C’était les Halles, c’était le « ventre » de Paris. Le ventre pour manger, le ventre pour baiser, le ventre pour enfanter.
Ce ventre a été arraché dans les années 1960. La totale. Un crime sans précédent contre le vivant d’une ville. Un trou est resté. Immense, béant, pendant des années. Et ce fut un énorme centre commercial. Moche à pleurer. Jusqu’à gâcher la grâce de Saint-Eustache. Dans les pierres de l’église, à hauteur d’homme, des clous avaient été plantés pour accrocher les petites bâches des marchandes de fruits et de légumes. Même ces modestes traces ont été effacées. Pour faire propre, lisse, désodorisé. Mais cette fois, après le ventre, c’est le cœur qui est arraché, c’est le cœur de Paris qui est saigné et vidé de son sang, le cœur du Paris populaire, le nôtre. De la Samaritaine à la poste du Louvre, les milliardaires ont tout raflé, tout pillé. Bernard Arnault, Francois Pinault, les rapaces les plus incultes ont tout vidé, tout aseptisé. Il n’y a plus que du luxe de duty free pour touriste friqué, de la mode et de la morgue. Et de la spéculation sur des copies indigentes de Duchamp, de Klein ou de Warhol.
Mort, le cœur du Paris de Zola, de Manet, de Doisneau, de Breton et de ma grand-mère, une bonne dans sa minuscule chambre de bonne du 24 de la rue du Pont-Neuf. Maudits soient les complices, les pouvoirs publics, les politiques, les architectes, et tous ceux qui ont collaboré à ce triomphe de l’imbécilité bourgeoise. Ils ont réalisé et accompli le projet du baron Haussmann : Paris sans le peuple. Ce racisme social a une longue histoire. En 1857, dans une lettre à Napoléon III, Haussmann dit ce que sera Paris :
« Il n’est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l’accorde. Ce doit être un foyer de l’activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d’idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l’accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s’agite la misère envieuse, et au lieu de s’épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion croissante des ouvriers de la province. [1] »
Remplacer l’invasion des ouvriers de province par les immigrés d’un peu plus loin. Repousser les ateliers, c’est-à-dire ces artisans et ces ouvriers qui seront vingt ans plus tard le peuple de la Commune, et surtout… « bouleverser les fourmilières où s’agite la misère envieuse ». Avec leurs milliards, Bernard Arnault et François Pinault ont accompli le projet d’apartheid social du Second Empire. Mais au moins, lors des prochaines manifs, on saura où aller !