On entend des choses surprenantes sur RMC. Un récit de femme martyrisée rempli d’horreurs, des journalistes qui répondent « bon courage »… Et si c’était une excellente analyse politique ? Pierre Souchon vous explique pourquoi.
« J’ai vécu avec un homme pendant dix ans. Pendant dix ans, j’ai subi ses coups, sans jamais oser parler. Je me suis séparée de lui… Et ça a été la descente aux enfers. Ça a été des coups, des viols… Un jour j’ai porté plainte, j’ai osé… Mais aucune affaire n’a eu de suite. J’ai même eu une officier de police judiciaire qui m’a dit lors d’une confrontation qu’il fallait que j’arrête de porter plainte tous les quatre matins, et ça devant lui. »
Sur RMC, jeudi 6 mai 2021, Émilie témoigne en direct dans Les Grandes gueules. Invités et journalistes de l’émission viennent de s’indigner longuement du féminicide de Mérignac (Gironde), survenu l’avant-veille : un homme a tiré sur son ex-femme au fusil de chasse avant de la brûler vive, en pleine rue et en plein jour.
Durant dix minutes de récit terrifiant, les violences de l’ex-compagnon d’Émilie n’ont d’égal que la passivité des services de police et de justice.
Dix minutes pendant lesquelles on attend une réponse de Gaspard Gantzer, ancien conseiller de François Hollande, présent sur le plateau.
Dix minutes pendant lesquelles on attend qu’Alain Marschall et Olivier Truchot crient au scandale, demandent une réaction du ministre de la Justice, interpellent Élisabeth Moreno ou Marlène Schiappa.
Dix minutes pendant lesquelles on souhaite que le reste des chroniqueurs présents proposent de l’aide, un soutien.
Tout le monde s’en fout.
Émilie poursuit d’une voix douce. Cet homme la menace toujours. Elle a peur.
Oliver Truchot : « merci pour ce témoignage, Émilie, et bon courage à vous. »
Bon courage…
Vous avez subi des coups, des violences, des viols, vous vous sentez menacée de mort, cela n’a jamais inquiété la police, ni la justice, vous racontez ça en direct sur une radio nationale ? « Bon courage… » Et pas sur n’importe quelle radio : les « grandes gueules » sont intraitables – taper comme des sourds sur les impôts, les cheminots, les « gilets jaunes », les islamo-gauchistes ou la CGT ne leur fait pas peur. Ce sont des justiciers, des durs de durs, des vrais de vrais, qui disent tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
Rendons-leur cet hommage. Pour une fois, ces porte-parole autoproclamés de la « majorité silencieuse » ont accompli leur mission avec brio : face aux violences faites aux femmes, face à leur calvaire, il n’y a rien à faire. Même quand on est ancien conseiller d’un président de la République. Face aux flics qui se lissent la moustache, aux gendarmes qui tancent, aux procureurs qui classent, aux coups qui pleuvent et aux viols qui s’enchaînent, il faut simplement souhaiter aux femmes « bon courage ».
Dans l’état actuel des services de police et de justice, dans l’état actuel du droit, c’est tout ce qui reste.
Et nous le savons, toutes et tous. Les Grandes gueules avec nous.
Ce qu’on aimerait, c’est que Macron et Marlène Schiappa aient la même franchise.
Qu’au lieu de nous gonfler du matin au soir avec des grands airs, des chevaux audacieusement montés contre les violences faites aux femmes pourfendant les cieux du virilisme, des déclarations martiales sur les « grandes causes nationales », les « plus jamais ça » et autres « évolutions législatives », on rêve qu’Émilie raconte son histoire à Marlène Schiappa, et que la ministre lui réponde : « bon courage… »
On se souvient que Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice, faisait doucement la leçon à l’actrice Adèle Haenel qui refusait de porter plainte pour attouchements et harcèlement sexuel : non, ce n’était pas bien de refuser de saisir la justice, toujours prompte à défendre la cause des femmes – elle le certifiait. Mauvaise élève, Haenel certifiait le contraire.
Émilie est une bonne élève, elle.
RMC m’a transmis ses coordonnées. Je l’ai contactée, on a discuté longuement : elle a fait confiance aux services publics de son pays.
Contre son ex-compagnon, elle a déposé plainte quatre fois depuis leur séparation, déposé autant de mains courantes pour violences physiques, violences psychologiques, dégradation de matériel, effraction, non-présentation d’enfants… Toutes ont été classées, par manque de preuves. Elle a même rencontré une association d’aide aux victimes, qui lui a permis de comprendre que les relations sexuelles qu’elle vivait très mal depuis longtemps n’étaient pas des rapports consentis, mais des viols. La même association l’a dissuadée de porter plainte, anticipant que ce serait classé…
« – Qu’est-ce que vous avez pensé de l’attitude des gens en plateau, qui ont seulement trouvé à vous souhaiter “bon courage” ?
