Repaire des AMG

Lettre à Maurice Thorez, Paternalisme et fraternalisme

Le

En hommage à Aimé Césaire, nous publions sa célèbre Lettre à Maurice Thorez du 24 octobre 1956.
Il s’agit d’une lettre de démission.
Plus d’informations sur le site du Collectif : Les mots sont importants
 Vous pouvez aussi lire son Discours sur le colonialisme en cliquant ici

Par Aimé Césaire,

Aimé Césaire, Député de la Martinique,

à Maurice Thorez, Secrétaire Général du Parti Communiste Français.

Maurice Thorez,

Il me serait facile d’articuler tant à l’égard du Parti
Communiste Français qu’à l’égard du Communisme International tel qu’il
est patronné par l’Union Soviétique, une longue liste de griefs ou de
désaccords.

La moisson a été particulièrement riche ces derniers
temps et les révélations de Khrouchtchev sur Staline sont telles
qu’elles ont plongé, ou du moins, je l’espère, tous ceux qui ont, à
quelque degré que ce soit, participé à l’action communiste dans un
abîme de stupeur, de douleur et de honte.

Oui, ces morts, ces torturés, ces suppliciés, ni les
réhabilitations posthumes, ni les funérailles nationales, ni les
discours officiels ne prévaudront contre eux. Ils ne sont pas de ceux
dont on conjure le spectre par quelque phrase mécanique.

Désormais leur visage apparaît en filigrane dans la
pâte même du système, comme l’obsession de notre échec et de notre
humiliation.

Et bien entendu, ce n’est pas l’attitude du Parti
Communiste Français, telle qu’elle a été définie en son XIVe Congrès,
attitude qui semble avant tout avoir été dictée par le dérisoire souci
des dirigeants de ne pas perdre la face, qui aura permis de dissiper le
malaise et obtenu que cesse de s’ulcérer et de saigner au plus vif de
nos consciences une blessure.

Les faits sont là, massifs.

Je cite pêle-mêle : les précisions données par
Khrouchtchev sur les méthodes de Staline ; la vraie nature des
rapports entre le pouvoir de l’Etat et la classe ouvrière dans trop de
démocraties populaires, rapports qui nous font croire à l’existence
dans ces pays d’un véritable capitalisme d’Etat exploitant la classe
ouvrière de manière pas très différente de la manière dont on en use
avec la classe ouvrière dans les pays capitalistes ; la conception
généralement admise dans les partis communistes de type stalinien des
relations entre états et partis frères, témoin le tombereau d’injures
déversées pendant cinq ans sur la Yougoslavie coupable d’avoir affirmé
sa volonté d’indépendance ; le manque de signes positifs indiquant
la volonté du Parti Communiste Russe et de l’Etat soviétique d’accorder
leur indépendance aux autres partis communistes et aux autres états
socialistes ; ou alors le manque de hâte des partis non russes et
singulièrement du Parti Communiste Français à s’emparer de cette offre
et à affirmer leur indépendance à l’égard de la Russie ; tout cela
nous autorise à dire que – exception faite pour la
Yougoslavie – dans de nombreux pays d’Europe, et au nom du
Socialisme, des bureaucraties coupées du peuple, des bureaucraties
usurpatrices et dont il est maintenant prouvé qu’il n’y a rien à
attendre, ont réussi la piteuse merveille de transformer en cauchemar
ce que l’humanité a pendant longtemps caressé comme un rêve : le
Socialisme.

Quant au Parti Communiste Français, on n’a pas pu ne
pas être frappé par sa répugnance à s’engager dans les voies de la
déstalinisation ; sa mauvaise volonté à condamner Staline et les
méthodes qui l’ont conduit au crime ; son inaltérable satisfaction
de soi ; son refus de renoncer pour sa part et en ce qui le
concerne aux méthodes antidémocratiques chères à Staline ; bref
par tout cela qui nous autorise à parler d’un stalinisme français qui a
la vie plus dure que Staline lui,même et qui, on peut le conjecturer,
aurait produit en France les mêmes catastrophiques effets qu’en Russie,
si le hasard avait permis qu’en France il s’installât au pouvoir.

Ici comment taire notre déception ?

Il est très vrai de dire qu’au lendemain du rapport Khrouchtchev nous avons tressailli d’espérance.

On attendait du Parti Communiste Français une
autocritique probe ; une désolidarisation d’avec le crime qui le
disculpât ; pas un reniement, mais un nouveau et solennel
départ ; quelque chose comme le Parti Communiste fondé une seconde
fois... Au lieu qu’au Havre, nous n’avons vu qu’entêtement dans
l’erreur ; persévérance dans le mensonge ; absurde prétention
de ne s’être jamais trompé ; bref chez des pontifes plus que
jamais pontifiant, une incapacité sénile à se déprendre de soi même
pour se hausser au niveau de l’événement et toutes les ruses puériles
d’un orgueil sacerdotal aux abois.

