Djihad contre les djihadistes
Nous sommes en guerre, il faut frapper, hurle Monsieur Valls. « Il faut un Guantanamo à la française », demande Monsieur Ciotti [1]. Les crimes de Conflans-Sainte-Honorine et de Nice ont déclenché un concours de vengeance haineuse, d’extrême droite, de droite, de partout, en continu. Experts toutologues et polémistes les plus réacs et les plus revanchards se sont dépassés, rejoints par plusieurs ministres en tenue de combat. Amalgame, stigmatisation, désignation de personnes à abattre, provocations pousse-au-crime. Des propos qui tombent sous le coup de l’incitation à la violence, incitation à la haine et à la haine raciale mais qui restent impunis au nom de la liberté d’expression. En somme, un véritable djihad contre les djihadistes. Salafisme contre salafisme, et aboutissement de la vague des problématiques identitaires qui ont pris la place des questions sociales depuis quelques années, pour le plus grand soulagement des maîtres. Ils savent bien comment la question sociale est désamorcée lorsqu’elle est formulée en termes ethnico-culturels. La loi sur « les » séparatismes est prévue pour détourner la lutte sociale. Inégalités, chômage, précarisation, la grande colère sociale qui résulte de quarante années de néolibéralisme ne trouve plus de débouché politique du côté d’une gauche trop embourgeoisée et trop éparpillée. Celles et ceux qui partagent cette colère, méprisés et réprimés lorsqu’ils portaient des gilets jaunes, pourraient glisser vers ce djihad contre le djihad et venir grossir les rangs d’une droite xénophobe qui partout marque des points.
D’où cet empressement à exploiter le choc émotionnel de tout un pays, avec le chacal pour modèle.
CONTRE L’EXTRÊME DROITE ET SES IDIOTS UTILES
No pasarán !
Si je reprends l’inoubliable cri des Républicains espagnols, c’est que l’irrespirable climat politique actuel me fait penser aux années qui précédèrent la Seconde guerre mondiale.
La France de 2020 n’est évidemment pas l’Allemagne de 1933. Mais les mêmes forces, qui œuvrèrent là-bas à la victoire du nazisme et chez nous à la collaboration avec lui, hurlent à nouveau leur haine, dans un contexte nationaliste mondial très inquiétant. L’« islamo-gauchisme » a remplacé dans leur bouche le « judéo-bolchevisme ». Au nom de la défense de la liberté d’expression, elles veulent en réalité étouffer notre liberté d’expression.
Je ne suis pas un fan d’Éric Dupond-Moretti, mais il a d’emblée répondu à Léa Salamé (en fait, je crois, à Gérald Darmanin) : « l’exploitation de cette émotion à des fins politiciennes me dégoûte. [2] » C’est tout l’objet de ce cri du cœur.
Oui, il faut combattre les tueurs islamistes. Oui, il faut défendre la loi de 1905 – toute la loi mais rien que la loi. Oui, la laïcité est le seul régime qui puisse nous permettre de vivre ensemble dans notre diversité sociale, politique, idéologique et religieuse. Mais faut-il débattre encore de l’utilité d’une réécriture des Livres saints – au pluriel, car l’Ancien Testament contient au moins autant d’appels au génocide que les sourates guerrières du Coran ? Nul besoin cependant d’être grand clerc pour savoir que cette perspective n’a guère de chance de se réaliser avant des décennies, sinon des siècles. Combien de temps a-t-il fallu à l’Église catholique, avec ses papes et ses conciles, pour renoncer à accuser les juifs d’avoir tué le Christ (sans cependant modifier la Bible) ? Imagine-t-on l’islam, dépourvu de hiérarchie, réécrire demain le Coran ? Quant au blasphème, toute personne informée sait qu’il n’est ni prôné ni interdit, notion religieuse qui ne figure – évidemment – dans aucune loi d’un État laïque comme le nôtre.
