MANIFS : comment on compte ?

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[USAGE DE FAUX] Manifs : c'est pas la taille qui compte
par Là-bas si j'y suis

Combien ? C’est l’éternel débat après la manif. Pourrait-on être plus précis ? Les grands médias ont trouvé la solution, s’adresser à une société spécialisée. Sauf que notre fin limier Jean-Michel Dumay n’est pas vraiment convaincu. Qu’une vingtaine de médias français s’entendent pour payer une société à compter les manifestants constituerait un « gros progrès journalistique » pour l’éditorialiste politique de France Inter Thomas Legrand. On en doute...

Une vingtaine de médias français – Le Monde, Libération, Les Échos, Radio France et France Télévisions, mais aussi Mediapart – planchent sur la possibilité de sceller un accord commercial avec une société pour compter le nombre de participants aux manifestations. Et ce, afin de sortir des polémiques sur les chiffres donnés par la police ou par les manifestants. Et Thomas Legrand, éditorialiste à France Inter, y voit là un « gros progrès journalistique » [1] :

« Bientôt donc, la presse pourra donner collectivement – non pas un troisième chiffre – mais LE chiffre le plus crédible parce qu’issu d’une méthode transparente, établi avec une entreprise qui n’a aucun intérêt à ce que ce chiffre soit élevé – ou bas –, et surtout garanti par la diversité et le pluralisme des commanditaires et des diffuseurs. Ce sera un gros progrès journalistique, et donc – c’est déjà ça – un petit progrès démocratique. »

Alors, est-ce « un gros progrès journalistique » que de voir les principaux médias français payer les services d’une seule société pour s’accorder sur un chiffre de participation aux manifestations ? Et bien, permettons-nous d’en douter. Et ce, pour trois raisons.

D’abord, parce que cette sous-traitance dans la recherche de la vérité, comme le stigmatise aussi le Monde diplomatique ce mois-ci [2], ne peut qu’indisposer les journalistes que nous sommes. Les chartes éthiques de la profession rappellent que « le journalisme consiste à rechercher et à vérifier » nos informations – ce qui demande « du temps et des moyens ». Et ce qui sous-entend aussi de le faire soi-même. Et non par délégation.

Or, compter des manifestants ou plutôt, au minimum, évaluer une participation à une manifestation, ce n’est pas une entreprise infaisable.

En 2010, Mediapart avait muni ses journalistes de compteurs [3] pour estimer la participation à une manifestation contre la réforme des retraites – ce qui avait abouti à un chiffre non loin de celui de la police, dont, soit dit au passage, la méthodologie a été validée par une commission d’experts indépendants en 2015... Ce qui n’exclut pas, bien sûr – ne soyons pas naïfs –, la possibilité de « reformatages » postérieurs par les préfectures.

L’an passé, lors des mobilisations contre la loi Travail, le Populaire du Centre, à Limoges, avait photographié en un point fixe toute une manifestation organisée dans la ville [4], puis déployé le tout en une vaste frise de sorte que ses journalistes puissent compter chaque manifestant… alors, ça prend du temps, c’est sûr ! Mais c’est faisable. Et eux aussi, d’ailleurs, avaient relevé un chiffre certes supérieur à celui de la police, mais plus proche de celui-ci que de celui des manifestants.

Et puis – on l’a oublié – les médias, jadis, il y a encore vingt ou trente ans, le faisaient.

Les journalistes avaient pour tâche, entre autres, d’évaluer la participation aux manifestations : soit en restant vague, par prudence, en indiquant que « plusieurs centaines de milliers de personnes » avaient manifesté, soit en prenant position sur un chiffre ou une fourchette après l’avoir évaluée. Ils tranchaient. Car il faut le dire : c’est beaucoup par paresse qu’au fil du temps les médias ont cessé d’évaluer eux-mêmes ces participations en se bornant à citer les chiffres de la police et ceux des manifestants.

La deuxième raison, qui fait que l’on discerne difficilement où se trouve le « progrès journalistique » avancé, c’est qu’on voit mal en quoi faire appel à une seule société commerciale serait un progrès. Il ne pourrait s’agir là, en tout état de cause, que d’une source parmi d’autres, elle-même susceptible d’être soumise à la critique.

