Comment se taire sur les commentaires ?

ARTE rediffuse « Mélancolie ouvrière » : Mordillat critique les critiques !

Le

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Ce vendredi 10 juillet à 20h55, ARTE rediffuse le film Mélancolie ouvrière, de Gérard Mordillat, d’après le livre de Michelle Perrot. Il y a deux ans, pour la première diffusion du film, Gérard revenait pour nous sur la fabrication d’un film de télévision. Nous republions son texte.

Mélancolie ouvrière, tourné en mars 2017, a été diffusé sur ARTE à 20h55 le 24 août 2018. Grand succès d’audience : d’après ARTE, près 1 200 000 spectateurs. Jean-Pierre Guérin (le producteur) et moi n’avons jamais douté du succès et ça fait plaisir de voir que nous avions raison !

Je veux cependant revenir sur la réception de Mélancolie dans les médias ; surtout la presse papier. Cette réception est frustrante dans la mesure où le sujet apparent (Lucie Baud) efface le cinéma. Les commentaires – y compris les commentaires laudateurs – ne font que reprendre les données historiques sur le personnage. C’est-à-dire qu’ils paraphrasent le dossier de presse ou citent les propos de Michelle Perrot, ceux de Virginie Ledoyen ou les miens sur Lucie Baud, sa vie, son action. Ce qui, pour une part, est légitime.

En revanche, on ne peut que regretter de ne pas lire un mot sur l’interprétation, la lumière, les costumes, le montage du film. Et plus étonnant encore, rien sur sa construction, sur le récit mené, les chants traités à part égale des dialogues. Pour les commentateurs, le cinéma n’existe pas. Il est douloureusement amusant qu’aucun d’entre eux n’ait, par exemple, remarqué les deux hommages explicites à Casque d’Or, de Jacques Becker (l’arrivée des barques à la guinguette, la façon de danser de François Cluzet).

Une fois de plus, la tyrannie du sujet impose sa loi.

La question est : est-ce parce que c’est un film produit par et pour la télévision ? Que le « téléfilm » est réputé sans art ? Mais, à ce compte, que dire de La Prise de pouvoir par Louis XIV, de Rossellini, produit par et pour la télévision ? Téléfilm disqualifié d’office à cause de son financement ou film considérable malgré sa production télévisuelle ? Le vecteur de diffusion serait-il en soi un critère d’appréciation des œuvres ? Cette abdication manifeste de tout sens critique – dont témoigne la réception de Mélancolie – est ravageuse dans la mesure où elle propage l’idée qu’il y aurait un genre noble, « le cinéma », et un genre vulgaire, « la télévision ». Pour moi – fidèle en cela à Rossellini qui refusait ce distinguo –, au cinéma comme à la télévision, il n’y a que les œuvres qui comptent, seules elles qui doivent être prises en considération ; quels que soient leurs moyens de production.

(photo : Aurélien Faidy)

Dans Mélancolie, Virginie Ledoyen fait une prestation exceptionnelle de profondeur, de délicatesse et d’émotion ; du grand art. Elle est Lucie Baud comme Sally Field fut Norma Rae et remporta un Oscar ! Virginie Ledoyen monte patiemment les marches qui font de Lucie (femme révoltée par la condition qui lui est faite) une syndicaliste qui mènera le combat pour l’abaissement du temps de travail, la garantie des salaires pour les travailleuses françaises comme immigrées, contre le harcèlement sexuel des chefs et des petits chefs, sacrifiant ses intérêts, sa famille, sa vie. Son interprétation de Lucie Baud est entièrement empreinte de dignité et d’élégance sans qu’il soit nécessaire de le souligner. Lucie Baud lutte contre tous ceux qui – quelle que soit leur place dans la société – veulent asservir les femmes. Sa rencontre avec Auda (Philippe Torreton), militant anarcho-syndicaliste, bouleversera sa vie et enflammera le jeu de l’actrice. Philippe Torreton fait corps avec Auda. Il offre au rôle sa révolte, son humanité, ses secrets aussi. L’évocation de Melancholia, de Victor Hugo, par Philippe Torreton est tout simplement un grand moment de cinéma.

(photo : Aurélien Faidy)

Je pourrais continuer sur l’incroyable interprétation de Jean-Damien Barbin, osant tout, en curé sergent recruteur pour le patronat du textile, celle glaçante de Marc Barbé en patron droit dans ses bottes et celle de Jacques Pater, chef du personnel aux ordres, tout en morgue, cauteleux, patelin, cynique… sans parler de toutes les actrices non-professionnelles qui sont la chair même de Mélancolie.