– Ça ne m’a pas surprise, c’est ce que j’entends depuis des années. Tout le monde m’écoute, mais personne ne fait rien. C’est de la réaction non réactionnelle. »
Il faut dire qu’en réaction « non réactionnelle », Émilie s’y connaît :
« L’été 2017, il tente de fracasser ma porte en pleine nuit, il s’acharne. J’appelle la police, ils me répondent : “Écoutez Madame, ouvrez-lui et raisonnez-le. C’est le père de vos enfants, il ne va pas vous faire de mal.” Je rappelle quelques minutes plus tard. Comme ils entendaient les coups derrière moi, ils promettent de m’envoyer une patrouille… Qui n’est jamais venue. J’étais terrifiée. Il a fini par partir. Le lendemain, je vais au commissariat. “Comment pouvez-vous être sûre que c’était lui ?”, ils me demandent. Je réponds que je ne l’ai pas vu, c’est vrai, parce que la porte était fermée, mais qu’il est resté longtemps derrière et qu’il hurlait, c’était facile de le reconnaître… Ils n’ont pas voulu mettre son nom sur la plainte, car je ne l’avais pas identifié. J’ai dû porter plainte contre X. »
Rencontré peu après, un officier de police judiciaire délivre à Émilie une interprétation rigoureuse du droit en vigueur concernant les femmes : « tant que vous ne serez pas six pieds sous terre, rien ne sera fait, Madame. »
Six pieds sous terre, justement, Émilie, qui avait peur de mourir, y pensait et y pense.
Pour elle, et pour la nouvelle compagne du père de ses enfants, qui a fini par la contacter peu après sa rupture.
J’ai joint Marie, aussi, et on a discuté longuement.
Elle a subi trois fois des violences, lorsqu’ils étaient ensemble, dont une où l’homme tente de l’étrangler : « je me suis dit que j’allais mourir. » Après leur séparation, elle va porter plainte : « la gendarmerie n’a pas voulu la prendre, car il n’y avait pas de preuve, et que ça pourrait se retourner contre moi parce qu’on n’était plus ensemble, sans compter que ça serait classé sans suite. » Elle dépose donc une main courante, où elle signale qu’Émilie a également subi nombre de violences, mais leur auteur n’est pas inquiété. Marie l’assure : « comme jamais personne ne l’arrête, il se sent intouchable, au-dessus des lois. »
Désormais, les deux femmes sont très inquiètes concernant la compagne actuelle de l’homme.
Où s’arrête-t-on, lorsqu’on se sent « intouchable » ?
« Tant que vous ne serez pas six pieds sous terre, rien ne sera fait. » « Bon courage. » Les preuves, la nécessité du contradictoire : une foule de belles âmes politiques, juridiques ou constitutionnalistes défendent ces « principes de base de notre droit pénal », cet « équilibre garant de notre démocratie », etc. Les mêmes se réjouissent qu’on ne puisse pas mettre en prison quelqu’un sur simple dénonciation. Ce serait terrible, avertissent-elles, n’importe qui serait à la merci d’une calomnie, et nous vivrions dans une dictature. Le droit nous protège.
Certes.
Il a moins protégé les « gilets jaunes », par exemple.
Pour eux, le même ministère de la Justice, dont les fonctionnaires classent sans suite les violences conjugales à 80 %, avait édicté une circulaire quelques jours après leur première journée de mobilisation. Elle permettait aux forces de l’ordre d’interpeller des personnes sur une base préventive – avant que toute infraction ne soit commise. Arrêtés sur cette base, les centaines de « gilets jaunes » qui se sont retrouvés devant les tribunaux ont eu affaire à une sévérité inédite : une bonbonne de peinture dans une voiture ? Garde à vue, procès. Une caisse à outils dans le coffre ? Garde à vue, procès [1]…
Voilà le sens du contradictoire, le souci de la preuve et de l’équilibre, fondements de notre démocratie, qui animent le ministère de la Justice lorsqu’il est déterminé à mettre en place une politique de répression. Pour la guerre de classes, il sait faire. Il trouve immédiatement les instruments législatifs et juridiques. Il frappe.
Pour vous, Émilie, pour vous, Marie, pour toutes les Émilie et toutes les Marie, qu’est-ce-qui est mis en œuvre ?
