Un reportage de Daniel MERMET de 1997

Craonne, rose rouge pour Georges

Le

Cet article est en accès libre grâce aux abonnés modestes et géniaux, mais…

…sans publicité ni actionnaires, Là-bas si j’y suis est uniquement financé par les abonnements. Sans les abonnés, il ne nous serait pas possible de réaliser des émissions et des reportages de qualité. C’est le prix de notre indépendance  : rejoignez-nous  !

Je m'abonne J'offre un abonnement

Il y a cent un ans, au Chemin des Dames, tout ceux qui montaient tombaient dans le ravin. 40 000 en sept jours, dont beaucoup de tirailleurs sénégalais. Les bidasses se révoltèrent, crosses en l’air. Longtemps interdite, la chanson de Craonne rend honneur aux mutins magnifiques.
En novembre 1997, nos reportages ont contribué à faire connaître cette histoire et cette chanson que le père de Daniel Mermet, Georges Mermet, né en avril 1897, et survivant de cette bataille, chantait à ses enfants quelquefois le dimanche.
Un reportage de Daniel MERMET du 7 novembre 1997, préparé avec l’aide de Raïssa BLANKOFF :

[RADIO] La chanson de Craonne [07 novembre 1997]

(dessin : Daniel Mermet)

À Craonne, j’ai eu le bonheur de rencontrer Yves Gibeau, l’auteur de « Allons z’enfants » en 1987, en novembre, il y a trente ans. Un homme à vif, Gibeau, toujours, marchant au bord des larmes et des labours, tâchant d’arracher quelque chose à la guerre et murmurant cette chanson pour danseurs de sanglots, au départ une chansonnette pour caboulot.

Collante et saoulante mélodie mélancolique et jolie comme la guerre selon Apollinaire, qui fut blessé « au front et au front », sous les frondaisons du bois des Buttes. Gibeau voulait y faire un monument à la mémoire de Guillaume qui écrivait à la lueur des obus , « une étoile de sang me couronne à jamais ».

Et nous revenions à cette chanson en buvant des canons.

La chanson de Craonne, qu’il faut prononcer « crâne », comme me l’a appris le formidable Noël Genteure, le maire de Craonne, il y a vingt ans.

Les crânes de Craonne remontent toujours à la surface, la terre n’a pas voulu manger ces enfants-là. Et on est pris d’une tendresse soudaine pour la chair des disparus des crânes de Craonne. Chair de ces hommes si jeunes, une barbe, à peine, un duvet, une peau rose de gamin.

C’est le visage de Georges, mon père, sur la photo du buffet, avec ses copains d’avant la guerre, à Montmartre, dans une baraque foraine. Ils furent tués juste après, juste en arrivant. Dans mon enfance en Seine-et-Marne, Georges partait à vélo rechercher leurs traces dans ces désespérants cimetières militaires. Je ne sais pas s’il a fini par retrouver leurs noms, mais il portait leurs mémoires en lui, en vrai, sous forme d’éclats de ferraille restés dans son corps, dans son ventre, sous les balafres de ses blessures. Des balafres comparables aux traces des tranchées toujours visibles aujourd’hui, un siècle après dans cette terre martyrisée où, de même, on peut passer le doigt sur le bord de la plaie.

Aisne, Somme, Marne. Mornes plaines, pleines encore de bombes à retardement, d’obus, de grenades à gaz, depuis cent ans. Fragments de mâchoire, boutons de capote, chaussures, tibias, gamelles. Yves Gibeau m’avait montré un petit encrier retrouvé dans la terre et j’imaginais Georges, mon père, au fond d’une tranchée, écrivant à son frère François, 60 rue de la Villette à Paris : « Tout va bien ici, je te salue et je te charge d’embrasser nos chers parents ».