Parler des actrices et des acteurs, c’est parler du cinéma ; mais les commentateurs n’aiment pas les acteurs, ni les actrices. Ils ont des stéréotypes qu’ils servent de manière pavlovienne : il y a les « grands » acteurs qui sont grands et bons en toute circonstance et les « grandes » actrices dont le nom seul suffit à qualifier la prestation. Les autres n’existent pas. Ces commentateurs sont bien incapables de juger de la finesse d’une interprétation, de son audace, de sa profondeur car, pour cela, il faudrait voir quelque chose sur l’écran (le grand comme le petit) et non pas se contenter de répéter les lieux communs sur la grandeur supposée de telle ou tel, voire reprendre les âneries satisfaites du premier ou de la première qui publie son commentaire (celle de Télérama par exemple).

Si j’ai une conviction chevillée au corps, c’est bien celle-là : quelle que soit la virtuosité à l’image, pas de film sans les acteurs ! Pardon d’enfoncer cette porte ouverte, mais mon admiration et mon amour pour eux sont sans bornes. Il n’y a ni « grands » ni « petits » chez les acteurs (pas plus qu’il n’y a de « petites gens » et de « grands » capitaine d’industrie), il y a la rencontre à l’écran d’un homme ou d’une femme avec un rôle et son art à s’en emparer. De ce point de vue, Mélancolie est un festin : les actrices et les acteurs dévorent l’histoire !

(photo : Aurélien Faidy)

Parler du cinéma, c’est aussi comprendre les choix et les enjeux esthétiques d’un film, fût-il produit par la télévision. Dans le numéro d’août du Monde diplomatique, Annie Le Brun analyse le lien entre laideur, prédation et servitude, citant William Morris : « la laideur n’est pas neutre ; elle agit sur l’homme et détériore sa sensibilité, au point qu’il ne ressent même pas la dégradation, ce qui le prépare à descendre d’un cran [1]. »

Or, dans les commentaires sur Mélancolie, on ne trouve rien sur les choix artistiques, sur la beauté des visages et des corps, sur l’harmonie des couleurs des costumes de Cyril Fontaine, la lumière de François Catonné, les décors d’Henri Labbé, le maquillage, la coiffure ; rien non plus sur la musique de Jean-Claude Petit ni sur la conception générale du son pensé comme une seule et unique partition intégrant paroles, bruits d’usine, chants, silence des campagnes, etc. Tout cela a un sens. Un sens artistique bien sûr, mais aussi un sens politique à partir du moment où il s’agit de mettre en scène le monde du travail. À travers ses combats, d’en montrer la beauté contre l’idée qu’il ne serait voué qu’à la laideur et à la veulerie. Quand Auda dit à Lucie : « vous êtes belle Lucie Baud », le mot vaut pour elle (oui, une ouvrière peut être belle comme l’est Virginie Ledoyen !) et par extension pour toutes les femmes de Mélancolie ouvrière (qui ne sont ni obèses ni moustachues comme le voudrait le point de vue bourgeois). Elles ne sont pas belles comme on prétend « belles »les mannequins des magazines de mode ; elles sont belles par la lutte qu’elles mènent, par leur courage, leur abnégation. Mais elles ont aussi de belles femmes, des ouvrières élégantes et coquettes comme on peut les voir sur les photos des grévistes de l’époque.

Au fond, tout est dit dans un slogan de 68, « la beauté est dans la rue », et elle est dans tous les plans de Mélancolie ouvrière, à l’image comme au son. Je sais que pour la majeure partie des responsables des chaînes de télévision (et donc pour les commentateurs qui sont leurs perroquets), ces éléments sont considérés comme négligeables. Pourquoi faire beau quand il suffit de faire clair (sur TF1, les scènes de nuit sont éclairées comme en plein jour ! Ailleurs, on remonte sans vergogne les lumières) et fort (le son doit être au niveau de celui des annonces publicitaires), quant à l’interprétation, peu importe sa qualité réelle, l’enjeu se réduit à obtenir une place conséquente (de grandes photos) dans les magazines de télévision…

Tout cela n’a bien sûr qu’une importance relative.

Le film est là et bien là et, pour faire la nique aux commentateurs, Mélancolie ouvrière continuera longtemps à rencontrer des spectateurs à travers les projections en province, à Paris, à l’étranger et l’édition d’un magnifique coffret DVD par les Mutins de Pangée. Cependant, cette absence de sens critique (au sens kantien, « déterminer la chose réelle »), ce panurgisme des commentaires témoignent d’un affaiblissement considérable de la pensée qui, transposé sur le plan politique, explique – au moins partiellement –l’acceptation du capitalisme comme stade ultime de l’évolution humaine et du néo-fascisme comme horizon d’un monde où l’on ne veut voir qu’une seule tête, celle d’un chef – un « grand politique » comme un « grand » acteur – que les commentateurs acclament d’une voix unanime pour encourager le public à les imiter, sans discuter.

Gérard Mordillat

Notes

[1William Morris, L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 1996.

Voir aussi

Gérard Mordillat, Mélancolie ouvrière, d’après le livre de Michelle Perrot, JPG Films/Arte, France, 2018, 1h30

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  • Vendredi 24 août à 20h55 sur ARTE, « Mélancolie ouvrière » de Gérard Mordillat

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  • Avec Serge Halimi et Pierre Rimbert du Monde diplomatique Comment l’antisémitisme est instrumentalisé pour disqualifier la gauche Accès libre

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    La France insoumise ? « Antisémite ». Jean-Luc Mélenchon ? « Antisémite ». Guillaume Meurice ? « Antisémite ».