Quoi ! Tous les partis communistes bougent.
Italie. Pologne. Hongrie. Chine. Et le parti français, au milieu du
tourbillon général, se contemple lui, même et se dit satisfait. Jamais
je n’ai eu autant conscience d’un tel retard historique affligeant un
grand peuple...

Mais, quelque grave que soit ce grief – et à lui
seul très suffisant car faillite d’un idéal et illustration pathétique
de l’échec de toute une génération – je veux ajouter un certain nombre
de considérations se rapportant à ma qualité d’homme de couleur.

Disons d’un mot : qu’à la lumière des événements
(et réflexion faite sur les pratiques honteuses de l’antisémitisme qui
ont eu cours et continuent encore semble-t-il à avoir cours dans des
pays qui se réclament du socialisme), j’ai acquis la conviction que nos
voies et celles du communisme tel qu’il est mis en pratique, ne se
confondent pas purement et simplement ; qu’elles ne peuvent pas se
confondre purement et simplement.

Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que
nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique,
avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre
singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et
dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise
de conscience.

Singularité de notre « situation dans le monde » qui ne se confond avec nulle autre.

Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème.

Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle.

Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle.

Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir,
je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne
sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les
soins de cette découverte ne regardent que nous ? C’est assez dire
que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la
question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un
ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront
transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer
eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier.

Ici il est clair que je fais allusion au vote du Parti
Communiste Français sur l’Algérie, vote par lequel le parti accordait
au gouvernement Guy Mollet Lacoste les pleins pouvoirs pour sa
politique en Afrique du Nord – éventualité dont nous n’avons
aucune garantie qu’elle ne puisse se renouveler. En tout cas, il est
constant que notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le
colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est
beaucoup plus complexe – que dis-je, d’une tout autre nature que
la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français et ne
saurait en aucune manière, être considérée comme une partie, un
fragment de cette lutte.

Je me suis souvent posé la question de savoir si dans
des sociétés comme les nôtres, rurales comme elles sont, les sociétés
de paysannerie, où la classe ouvrière est infime et où par contre, les
classes moyennes ont une importance politique sans rapport avec leur
importance numérique réelle, les conditions politiques et sociales
permettaient dans le contexte actuel, une action efficace
d’organisations communistes agissant isolément (à plus forte raison
d’organisations communistes fédérées ou inféodées au parti communiste
de la métropole) et si, au lieu de rejeter à priori et au nom d’une
idéologie exclusive, des hommes pourtant honnêtes et foncièrement
anticolonialistes, il n’y avait pas plutôt lieu de rechercher une forme
d’organisation aussi large et souple que possible, une forme
d’organisation susceptible de donner élan au plus grand nombre, plutôt
qu’à caporaliser un petit nombre. Une forme d’organisation où les
marxistes seraient non pas noyés, mais où ils joueraient leur rôle de
levain, d’inspirateur, d’orienteur et non celui qu’à présent ils jouent
objectivement, de diviseurs des forces populaires.

L’impasse où nous sommes aujourd’hui aux Antilles,
malgré nos succès électoraux, me paraît trancher la question :
j’opte pour le plus large contre le plus étroit ; pour le
mouvement qui nous met au coude à coude avec les autres et contre celui
qui nous laisse entre nous ; pour celui qui rassemble les énergies
contre celui qui les divise en chapelles, en sectes, en églises ;
pour celui qui libère l’énergie créatrice des masses contre celui qui
la canalise et finalement la stérilise.

En Europe, l’unité des forces de gauche est à l’ordre
du jour ; les morceaux disjoints du mouvement progressiste tendent
à se ressouder, et nul doute que ce mouvement d’unité deviendrait
irrésistible si du côté des partis communistes staliniens, on se
décidait à jeter par dessus bord tout l’impedimenta des préjugés, des
habitudes et des méthodes hérités de Staline.

Nul doute que dans ce cas, toute raison, mieux, tout
prétexte de bouder l’unité serait enlevé à ceux qui dans les autres
partis de gauche ne veulent pas de l’unité, et que de ce fait les
adversaires de l’unité se trouveraient isolés et réduits à
l’impuissance.

Et alors, comment dans notre pays, où le plus souvent,
la division est artificielle, venue du dehors, branchée qu’elle est sur
les divisions européennes abusivement transplantées dans nos politiques
locales, comment ne serions-nous pas décidés à sacrifier tout, je dis
tout le secondaire, pour retrouver l’essentiel ; cette unité avec
des frères, avec des camarades qui est le rempart de notre force et le
gage de notre confiance en l’avenir.