Franchement, la priorité n’est pas là. Charognarde, l’extrême droite s’empare du cadavre de l’enseignant assassiné pour appeler à une épuration à l’envers. Irresponsables, des ministres lui emboîtent le pas [3]. Les idiots utiles de l’Hiver républicain de Gilles Clavreul suivent le mouvement : pour mieux servir les ambitions frustrées de l’ex-futur maire de Barcelone ? Et, hélas, nombre de « Je suis Charlie », indiscutablement sincères, entérinent bon gré mal gré l’amalgame entre islamisme et islam, au risque de repousser les plus fragiles des musulmans, déjà souvent humiliés et discriminés, dans les bras des fondamentalistes. Et pourtant, contre ces derniers, il faut de toute évidence unir, et non diviser.
L’ex-président de France-Israël, Gilles-William Goldnadel, vient d’appeler à « venger Samuel Paty » [4]. J’ose espérer que sa langue a fourché. Car des esprits enfiévrés par toute cette propagande pourraient passer des paroles aux actes et s’en prendre à des musulmans, assimilés du fait de leur foi aux tueurs qui s’en réclament, voire à leurs soi-disant « complices ». Le 24 octobre, une courageuse main anonyme a tagué « collabo » sur le siège du parti communiste français (PCF), place du Colonel-Fabien – quel paradoxe, un descendant spirituel des véritables collabos accusant de cette infamie les héritiers du principal parti de la Résistance française !
Gare aux gestes symboliques : ils annoncent souvent le passage des paroles aux actes. Déjà, des traqueurs d’islamistes et d’« islamo-gauchistes » frappent dans l’indifférence générale. Le 20 octobre, les vitres d’une mosquée de Bordeaux brisées, et ses murs ornés d’un « Mahomet = lâche » et d’un « enlève ton voile » (sic). À Béziers, le lendemain, un appel sur Facebook à « cramer la mosquée » – signalé vainement à Pharos. Le surlendemain, à Angers, deux Jordaniens, un frère et sa sœur, agressés parce qu’ils discutaient… en arabe. Le 25, une femme voilée poignardée sous la tour Eiffel, acte qualifié par le parquet de « raciste », contrairement au « fait divers » présenté par les médias – on imagine la réaction des mêmes si la victime était juive ou chrétienne. Faut-il rappeler que, tout au long de l’année, des policiers avaient donné de tristes exemples de brutalités souvent racistes, dont Un pays qui se tient sage, l’incroyable film de David Dufresne, donne une vision saisissante qui se passe de commentaires ?
Et je ne reviens pas ici sur les discriminations que subissent, en France notamment, les enfants de l’immigration – et dont le Défenseur des droits, alors le courageux Jacques Toubon, dénonçait en juin dernier la « dimension systémique ». Celle-ci menace, ajoutait-il, les « droits fondamentaux » de « millions » de personnes ainsi que la « cohésion sociale » [5].
Sont-ils conscients du danger ? Certains n’hésitent pas à accuser nommément de complicité avec le terrorisme des responsables politiques :
– Gérald Darmanin semble champion toutes catégories dans cet exercice. Ce ministre d’État, qui revendique dans l’enquête pour viol qui le vise une présomption d’innocence qu’il refuse au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), a répondu à Alexis Corbière à l’Assemblée nationale : « je ne m’explique pas qu’un parti comme le vôtre, qui a dénoncé pendant longtemps l’“opium du peuple” en soit désormais lié avec un islamo-gauchisme qui a détruit (?) la République. [6]. »
– Jean-Michel Blanquer, lui aussi, dans le Journal du dimanche, désigne à l’opprobre publique Jean-Luc Mélenchon – Marine Le Pen l’avait fait avant lui – ainsi que… Edwy Plenel. Sa vindicte englobe les universités et plus généralement les sciences sociales « gangrenées » par une « vision du monde qui converge avec les intérêts islamistes » [7].
– ô surprise, l’ineffable Manuel Valls participe également à la curée contre le leader des Insoumis : « il a été d’une très grande complicité, il a une très grande responsabilité dans tout ce qui s’est passé, dans tout le rapport de la gauche avec la lutte contre l’islamisme. » Conclusion : Mélenchon n’est plus « dans le camp des républicains » [8].
