« Avoir 20 ans dans les Aurès... C’est le plus grand film du néoréalisme méditerranéen...
Si j’étais fasciste, c’est le premier film d’aujourd’hui que je souhaiterais brûler ! » Roberto Rosselini
Avoir 20 ans dans les Aurès pose les bases d’un cinéma de lutte et témoigne d’une guerre que les autorités colonisatrices voulaient sans images, chaque scène est une reconstitution fictionnelle dont peut être vérifiée l’authenticité « par au moins cinq personnes ».
Synopsis :
Un groupe de Bretons réfractaires et pacifistes est envoyé en Algérie. Ces êtres confrontés aux horreurs de la guerre deviennent peu à peu des machines à tuer. L’un d’entre eux ne l’acceptera pas et désertera en emmenant avec lui un prisonnier du FLN qui devait être exécuté le lendemain.
PRODUIRE AVOIR 20 ANS DANS LES AURÈS - René Vautier
Je ne me suis jamais posé de question concernant ma présence, caméra au poing, au côté des Algériens luttant pour leur indépendance : j’assume complètement. Et lors d’une émission de la Norddeutsche Rundfunk à Hambourg [1], au cours de laquelle un journaliste allemand, très gentil et très compétent d’ailleurs, essayait de mettre en contradiction le jeune résistant français de 16 ans et le maquisard « algérien » de 30 ans, j’avais établi sans aucun complexe un parallèle osé (et démesuré) entre mon choix et celui des démocrates allemands chassés d’Allemagne par le nazisme et se battant avec leurs armes – la poésie pour certains, le cinématographe pour d’autres – contre l’idéologie de Hitler.
Vautier à l’ombre de Brecht... Il n’empêche que je restais persuadé que je ne serai « tranquille dans ma tête » que lorsque j’aurai réussi à comprendre comment on avait pu amener les copains à faire cette opération de maintien de l’ordre dans les villes, les campagnes et les montagnes algériennes, avec le résultat que j’avais pu constater dans les Aurès. Comment peut-on mettre des jeunes en situation de se conduire en criminels de guerre ? Cette question-là, je ne pouvais la résoudre qu’en en discutant avec les intéressés : les appelés et les rappelés.
Aussi, pendant des années, j’ai interrogé, partout où je le pouvais – les trains étant un endroit particulièrement idoine pour ce genre d’activité –, des gens dont l’âge apparent pouvait laisser supposer qu’ils avaient connu l’uniforme en cette période 1954-1962 ; et donc que, à moins de piston assez rare, ils avaient été expédiés en Algérie. J’abordais, je questionnais... Quand je tombais juste, je me faisais souvent rembarrer, j’insistais sans trop de délicatesse, et la discussion, en règle générale, débouchait sur une évocation de souvenirs, parfois anodins, parfois révélateurs, soit de l’ambiance de l’époque, soit de la personnalité d’individus par rapport à ce réel qui resurgissait. Chaque interview se terminait de la même façon : est-ce que vous avez l’adresse de copains de régiment qui peuvent raconter la façon dont ils ont vécu, avec vous, les mêmes faits ?
J’ai ainsi accumulé un nombre impressionnant de petites cassettes audio, qui souvent se
recoupaient, ce qui m’assurait dans une certaine mesure l’authenticité des témoignages. Puis j’ai trié et réuni les anecdotes les plus intéressantes, les plus révélatrices, les plus éclairantes ; et j’en ai fait un scénario que j’ai déposé à la commission des avances sur recettes au CNC [2].
Après ce constat d’échec prévisible de nos contacts avec l’establishment de la production
française, il ne me restait plus qu’à étudier comment tourner le film avec le quart du budget nécessaire. Et comment bâtir un devis bidon pour obtenir le versement des sommes attribuées par la commission des avances, qui ne peuvent être virées au compte de la société productrice que lorsque le financement global du devis est assuré. Je passe sur les acrobaties comptables qui nous firent obtenir les autorisations du CNC. Toujours est-il que j’eus finalement en mains le papier officiel autorisant l’UPCB à produire le film. Ouf !