    Et même, maintenant, à en croire Bernard-Henri Lévy, le très respectable Dominique de Villepin, diplomate, ancien ministre des affaires étrangères et ancien premier ministre, serait à ranger dans la liste des dangereux antisémites. Tout comme avant lui Edgar Morin, Noam Chomsky, Pierre Bourdieu ou encore Pascal Boniface avaient eu à subir cet opprobre.

    Faut-il alors croire qu’en quelques années l’antisémitisme serait subitement passé de l’extrême droite à la gauche ? Il s’agit en réalité d’une stratégie qui vise à disqualifier toutes les critiques d’Israël en les taxant de la pire épithète au monde : « antisémite ». Et par voie de conséquence à redéfinir un nouvel arc républicain qui exclurait la gauche – devenue antisémite – mais inclurait l’extrême droite – soutien de Benyamin Nétanyahou et donc lavée de tout soupçon d’antisémitisme. Bref en somme une tentative de bannir la gauche du champ des possibles politiques. Histoire et décryptage de cette stratégie fondée sur la diffamation avec Serge Halimi et Pierre Rimbert, auteurs d’un article remarquable dans Le Monde diplomatique du mois d’octobre, « L’art de la diffamation politique ».

Une sélection :

17 octobre 1961. Nos reportages de 1991 avec Jean-Luc Einaudi. Radio. PODCAST 17 octobre 1961 (1) : « Si c’était vrai, ça se saurait » Accès libreÉcouter

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Soixantième anniversaire du 17 octobre 1961. Mais c’est aussi le trentième anniversaire de la fin d’un silence de trente ans. De 1961 à 1991, ce pogrom qui eut lieu en plein Paris, au vu et au su de tous, fut passé sous silence malgré quelques courageuses publications. Oui, trente ans d’omerta. Quiconque interrogeait ou voulait témoigner s’entendait répondre : « si c’était vrai, ça se saurait ». En 1991, enfin, La Bataille de Paris, le livre de Jean-Luc Einaudi, a été un évènement important dans la prise de conscience de ce massacre. Films, articles, débats ont marqué alors la fin de ce silence. Sur France Inter, fin 1991, Là-bas si j’y suis diffusait une suite de reportages qui ont contribué à révéler ce crime d’État au grand public.

17 octobre 1961. Nos reportages de 1991. Des témoignages historiques (radio). PODCAST 17 octobre 1961 (2) : combattre la gangrène aujourd’hui Accès libreÉcouter

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J’avais 18 ans le 17 octobre 1961. J’étais avec mon copain Paulo au coin du pont Saint-Michel, à la sortie du métro, près de la pendule. On savait qu’il y aurait une manif des Algériens contre le couvre-feu que Papon leur avait imposé. Paulo devait faire des photos. Nous étions étudiants aux arts appliqués, rue Dupetit-Thouars, et comme toute cette génération, nous avions la trouille de partir pour l’Algérie. C’était un sujet quotidien de discussion et d’engueulade entre ces dégonflés de partisans de « la paix en Algérie » et nous autres qui soutenions le FLN et souhaitions l’indépendance. Des terroristes en somme.

17 octobre 1961. Nos émissions de 1997 (radio). PODCAST 17 octobre 1961 (3) : entendre sans broncher l’écho des fusillades Accès libreÉcouter

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En reprenant son vélo, Paul s’est aperçu qu’il n’avait plus de câbles de frein. Quelqu’un lui aurait piqué ? Mais qui ? Et pour quoi faire ? Paul Rousseau était flic, il a tenu à témoigner sur la nuit du 17 octobre 1961. Il avait fini par comprendre que des collègues avaient utilisé des câbles de frein pour étrangler des Algériens et les balancer dans le bois de Vincennes. Cette histoire le hantait toujours des années après.

17 Octobre 1961 (4) Macron et son clientélisme mémoriel. Des documents, des archives et vos messages sur le répondeur dans les années 90 (Vidéo | Radio | Texte) 17 octobre 1961 (4) : Macron se refuse à reconnaître ce massacre d’Etat Accès libreÉcouter

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Déception pour celles et ceux qui depuis tant d’années se battent pour que la tragédie du 17 Octobre 1961 soit reconnue par la France comme un massacre d’État. Rappelons-le, entre 100 et 200 algériens sans armes furent abattus, torturés et noyés par la police française cette nuit-là. Si Emmanuel Macron est venu ce samedi déposer une gerbe sous le pont de Bezons, c’est par un simple communiqué que l’Élysée s’est limité à dénoncer « ces crimes inexcusables », comme s’il existait des crimes excusables : « Les crimes commis cette nuit-là, sous l’autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République ».