Au début des années 1970, j’avais une voiture, nous sommes allés ensemble au Chemin des Dames, un samedi. Arrivés là, Georges n’était plus que du silence. « De la viande, on était de la viande ». Il racontait le cadavre d’un copain dont il s’était servi comme bouclier, « ses boyaux encore chauds sur ma gueule ». Puis encore du silence, puis une phrase entre ses dents : « Pourquoi on n’a pas fusillé ceux qui nous ont fait faire ça ? »

Je n’ai pas oublié ce message et c’est pour ça que je tiens à évoquer encore tout ça aujourd’hui.

François, mon oncle, mourut à la guerre, Georges vécut et fit contre tout monuments aux morts, un monument de vie : huit enfants, dont je suis. Au bout de la table à la fin du repas du dimanche, avec son couteau, il frappait sur son verre pour obtenir le silence de la marmaille et il chantait la chanson de Craonne la tête dans les mains. Georges avait une belle voix, très juste. Nous, mon frangin et moi, on avait déjà la trouille d’être appelés en Algérie, on attendait le passage : « si vous voulez faire la guerre, payez-la de votre peau ». Maman lui demandait de se taire, Le Temps des cerises, oui, chante plutôt Le Temps des cerises, mais pas cette chanson-là, Georges. Craonne broyait le coeur de Maman.

En avril 1917, en l’espace de dix jours, 30 000 petits soldats français furent massacrés, des prolos, des paysans le plus souvent, 200 000 au total, sur ordre de l’oligarchie et de ses généraux. «  Les gros », comme disait mon père. Les gros, c’était aussi les grands patrons, les grandes familles. Mais là il y eut un sursaut contre la barbarie en avril 1917, sur ce printemps de merde et de sang a fleuri cette fragile chanson, adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes, celui qui était surpris à la chanter pouvait être fusillé.

Et au loin, les mutins entendaient-ils les clameurs de la révolution russe, l’aurore à l’Est ? Georges fut de ceux qui refusèrent de remonter au front, mais savaient-ils, furent-ils vraiment rejoints par des civils ? Entonnèrent-ils ensemble l’Internationale ? « S’ils s’obstinent, ces cannibales, à faire de nous des héros, ils verront bientôt que nos balles sont pour nos propres généraux. »

Il fut de ceux qui ont mis la crosse en l’air, ceux qui ont refusé de marcher, ceux qui ont refusé de mourir. Sur les milliers qui se sont mutinés, 3 000 ont été arrêtés, 550 ont été condamnés à mort et 50 ont été exécutés, d’autres avaient été exécutés avant, dés le début de la guerre "pour l’exemple", d’autres ont été « envoyés à une mort certaine » .

Ils se sont révoltés parce que c’était la seule façon de sauver quelque chose de notre humanité et sans doute aussi quelque chose de la France.

Leur geste inoubliable fut de nous dire que la désobéissance est une chanson d’amour, que la liberté est une valse lente et que l’insoumission se danse.

On emmerde les gros, c’est nous qui avons le plus bel héritage.

Daniel MERMET

La chanson de Craonne (1917, auteur(es) inconnu(es), d’après une musique d’Adelmar Sablon) :

Quand au bout d’huit jours le r’pos terminé
On va reprendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile
Mais c’est bien fini, on en a assez
Personne ne veut plus marcher
Et le cœur bien gros, comm’ dans un sanglot
On dit adieu aux civ’lots
Même sans tambours, même sans trompettes
On s’en va là-haut en baissant la tête

Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés

Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance
Pourtant on a l’espérance
Que ce soir viendra la r’lève
Que nous attendons sans trêve
Soudain dans la nuit et dans le silence
On voit quelqu’un qui s’avance
C’est un officier de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer
Doucement dans l’ombre sous la pluie qui tombe
Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes

C’est malheureux d’voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font la foire
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c’est pas la même chose
Au lieu d’se cacher tous ces embusqués
Feraient mieux d’monter aux tranchées
Pour défendre leur bien, car nous n’avons rien
Nous autres les pauv’ purotins
Tous les camarades sont enterrés là
Pour défendr’ les biens de ces messieurs là

Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront
Car c’est pour eux qu’on crève
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève
Ce s’ra votre tour messieurs les gros
De monter sur le plateau
Car si vous voulez faire la guerre
Payez-la de votre peau


Programmation musicale :
- Denis TUVERI et Marc PERRONE : La chanson de Craonne (accordéon)
- Marc OGERET : La chanson de Craonne

Merci à Noël GENTEUR, ancien maire de Craonne, et Yves FOHLEN, guide-conférencier à la Caverne du Dragon.

journaliste : Daniel MERMET
préparation : Raïssa BLANKOFF
réalisation : Bruno CARPENTIER et Jérôme CHELIUS

L'équipe de Là-bas attend vos messages dans les commentaires et sur le répondeur au 01 85 08 37 37 !

Dossier : NI PÉTAIN, NI AUCUN !

À écouter

  • Première guerre mondiale : la mémoire des auditeurs de Là-bas. Un reportage de Thierry Scharf (2002)

    Les lettres de Craonne Accès libre

    Écouter
    En novembre 1998, Là-bas si j’y suis avait proposé aux auditeurs une série d’émissions pour commémorer la 1ère Guerre mondiale et les centaines de milliers de sacrifiés de cette Grande boucherie. Quatre émissions qui ont beaucoup marqué les (...)

À voir

  • Extraits du film « Howard Zinn, une histoire populaire américaine »

    La grande guerre des classes Accès libre

    Voir
    La première guerre mondiale en abrégé : il y a un siècle, Zorro est arrivé, les méchants ont perdu, et la paix est revenue grâce au sacrifice héroïque des braves soldats Américains. Pour ceux qui auraient des doutes sur cette version de (...)

C'est vous qui le dites…Vos messages choisis par l'équipe

Les bouquins de LÀ-BASLire délivre

  • Voir

    La bibliothèque de LÀ-BAS. Des perles, des classiques, des découvertes, des outils, des bombes, des raretés, des bouquins soigneusement choisis par l’équipe. Lire délivre...

    Vos avis et conseils sont bienvenus !

Dernières publis

Une sélection :

Noam CHOMSKY et Jacques BOUVERESSE. Dialogue au Collège de France avec Daniel MERMET (texte, vidéo et PODCAST) CHOMSKY, ORWELL, RUSSELL : LA VERITÉ, POUR QUOI FAIRE ? Que peut la vérité face au complotisme d’extrême droite ? AbonnésVoir

Le

Pour George ORWELL, c’est un point fondamental. « Ce qu’il y a d’effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités, mais qu’il s’attaque au concept de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir. »

Le 31 mai 2010, à l’occasion du colloque « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky » organisé par Jacques Bouveresse au Collège de France, Daniel Mermet s’entretenait avec Jacques Bouveresse et Noam Chomsky sur le thème du concept de vérité. Y a-t-il « une vérité objective, en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir et non qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment » ?

Avec le texte intégral de cette rencontre, nous vous proposons la vidéo réalisée par les Mutins de Pangée.

Hommage à Pierre Seel Accès libreÉcouter

Le

Hommage à Pierre SEEL, récemment disparu, déporté au camp du Struhoff en Alsace parce que homosexuel.
Les homosexuels devaient porter un triangle rose, on estime que 10 000 à 15 000 personnes ont été tuées par les nazis selon lesquels l’homosexualité représentait un danger pour l’homme.

Trop longtemps abusés, invisibles et tondus jusqu’à l’os. Un reportage de Dillah Teibi MAIS QUI SONT CES GUEUX EN JAUNE ? AbonnésÉcouter

Le

À la cour du président des riches, on s’interroge. Qui sont ces gueux sous nos fenêtres ? Pourquoi ces brailleries et ce grabuge alors que nous faisons tout pour leur bien ? Du côté des experts médiatiques et des voyantes ultra-lucides, on se demande quelles sont ces gens-là , des beaufs racistes et violents ou juste des ploucs avec leurs bagnoles qui puent ? Des fachos ou des fachés ? Faut-il les lécher ou les lyncher ?