Un saut à Alger pour avertir le ministre algérien de la Culture Ben Yahia, un ami, que j’allais
enfin pouvoir faire les repérages en Algérie. Mais je me heurte à un mur : le directeur de cabinet, remplaçant provisoire du ministre, m’avise que je dois prendre comme acteur principal dans mon film un gars envers lequel il a des obligations morales. Si je refuse, il ne m’accorde pas d’autorisation de tournage en Algérie. « Tu comprends, c’est l’ancien mari de ma femme, il est acteur, et lorsqu’il s’est séparé de sa femme pour qu’elle devienne la mienne, je me suis engagé moralement à l’aider à travailler sur les films français se tournant en Algérie. » J’ai beau dire que j’ai déjà trouvé l’acteur qui me convient et que celui qu’il veut m’imposer ne me convient pas du tout, rien n’y fait : inébranlable, le directeur de cabinet reste retranché derrière ses engagements périconjuguaux. Finalement, je claque la porte en lui jetant : « Eh bien, grâce à ta connerie, Avoir 20 ans dans les Aurès se tournera en Tunisie. » Et, quinze jours plus tard, je tournais les premiers plans en Tunisie, avec l’acteur de mon choix.
Je n’avais pas braqué de banque – je ne dis pas que nous n’avions pas envisagé cette solution, mais nous n’avions guère de compétence en ce domaine, et pas le temps d’en acquérir avant le tournage. Simplement, nous avons pris le problème à l’envers : compte tenu du fait que nous ne pouvons avoir l’argent nécessaire pour tourner le film, quel type de film pouvons-nous tourner avec l’argent qu’on a ?
La réponse allait venir tout naturellement dans l’action, un peu au coup par coup : nous
n’avions pas de producteur ou de coproducteur ? L’UPCB allait donc produire seule. Nous n’avions pas de possibilité de tourner en studio ? Parfait, nous allions faire du documentaire reconstitué. Nous n’avions pas les moyens de payer les acteurs plus de deux semaines chacun, de même que la plus grande partie des techniciens ? Nous allions donc inventer un tournage-happening pendant lequel chaque acteur vivrait son propre personnage plongé dans le contexte de la guerre d’Algérie reconstitué par les témoignages de ceux qui l’avaient vécue. Nous n’aurions pas le temps de recréer le climat de groupe, de bande, dont l’importance primordiale ressortait de tous les témoignages des anciens et que résumait une phrase enregistrée lors du témoignage d’un lieutenant : « Le principal est de les amener, appelés, rappelés et engagés, à l’échelon de la section, à se reconnaître comme un ensemble fermé, une communauté ; après, l’officier s’arrange pour que l’extérieur soit hostile à cette communauté. Et ça démarre : tous pour un, un pour tous ; et ce qui est hors du groupe est l’ennemi. À partir de là, à toi de jouer, t’as gagné si tu gardes les ficelles de la manœuvre ! »
Créer le réflexe de communauté, les liens d’amitié en quinze jours, impossible. Alors j’ai engagé des amis bretons de longue date, des groupes de copains déjà soudés dans lesquels s’intégraient mes deux fils, et des jeunes acteurs qui jouaient une pièce de Jean-Michel Ribes intitulée Les Fraises musclées, unis par les soirs et les soirs de jeu en commun. Et puis j’ai eu la chance de tomber, pour les « hors groupes » – le soldat qui allait déserter et l’officier – sur deux garçons qui s’engagèrent à fond dans l’aventure pour des raisons qui leur étaient personnelles : Alexandre Arcady, qui fut le Nono bourré à la fois de doutes et de certitudes ; et Philippe Léotard, que j’avais vu dans La Cuisine chez Mnouchkine, et qui se trouvait libre à ce moment-là.
Et vogue la galère ! Quelques copains à l’image (dont Pierre Clément, qui avait vécu la guerre d’Algérie dans les djébels et en prison) ; au son, un ancien des commandos ; à la régie, un pied-noir réfugié en Tunisie ; un directeur de production qui gérait le peu de finances à partir de Paris et qui ne put (ou ne voulut ?) jamais venir jeter un œil sur le tournage ; une script tout frais émoulue du fin fond de la Bretagne avec son mari photographe de village – tout cela allait faire l’ossature du tournage en amalgamant des copains tunisiens et algériens plus ou moins bénévoles.