– même l’ancien premier ministre socialiste Bernard Cazeneuve fustige (sans précision il est vrai) « un islamo-gauchisme qui regarde avec les yeux de Chimène certaines organisations communautaristes qui ont en elles une défiance, pour une pas dire une forme de haine, de la République » [9].
– Valeurs actuelles, il y a un an, présentait à sa « une » un « panel » plus large d’« islamo-collabos » [10].
– à L’Express, Élisabeth Badinter assure : « cela ne peut plus se régler dans le pacifisme, car c’est allé trop loin. C’est une guerre que nous devons mener ». Et de dénoncer : « à nouveau, une partie de la population se dira que, peut-être, on exagère la menace. Nos adversaires vont jouer là-dessus, avec la complicité de leurs alliés à gauche, que ce soit une bonne partie des Insoumis, comme dans les universités où des clusters vont développer cette argumentation victimaire. [11] »
– une autre Élisabeth (Lévy), avec un prodigieux sens de la prémonition, avait tout prévu voici quatre ans : « certains, comme les indigènes de la République et tous ceux qui rejouent sans arrêt la guerre d’Algérie, ne sont pas des idiots utiles de l’islamisme mais des complices assumés. En revanche, il y a effectivement, à l’extrême gauche du paysage médiatique, un parti de l’Islam qui fait le jeu, sous couvert de libertés, de l’islam le plus archaïque. Plenel ou Lancelin se sentiront toujours plus proches d’un Tariq Ramadan ou peut-être pire que d’Alain Finkielkraut. [12] »
– le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ne pouvait rester à l’écart : le réalisateur Yves Azéroual (dont le film accusateur a été déprogrammé… à Neuilly-sur-Seine) en est certain, « l’islamo-gauchisme est avant tout une idéologie qui passe par une alliance objective entre la gauche radicale et l’islam politique ». Et de se demander « pourquoi cette gauche prétendument anticléricale a-t-elle conclu cette alliance avec l’islamisme [13] ? »
– dans la même veine mais à la manière de Je suis partout, Dreuz.info rebaptisait le chroniqueur quotidien de France inter « Claude Mohammed Askolovitch », formule reprise par plusieurs sites ultra-sionistes [14].
– Philippe Karsenty, sur celui de Causeur, fait porter à Charles Enderlin la responsabilité de l’assassinat de Samuel Paty – basse vengeance du débouté de l’affaire Al-Doura [15].
– last but not least, plus récemment, dans l’émission « 28 minutes » d’Arte, Pascal Bruckner se répand en diatribes antiféministes pour mieux attribuer rétroactivement à Rokhaya Diallo la responsabilité de l’attentat sanglant contre Charlie [16].
– à propos de Charlie, enfin, un « ami » me traite sur Facebook d’« assassin » parce que… je critique des « unes » signées de Riss – à qui, comme à tout caricaturiste, il est arrivé de déraper, sans doute plus souvent qu’à son tour…
Je le répète : la France de 2020 n’est pas l’Allemagne de 1932, a fortiori de 1942. Il faut néanmoins tirer les leçons du passé. Les aïeux des islamophobes les plus hystériques d’aujourd’hui étaient alors des antisémites non moins hystériques. Faites l’expérience réalisée il y a longtemps par Esther Benbassa : remplacez, dans les pires des textes d’incitation à la haine de l’islam, le mot « musulman » par le mot « juif »… Ceux qui s’en prenaient aux « youpins » dans l’entre-deux-guerres se rendaient-ils compte que leurs cibles finiraient à Auschwitz ? Et que leur propagande ignoble aurait ainsi contribué à l’extermination de six millions d’entre elles, avec tant de Tsiganes, de Slaves, de handicapés et d’homosexuels ?
