
Un homme qui donne le sein à son enfant ou bien une mère pourvue d’une barbe opulente ? Voilà des questions interdites et des images prohibées. Le président des États-Unis d’Amérique, Donald Trump, a été formel dans les premiers mots de son discours d’investiture : « à partir d’aujourd’hui, la politique officielle du gouvernement des États-Unis sera qu’il n’y a que deux sexes, masculin et féminin ». Ah ? Mais la femme à barbe, on la met où ? Celles et ceux qui n’entrent pas dans les cases, on en fait quoi ? On les élimine comment ?
Monsieur Trump est obsédé et acharné contre les minorités de genre qui représenteraient 0,4 % de la population américaine. Interdiction des athlètes transgenres aux JO de 2028, suppression des aides fédérales, remise en cause des droits des personnes transgenres. Monsieur Trump ne perd pas de temps. Il l’a répété dans tous ses meetings : « votre enfant va à l’école et rentre à la maison quelques jours plus tard avec une opération ». Vous laissez faire ?
La nuit totalitaire, c’est d’abord la haine contre le fragile et contre le différent. Contre le pas normal et contre le maillon faible. Aujourd’hui la chasse est ouverte, de l’Argentine à la Hongrie, de l’Allemagne à la France, les extrêmes droites poussent dans le même sens. En arrière. On connaît, on a déjà donné. Des malades mentaux aux homosexuels, on sait quelle direction indique le bras tendu d’Elon Musk. On sait où mène la dictature de la normalité. En France, en bon petit caniche de Donald Trump, les médias de Bolloré publient un sondage pour CNews, Europe 1 et le JDD qui nous informe que 76 % des Français sont d’accord avec l’affirmation du président américain, il n’y a que deux sexes [1].
Contre cette dérive dictée par le démon et pour affirmer sa vision de la virilité, Trump publie le 13 octobre dernier un extrait vidéo du film Full Metal Jacket avec le sergent instructeur Hartman, une fameuse brute stupide qui ne sait que brailler des ordres et des insanités sur des jeunes Marines dressés pour tuer et mourir au Vietnam. Un grand classique antimilitariste. Trump l’ignore ? Il ne comprend pas la parodie ? Depuis 2016, les transgenres pouvaient servir dans l’armée américaine. Terminé.
WE WILL NOT HAVE A WOKE MILITARY ! pic.twitter.com/zpWZhSKcEs
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) October 13, 2024
La chasse au transgenre fait suite à la lutte contre le mariage gay, aujourd’hui admis et banalisé, il fallait une suite à ce filon électoral. À chaque grande poussée réactionnaire il faut son bouc émissaire, son nègre, son juif, son niakoué, son bougnoule, sa sorcière communiste, son pédé, jusqu’au pogrom, jusqu’au lynchage, jusqu’à la gamine qui veut avorter du petit Jésus qui est dans ses entrailles. Jusqu’à la tondue que rasent en rigolant les résistants de la vingt-cinquième heure. Monique, deux qui la tiennent, trois qui la niquent ! Cette veulerie grasse, ça commence à puer, vous trouvez aussi ? Mais c’est comment qu’on freine ?
Tout ça, le peintre Ribera y avait pensé, tout ce qu’on dit là.
José de Ribera a 40 ans en 1631 quand il peint cette femme, Magdalena Ventura, 52 ans, à qui des poils ont poussé à l’âge de 37 ans après la naissance de son troisième enfant, à cause d’un dérèglement hormonal rare, l’hypertrichose. L’histoire est écrite sur la pierre en bas à droite du tableau, comme dans une BD. Le message est clair : « En magnum natura miraculum ». Un grand miracle de la nature.
Au-dessus, posée, il y a une conque, symbole hermaphrodite, ou un écheveau pour filer la laine. Et l’homme derrière, c’est le mari, Félix de Amici, on connaît son nom. Résigné ? Amer ? Il nous regarde droit dans les yeux, elle aussi, droit dans les yeux. Ils sont à taille humaine, tout proches. Le tableau fait 2 mètres sur 1,30 mètre. Nous sommes dans le tableau. S’ils nous touchent, c’est qu’on peut les toucher. Et il y a ce sein au milieu, lourd et fécond, ce sein unique, et cet enfant, ce petit matin.
La femme à barbe, c’est un monstre forain, comme les nains, les sœurs siamoises, le Géant Atlas et la jeune fille sans bras. Sauf que là, non. Ce n’est pas seulement la peinture la plus curieuse de l’époque, commandée par le vice-roi de Naples, pas seulement une délectation pour son cabinet de curiosités, c’est un étonnement avec une signification spirituelle. Appelons ça de la beauté si vous préférez. Saisissante beauté dans la lumière crue avec des ombres de tombeau. C’est la réponse de Ribera. Frémissement de la peau, rides humaines, trace du temps, fleurs de peau fanées, veines bleues de lassitude des femmes et des hommes de peu. Et là, en plus, voilà une barbe qui vous pousse hors du commun. Mais aussi les plus beaux atours, ocre, dorés, avec des éclats sur des tons sourds et des tissus ouvragés. C’est le quand même, le malgré tout. Le plus bouleversant.
Depuis 1631, combien de milliards de regards ont été échangés avec cette autre sainte famille ? Dans le sillage du Caravage, Ribera l’Espagnol est classé dans le naturalisme « ténébriste ». Ça, c’est l’histoire de l’art. Mais d’abord ici, pour lui, il y a « montrer » dans « monstre ». Intégrer le monstre à la beauté du monde, vivre ce qui trouble, dire les êtres comme ils sont en vrai plus qu’en beau, ne retrancher personne de l’humanité.
Trump, c’est le tri et la déportation. De partout des collabos le rejoignent. Nous, en face, par millions, nous sommes tous des femmes à barbe.
P.S. Courez voir la magnifique expo Ribera au Petit Palais. Attention, c’est jusqu’au 23 février.