Simone Nedjma Scialom allait reprendre tous les éléments filmiques que nous avions
impressionnés (en nous tenant dans le cadre des trois semaines de tournage « au minimum syndical »), pour en faire, pour ses débuts (c’était son premier montage de long-métrage), un tout qui n’avait à coup sûr rien à voir avec ce que la production commerciale française avait fait depuis la naissance du cinéma ! Un jour, quand je serai bien vieux, au soir à la chandelle, dans ma retraite bretonne, je m’amuserai à raconter en mille pages le tournage de cet Avoir 20 ans dans les Aurès... Pour ceux qui l’ont vécu, je crois que cela reste – unanimement, peut-être pas, mais presque ! – un excellent souvenir saupoudré de gargantuesques éclats de rire. Merci à tous les acteurs (par acteurs, j’entends techniciens aussi bien que comédiens !) qui ont accepté d’apporter leur talent, certes, mais surtout leur joie de vivre aux confins du Sahara, pour bâtir notre ours.
La pellicule impressionnée, développée, était sortie montée en un temps record des mains
habiles de Nedjma. Projetée par erreur devant des sélectionneurs de la sélection nationale française pour Cannes, elle en avait conquis quelques-uns, qui nous laissèrent entendre que le film ne déparerait pas au sein de la sélection. Bien sûr, nous avons cru à une blague, et c’en était une : le ministre des Armées Michel Debré, par l’intermédiaire de son représentant au sein de la commission de contrôle, mit vite le holà aux velléités de nos partisans officiels. Mais le film fut rattrapé par la sélection de la Critique. Nous voilà donc le terminant dare-dare (toute la musique, je veux dire toutes les chansons du film furent composées et enregistrées en une après-midi et trois bouteilles de Beaujolais ; et le mixage liquidé en dix-huit heures par un Antoine Bonfanti euphorique et hilare), fonçant au laboratoire avec le chèque de 30 000 francs que le directeur exigeait pour nous remettre la copie zéro (c’était la première et dernière avance que nous consentit le distributeur, qui venait d’acheter les droits en pensant que la sortie du film à Cannes abaisserait les frais de lancement) ; et hop, tous ceux et celles
qui avaient participé à la galère et disposaient d’un peu de temps libre se retrouvaient à Cannes, très exactement au camping de la Bocca, car l’état de nos finances ne nous permettait pas de prendre des chambres d’hôtel autres que celles que la libéralité de la direction du Festival avait mises à notre disposition !
Cela alla très bien pendant trois ou quatre jours, mais c’est lassant, un festival. Notre équipe
n’était pas faite pour, et lorsque des agents à gants blancs sur grosses motos vinrent nous prévenir que nous devions aller chercher le prix de la critique internationale attribué par le jury de la critique à Avoir 20 ans dans les Aurès, il n’y avait plus personne pour représenter l’équipe. Je me souviens avoir appris la bonne nouvelle à la cinémathèque d’Annaba, avec les copains algériens, par la voix un peu pincée d’un attaché culturel de l’ambassade de France qui venait de l’entendre sur son transistor.
C’est aussi à Annaba que je reçus un télégramme de notre distributeur, la Framo, qui contenait cette phrase sublime : « Nous savons que vous avez tenu à mener à bien votre œuvre sans compromission aucune et vous félicitons du résultat, mais votre absence à Cannes au moment de la remise du prix qui nous a été attribué relève de la provocation et de la faute professionnelle. » Comment aurions-nous pu penser que notre film, dont ce « professionnel » nous disait une semaine avant Cannes qu’il n’était qu’une plaisanterie qu’il appuyait pour aider les jeunes qui y avaient participé, allait être primé ? Le témoignage que j’avais tenu à mettre en images était devenu une « œuvre »... Mais le plus simple est de soumettre à votre appréciation l’article du Canard enchaîné dans lequel le critique Yvan Audouard rendait compte de ce que représentait pour lui notre film...
Ce texte a été publié la première fois dans le livre Caméra citoyenne. Mémoires de René Vautier (éditions Apogée, 1998).