À chacun sa sensibilité, à chacun son histoire. Parmi les déportés de ma famille paternelle, tous sont revenus, excepté mon grand-père Nissim, mort à Dachau en mai 1945, après la libération du camp par l’armée américaine. Mon père, Haïm, est revenu de Birkenau et des Marches de la mort. Ma grand-mère Esther et ses filles Adèle et Germaine de Ravensbrück. Mon oncle Jacques a survécu à Buchenwald et à Dachau. Sauvée par les protestants du Chambon-sur-Lignon, où l’avaient cachée ses parents entrés dans la Résistance, ma mère Jacqueline a été marquée à vie comme tant d’enfants cachés – c’est d’ailleurs pourquoi elle est devenue « porteuse de valises » pendant la guerre d’Algérie. En leur mémoire, je l’écris comme je le pense : un Éric Zemmour, récidiviste multi-condamné, qui continue à déblatérer sur les musulmans dans les émissions de CNews, ne vaut pas mieux qu’un Philippe Henriot honnissant les juifs sur Radio Paris – même si je ne lui souhaite pas la fin du Goebbels vichyssois.
Tant que j’en suis aux confidences, je veux en ajouter une, importante, car elle explique ma sensibilité particulière, à fleur de peau, à toute forme de racisme anti-arabe, même camouflé en islamophobie. Ma maman, je l’ai dit, doit la vie aux magnifiques protestants auvergnats qui l’ont cachée, comme des milliers d’enfants juifs – et jamais personne, jamais, ne les a dénoncés à la Gestapo. Cette dette, elle s’en est acquittée en devenant « porteuse de valises », dans les réseaux Jeanson-Curiel, pour le Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre d’Algérie. Dans notre tout petit appartement, s’empilaient les journaux interdits – Vérité Liberté – et les livres prohibés, de La Question à La Torture dans la République. Des réunions s’y tenaient aussi, avec des dirigeants indépendantistes et leurs « complices », comme Pierre Vidal-Naquet ou Laurent Schwartz – deux de ces « traîtres » qui sauvèrent l’honneur de la France.
Tout cela dépassait l’enfant, puis le pré-adolescent que j’étais. Mais, le dimanche, j’allais souvent chez ma tante, locataire d’un HLM tout neuf face au bidonville de Nanterre : j’y jouais avec les mômes arabes, qui me firent visiter leur « gourbi ». Dans le métro, quand les flics contrôlaient les « basanés », je n’y coupais pas. Durant la nuit du 17 octobre 1961, j’attendis pendant des heures, tremblant, le retour de ma militante de mère : elle revint la tête en sang. Quatre mois plus tard, ma première manif fut l’enterrement des neuf morts du métro Charonne. Le lendemain, dans ma classe de quatrième au lycée Michelet, je pris longuement la parole, avec la complicité de la prof de français et malgré l’obstruction des « minets » OAS.
« Amis Facebook » qui me reprochez une comparaison « indigne » entre deux époques, vous oubliez que la longue tradition arabophobe ancrée dans la colonisation ne fut pas que verbale : des Français ont humilié, torturé, assassiné des millions de musulmans à commencer par les Algériens. Ressaisissez-vous ! Croyez-vous sincèrement qu’on puisse associer la mémoire de Samuel Paty aux diatribes contre les musulmans de France, y compris ces enfants arabes qu’il a, comme tous les autres, tant aimés ? Avez-vous oublié qu’il emmenait ses classes à l’Institut du monde arabe ?
« Venger » Samuel Paty, c’est d’abord combattre les djihadistes et leurs complices. Je témoigne que les associations de solidarité avec la Palestine ont dénoncé publiquement depuis des années le collectif Cheikh Yassine et son chef Abdelhakim Sefrioui, d’ailleurs lié à l’extrême droite comme des photographies l’attestent, sans que les « services » ne sévissent [17]. Il aura fallu qu’il soit impliqué dans le drame de Conflans pour que le Conseil des ministres dissolve son groupuscule. « Venger » Samuel Paty, c’est aussi combattre d’un même mouvement les prêcheurs de haine islamistes et islamophobes. C’est enfin rassembler toutes les forces démocratiques et républicaines contre l’extrême droite et ses alliés/rivaux au sein du gouvernement. En 2022, il faudra s’en souvenir !
No pasarán !