlions autrefois, des heures devant un café, à St-Michel, à St-Germain-des-prés.
Nous qui n’osons plus, même en paroles, refaire le monde qui nous a refait.
Dans la nuit la voix des vieux amis me parvenait d’une ferme en Bretagne, d’une boîte en Provence, et tandis qu’on se parlait dans ce bistrot grand comme la France, à un moment j’imaginais dans la nuit nos lampes de chevet éclairant vaguement nos bibliothèques,
nos maigres signes intérieurs de richesse,
les vieux livres de poches trouées,
les Mains sales, la Nausée,
que nous lisions dans le métro
en tuant (du regard !)
les bourgeois dans le dos…
Et petit à petit ces voix qui se parlaient dans le noir
esquissaient vaguement la photo de la classe. La photo d’une classe.
La nôtre.
Une photo qui représente une banlieue idiote
entre l’usine à gaz et le Canal de l’Ourcq,
un lieu où il n’y a pas lieu d’espérer.
On devait avoir huit ans en 1950.
Dans le quartier il y avait des Italiens, des Arméniens, des Arabes, des Juifs, des Espagnols, des Portugais,
et des Français,
et tout autour la pluie, le crachin et l’étrange chaleur
de toute la petite sueur des pauvres
et on ne savait pas du tout ce qu’était un gigot
pas plus qu’un philosophe.
On se cachait derrière les platanes de la route nationale et on attendait que passent une belle bagnole, une grande traction noire, une américaine brillante et on leur lançait des pierres.
On savait même pas que ça s’appelait la haine, ce truc dur comme un caillou, que si tu te casses la gueule ça fait très mal aux genoux.
On avait juste appris la leçon « les pauvres sont des cons ».
Et on savait pas que quelque part, quelqu’un s’acharnait à comprendre, à expliquer les raisons de la colère, les raisons de se révolter.
Jean-Paul Sartre est mort.
Il nous ressemblait si peu ce vieux, cet enfant de bourgeois cultivé, cet intellectuel-né, nous qui apprenions à lire dans Le Parisien Libéré, nous qui n’avons jamais réussi à lire aucun de ses livres de philosophie, nous savons, que de tous les grands intellectuels qui se sont comme on disait naguère « engagés » auprès de la classe ouvrière, auprès des damnés de la terre,
Sartre a été le seul à n’avoir pas usurpé
jamais il ne s’est déguisé en nègre ou en ouvrier.
Il n’a pas trahi « ces gens-là »
dont je fus
dont je suis
et pour des milliers, pour des millions de gens aujourd’hui
l’émotion c’est
la mort d’un homme qui n’a pas trahi.
Avec son œil qui dit merde à l’autre
il a dit merde à la connerie
merde à toutes les oppressions, à toutes les pressions
même celles de ses amis
il nous a dit qu’il y a un autre monde mais qu’il est
dans celui-ci
et il nous a appris la contradiction, tout au long de sa vie
il s’est contredit
jusqu’au bout, celui que les vieux cons appellent le philosophe du désespoir a dit les raisons de l’espoir
aujourd’hui.
En 56 nous avions grandi.
Il fallait s’en sortir à tout prix (c’est si loin la banlieue, Paris).
S’en sortir, devenir n’importe quoi, chaudronnier, dessinateur, avoir une chemise en nylon.
Des types sur le marché vendaient L’Humanité.
La nuit ma mère faisait de la confection.
« C’est pas bien de se dire qu’on est des prolétaires. »
Mon vieux, avec un crayon bleu, entourait les petites annonces dans un journal où il était écrit : « Les chars soviétiques écrasent Budapest ».
Un samedi, par hasard je suis allé à la Bibliothèque municipale. La bibliothécaire était une vieille anarchiste. Elle disait : « Chers petits, vous n’êtes que des peigne-culs, il vous faut apprendre le langage de l’ennemi. » J’ai ramené des livres à la maison dans un sac à provision des fois qu’on trouve la solution dans ces mots écrits si petit entre deux morceaux de carton.
Les Chemins de la liberté c’était vachement coton.
On recopiait des passages sur des pages de cahier qu’on accrochait au mur, au-dessus du cosy-corner1 :
« J’étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. » Ça faisait de la peine à ma mère et c’était l’Algérie.
On torturait allègrement, on appelait ça des « événements ». Et tout devenait clair. On envoyait le contingent. Pendant quatre ans, Gérard, Maxime, Jean et mon frère on se disait on va y aller. On avait peur. On en a profité pour apprendre un gros mot : Déserteur.
Place de la République, en sortant de l’école, on balançait des boulons sur la gueule des flics. Jean-Pierre s’est fait ouvrir la tête. Le sang coulait sur son blouson, devant le magasin « À la toile d’avion ».
Nous avons eu 20 ans en 1962.
Nous avons vu les charognes de Charonne.
Et je me fous éperdument de parler comme un ancien combattant.
Nous avions simplement 20 ans
l’année de l’indépendance de l’Algérie
20 ans.
Bien plus tard j’ai lu Paul Nizan, Aden Arabie qui commence avec cette phrase :
« J’avais 20 ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »
Et il y a eu 68. Nous avions fini de grandir et nous nous sommes beaucoup aimés.
Je ne sais pas si vous vous rappelez on avait appelé ça le printemps.
Mes enfants jouaient dans l’herbe à côté du transistor.
Nous avons entendu la voix de Sartre sur un poste périphérique.
Il disait que sa génération avait fait faillite et il nous parlait d’un stupéfiant, d’un enfantin, d’un incroyable espoir.
Sur nos lignes de téléphone nous avons parlé toute la nuit.
Séparés par des milliers de kilomètres, nous avions envie de nous toucher, de nous serrer. Je sais, j’ai l’air de parler de nous, mais nous parlions de lui.
Vers six heures et demi ce matin je suis allé à la gare chercher les journaux. Sur la place du village devant chez moi, des types mal réveillés, des ouvriers, des immigrés attendaient l’autocar qui fait le ramassage pour les usines Renault à Flins. Ils n’étaient pas au courant.
J’ai lu les journaux, vous aussi. Des pages entières sur la mort de Sartre. Des journalistes font leur boulot, certains très bien. Il faut des événements comme ça pour que la France se rappelle Voltaire, Victor Hugo, la Révolution, la Commune et la Résistance.
Et il y a les autres, les asticots, les hyènes, « l’indécrottable cheptel des profiteurs d’abîme » dont parlait Antonin Artaud, les putains pas respectueuses qui écrivent toujours putain avec un P et trois petits points. Mais ceux-là, pas la peine de s’en rappeler, ils sont là tous les jours, vigilants, morts-vivants, les hardis militants de la médiocrité.
Mais trop tard, il y a les mots. Les mots imprimés.
Et nous sommes tous les auteurs, et nous sommes tous les héritiers.