Des grands airs et des mines déterminées.
Comme celle d’Éric Dupond-Moretti, le nouveau ministre de la Justice. Dès sa prise de fonction, il annonce que la lutte contre les violences faites aux femmes sera une de ses « priorités ». C’est un ténor du barreau, un dur des assises, un guerrier de terrain barbu aux convictions trempées qui ne s’en laisse pas conter : « je veux que les hommes suspectés de violences conjugales, s’ils ne sont pas déférés, soient convoqués par le procureur et reçoivent un avertissement judiciaire solennel. On m’a déjà dit que ça pourrait heurter la présomption d’innocence : j’ai montré les dents… Il ne s’agit pas d’une condamnation ; c’est le moyen de montrer à un homme que la justice est attentive et qu’elle ne laisse rien passer [2]. »
Soyez rassurées, Émilie, Marie : face aux hommes violents, le ministre « montre les dents ». C’est terrifiant, mais que voulez-vous : il est impitoyable. Et comme vous avez souvent pu le remarquer, il ne « laisse rien passer », notamment en transmettant ses intraitables instructions aux procureurs de la République, qui par conséquent montrent sévèrement les dents, sont très attentifs, et ne laissent strictement rien passer.
Ainsi de François Coudert, procureur de la République d’Alençon, sur le bureau duquel vos plaintes arrivent. Je l’ai contacté. M. Coudert dispose effectivement dans ses fichiers de quatre plaintes d’Émilie. Même s’il ignore le détail des procédures, il constate que toutes ont été classées car « les infractions étaient insuffisamment caractérisées ». C’est le côté « attentif » de MM. Dupond-Moretti et Coudert, qui fait observer : « tout ceci ne me semble pas relever d’une actualité intense, si vous voyez ce que je veux dire. » Comme on ne voyait pas tellement, M. Coudert, à la suite de M. Dupond-Moretti, a montré les dents : « j’ignore de quoi il s’agit précisément dans ces quatre affaires. Mais en général, dans les mésententes suivant une séparation, il y a souvent des disputes autour du partage des petites cuillères… Ou alors Monsieur, pris d’un mouvement de colère, arrache l’essuie-glace de Madame… » À la lumière des faits divers récents, on avait pourtant eu l’impression, sans doute fausse, que certaines séparations pouvaient parfois excéder les problèmes de vaisselle. À nouveau, M. Coudert a su se montrer attentif : « je constate par ailleurs que cette dame n’a jamais contesté ces décisions de classement. Or cela peut être contesté devant le procureur général. » Cette fois, on a été convaincu qu’Émilie était au fond très négligente, et avait absolument traité toutes ces histoires par-dessus la jambe. M. Coudert a d’ailleurs à nouveau montré les dents : « s’agissant des paroles qu’elle rapporte des agents de police, qui lui demandent de cesser de porter plainte tous les quatre matins, c’est impossible à vérifier. Mais si cela a existé… Que voulez-vous que je vous dise… Hélas… » L’article 12 du code de procédure pénale énonce que le procureur de la République dirige la police judiciaire, avec les résultats que l’on voit.
Voici, « hélas », ce que pèsent sur le terrain les implacables envolées des irréductibles ministres.
Les procureurs de la République ne laissent « rien passer ».
Même pas Émilie.
Dans les huis clos des gendarmeries, dans le secret des commissariats, vous êtes des milliers.
Vous êtes des milliers à avoir affaire à la même passivité, codifiée par la légalité républicaine et les infractions insuffisamment caractérisées des procureurs, pour lesquels vous ne relevez pas d’une actualité intense. On fait mine de s’en préoccuper lorsque les fusils de chasse ou les bidons d’essence s’en mêlent, on tweete et on tempête, on s’indigne et on lève haut le menton vers l’horizon. Mais vous, vous savez parfaitement que tout le monde s’en fout, qu’à 80 % on vous envoie balader, et que vos bourreaux sont dans la nature. On vous souhaite « bon courage », en bons élèves d’une domination incorporée. C’est notre complicité.
Vous avez très peur pour la compagne actuelle de votre ex commun, Émilie et Marie, car vous affirmez qu’il est lancé dans une spirale ascendante de violences.
Peut-être a-t-elle déjà porté plainte, avec le même résultat que vous.
Peut-être la verra-t-on un jour en photo dans les journaux.
Vous le redoutez.
Vous essayez de la joindre, vous vous en inquiétez, vous la guettez, vous souhaitez qu’elle sorte de là.
Vous ne lui avez jamais souhaité « bon courage ».