Ici, la société qui est pressentie, Occurrence, est spécialisée dans l’évaluation des campagnes de communication. Elle utilise la technologie de comptage vidéo d’une autre société, Eurecam, elle-même spécialisée dans le comptage de foule. Et son algorithme de décryptage photo n’est pas particulièrement transparent. Mediapart rapporte les biais de la méthode liés aux capteurs qui sont employés le long des cortèges [5] : quand il y a trop de lumière, quand il pleut, quand l’angle de positionnement de ceux-ci n’est pas idéal… Bref, la sous-estimation du chiffre brut obtenu oscillerait, d’après Occurrence, entre 16 et 23 %.

Aussi, n’en déplaise à Thomas Legrand, les chiffres de cette société ne pourraient être appréhendés tout au plus que comme une troisième source, parmi d’autres, et non comme l’expression d’un chiffre dont la crédibilité serait, comme il le dit, « garantie par la pluralité des commanditaires » : car ce n’est pas la pluralité des commanditaires qui importe ici, mais bien la pluralité des sources qui, si plusieurs sociétés de comptage s’y mettaient, permettraient, en cas de résultats proches, de garantir une approche crédible de la vérité.

Enfin, dernière raison, et c’est peut-être la plus importante, on voit mal comment la résolution de ce problème de comptage constituerait en elle-même un « gros progrès journalistique ». Car enfin, depuis quand la vérité des chiffres de participation à une manifestation l’emporterait-elle sur la vérité – ou l’absence de vérité – des enjeux portés par ces manifestations ? Il y a de petites mobilisations, vous le savez, qui soulèvent de très grandes questions. Et le vrai progrès journalistique serait plutôt de toujours l’avoir en tête et de le discerner !

Écouter l'émission version radio

[VIDÉO] USAGE DE FAUX : Manifs, c’est pas la taille qui compte

chronique : Jean-Michel Dumay
réalisation : Jonathan Duong
montage : Cécile Frey
son : Alexandre Lambert et Jérôme Chelius

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Notes

[1France Inter, l’Édito politique, Thomas Legrand, 17 novembre 2017

[2« La vérité en sous-traitance », Pierre Rimbert, le Monde diplomatique n°765, décembre 2017

Voir aussi

« La vérité en sous-traitance », Pierre Rimbert, le Monde diplomatique n°765, décembre 2017

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Oui, tout d’abord, merci au cancer. Car s’il n’avait pas eu un cancer en 1985, à 34 ans, Gerhard Haderer aurait eu la vie indigente d’un « créateur » publicitaire. Or, c’est lorsqu’il fut opéré (et guéri) qu’il a tout laissé tomber et s’est tourné à fond vers le genre de dessins que vous allez (re)découvrir, si puissants, si violents qu’ils se passent de tout commentaire, à part quelques gloussements, quelques éclats de rire et pas mal de silences dans le genre grinçant.

Ensuite, merci à Jésus. Et surtout à Monseigneur Christoph Schönborn, cardinal, archevêque de Vienne. En 2002, Gerhard Haderer publiait La Vie de Jésus, un surfeur drogué à l’encens, ce qui faisait un peu scandale dans la très catholique Autriche, si bien que le cardinal archevêque, hors de lui, crut bon de donner l’ordre à l’auteur de présenter ses excuses aux chrétiens pour avoir ridiculisé le fils de Dieu. Au passage, on le voit, l’Islam n’a pas le monopole du refus des caricatures, mais celles-ci eurent beaucoup moins d’écho chez nos défenseurs de la liberté d’expression. Et bien entendu, comme toujours, la censure assura le succès de l’album, qui atteignit 100 000 exemplaires en quelques jours.

Le capitalisme est comparable à une autruche qui avale tout, absolument tout. Mais là, quand même, il y pas mal de dessins de Gerhard Haderer qui lui restent, c’est sûr, en travers de la gorge. On peut rêver et c’est déjà beaucoup.