D’ailleurs, ici, c’est la vie elle-même qui tranche.
Voyez donc le grand souffle d’unité qui passe sur tous les pays
noirs ! Voyez comme, çà et là, se remaille le tissu rompu !
C’est que l’expérience, une expérience durement acquise, nous a
enseigné qu’il n’y a à notre disposition qu’une arme, une seule
efficace, une seule non ébréchée : l’arme de l’unité, l’arme du
rassemblement anticolonialiste de toutes les volontés, et que le temps
de notre dispersion au gré du clivage des partis métropolitains est
aussi le temps de notre faiblesse et de nos défaites.

Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont
riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur, ni
imagination mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des
organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par
eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer.

Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de
toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et
subordination. Solidarité et démission. Or c’est là très exactement de
quoi nous menacent quelques uns des défauts très apparents que nous
constatons chez les membres du Parti Communiste Français : leur
assimilationisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ;
leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les
bourgeois européens – de la supériorité omnilatérale de
l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est
opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ;
qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ; pour
tout dire, leur croyance rarement avouée, mais réelle, à la
civilisation avec un grand C ; au progrès avec un grand P (témoin
leur hostilité à ce qu’ils appellent avec dédain le « relativisme
culturel », tous défauts qui bien entendu culminent dans la gent
littéraire qui à propos de tout et de rien dogmatise au nom du parti).

Il faut dire en passant que les communistes français
ont été à bonne école. Celle de Staline. Et Staline est bel et bien
celui qui a ré introduit dans la pensée socialiste, la notion de
peuples « avancés » et de peuples « attardés ». Et
s’il parle du devoir du peuple avancé (en l’espèce les Grands Russes)
d’aider les peuples arriérés à rattraper leur retard, je ne sache pas
que le paternalisme colonialiste proclame une autre prétention.

Dans le cas de Staline et de ses sectateurs, ce n’est
peut-être pas de paternalisme qu’il s’agit. Mais c’est à coup sûr de
quelque chose qui lui ressemble à s’y méprendre.

Inventons le mot : c’est du « fraternalisme ».

Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère
qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la
main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la
route où il sait se trouver la Raison et le Progrès.

Or c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus.

Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré
supérieur de développement, mais d’ elles-mêmes, par croissance
interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien
d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la
compromettre.

Dans ces conditions on comprend que nous ne puissions
donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation
pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter
que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour
nous. Si le but de toute politique progressiste est de rendre un jour
leur liberté aux peuples colonisés, au moins faut-il que l’action
quotidienne des partis progressistes n’entre pas en contradiction avec
la fin recherchée et ne détruise pas tous les jours les bases mêmes,
les bases organisationnelles comme les bases psychologiques de cette
future liberté, lesquelles se ramènent à un seul postulat : le
droit à l’initiative.

Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que
ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est
l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme que je
réprouve. Que ce que je veux, c’est que marxisme et communisme soient
mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service
du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le mouvement soient
faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine ou pour le
mouvement. Et bien entendu cela n’est pas valable pour les seuls
communistes. Et si j’étais chrétien ou musulman, je dirais la même
chose. Qu’aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée
pour nous, que convertie à nous. Cela a l’air d’aller de soi. Et
pourtant dans les faits cela ne va pas de soi.

Et c’est ici une véritable révolution copernicienne
qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe, et dans tous les
partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême
gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habitude de disposer pour
nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester
ce droit à l’initiative dont je parlais tout à l’heure et qui est, en
définitive, le droit à la personnalité.

C’est sans doute là l’essentiel de l’affaire.

Il existe un communisme chinois. Sans très bien le
connaître, j’ai à son égard un préjugé des plus favorables. Et
j’attends de lui qu’il ne verse pas dans les monstrueuses erreurs qui
ont défiguré le communisme européen. Mais il m’intéresserait aussi et
plus encore, de voir éclore et s’épanouir la variété africaine du
communisme. Il nous proposerait sans doute des variantes utiles,
précieuses, originales et nos vieilles sagesses nuanceraient, j’en suis
sûr, ou compléteraient bien des points de la doctrine.

Mais je dis qu’il n’y aura jamais de variante
africaine, ou malgache, ou antillaise du communisme, parce que le
communisme français trouve plus commode de nous imposer la sienne.
Qu’il n’y aura jamais de communisme africain, malgache ou antillais,
parce que le Parti Communiste Français pense ses devoirs envers les
peuples coloniaux en termes de magistère à exercer, et que
l’anticolonialisme même des communistes français porte encore les
stigmates de ce colonialisme qu’il combat. Ou encore, ce qui revient au
même, qu’il n’y aura pas de communisme propre à chacun des pays
coloniaux qui dépendent de la France, tant que les bureaux de la rue
Saint- Georges, les bureaux de la section coloniale du Parti Communiste
Français, ce parfait pendant du Ministère de la rue Oudinot,
persisteront à penser à nos pays comme à terres de missions ou pays
sous mandat. Pour revenir à notre propos, l’époque que nous vivons est
sous le signe d’un double échec : l’un évident, depuis longtemps,
celui du capitalisme. Mais aussi l’autre, celui, effroyable, de ce que
pendant trop longtemps nous avons pris pour du socialisme ce qui
n’était que du stalinisme. Le résultat est qu’à l’heure actuelle le
monde est dans l’impasse.

Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas
qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue
d’abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à
l’imposture, à la tyrannie, au crime.

C’est assez dire que pour notre part, nous ne voulons
plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au
piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages
de consciences ou a la casuistique des autres.

L’heure de nous mêmes a sonné.

Et ce que je viens de dire des nègres n’est pas valable
que pour les nègres. Oui tout peut encore être sauvé, tout, même le
pseudo socialisme installé çà et là en Europe par Staline, à condition
que l’initiative soit rendue aux peuples qui jusqu’id n’ont fait que la
subir ; à condition que le pouvoir descende et s’enracine dans le
peuple, et je ne cache pas que la fermentation qui se produit à l’heure
actuelle en Pologne, par exemple, me remplit de joie et d’espoir.

Ici que l’on me permette de penser plus particulièrement à mon malheureux pays : la Martinique.

J’y pense pour constater que le Parti Communiste
Français est dans l’incapacité absolue de lui offrir une quelconque
perspective qui soit autre chose qu’utopique ; que le Parti
Communiste Français ne s’est jamais soucié de lui en offrir ;
qu’il n’a jamais pensé à nous qu’en fonction d’une stratégie mondiale
au demeurant déroutante.

J’y pense pour constater que le communisme a achevé de
lui passer autour du cou le noeud coulant de l’assimilation ; que
le communisme a achevé de l’isoler dans le bassin caraïbe ; qu’il
a achevé de le plonger dans une manière de ghetto insulaire ;
qu’il a achevé de le couper des autres pays antillais dont l’expérience
pourrait lui être à la fois instructive et fructueuse (car ils ont les
mêmes problèmes que nous et leur évolution démocratique est
impétueuse) : que le communisme enfin, a achevé de nous couper de
l’Afrique Noire dont l’évolution se dessine désormais à contre-sens de
la nôtre. Et pourtant cette Afrique Noire, la mère de notre culture et
de notre civilisation antillaise, c’est d’elle que j’attends la
régénération des Antilles, pas de l’Europe qui ne peut que parfaire
notre aliénation, mais de l’Afrique qui seule peut revitaliser,
repersonnaliser les Antilles.

Je sais bien. On nous offre en échange la solidarité
avec le peuple français ; avec le prolétariat français, et à
travers le communisme, avec les prolétariats mondiaux. Je ne nie pas
ces réalités. Mais je ne veux pas ériger ces solidarités en
métaphysique. Il n’y a pas d’alliés de droit divin. Il y a des alliés
que nous impose le lieu, le moment et la nature des choses. Et si
l’alliance avec le prolétariat français est exclusive, si elle tend à
nous faire oublier ou contrarier d’autres alliances nécessaires et
naturelles, légitimes et fécondantes, si le communisme saccage nos
amitiés les plus vivifiantes, celle qui nous unit à l’Afrique, alors je
dis que le communisme nous a rendu un bien mauvais service en nous
faisant troquer la Fraternité vivante contre ce qui risque d’apparaître
comme la plus froide des abstractions. Je préviens une objection.
Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un
particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un
universalisme décharné.

Il y a deux manières de se perde : par ségrégation
murée dans le particulier ou par dilution dans l’
« universel ».

Ma conception de l’universel est celle d’un universel
riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers,
approfondissement et coexistence de tous les particuliers. Alors ?
Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force
de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de
suivre ; la force « d’inventer » notre route et de la
débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui
l’obstruent. En bref, nous considérons désormais comme notre devoir de
conjuguer nos efforts à ceux de tous les hommes épris de justice et de
vérité pour bâtir des organisations susceptibles d’aider de manière
probe et efficace les peuples noirs dans leur lutte pour aujourd’hui et
pour demain : lutte pour la justice ; lutte pour la
culture ; lutte pour la dignité et la liberté ; des
organisations capables en un mot de les préparer dans tous les domaines
à assumer de manière autonome les lourdes responsabilités que
l’histoire en ce moment même fait peser si lourdement sur leurs épaules.

Dans ces conditions, je vous prie de recevoir ma démission de membre du Parti Communiste Français.

Aimé Césaire, Paris, le 24 octobre 1956

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