Daniel Mermet : En janvier dernier, quelques jours avant la victoire aux législatives du parti Syriza et la nomination d’Alexis Tsipras comme Premier ministre, nous étions déjà autour de cette table. Et tout de suite, tu nous as fait part de tes doutes. Ce qu’on a eu du mal à comprendre. Pour nous, c’était formidable, la gauche de la gauche arrivait en Grèce ! Aujourd’hui, force est de reconnaître que tu n’avais pas entièrement tort. Même si tu avais vraiment cassé l’ambiance ce soir-là !
Malgré tes doutes, cette victoire du 25 janvier nous a procuré un plaisir immense. C’était la première fois, depuis bien longtemps, qu’un pouvoir de gauche arrivait en Europe. Lors du référendum du 5 juillet autour de la crise de la dette publique, on a tous appris le mot formidable : « oxi », le « non » massif des Grecs aux nouvelles mesures de rigueur imposées par l’Europe. Malheureusement aujourd’hui, l’euphorie est retombée et on ne peut pas dire que l’heure soit aux grandes réjouissances. Même si cette séquence historique reste riche de promesses.
Frédéric Lordon : On va reprendre la chronologie des évènements. Ca commence avec les législatives très prometteuses de juin 2012, quand Syriza loupe d’un cheveu la majorité au Parlement. À la place, arrive aux manettes, le parti du Premier ministre Antonis Samaras (Nouvelle Démocratie), un gouvernement aussi vérolé que tous ceux qui l’ont précédé.
Le 25 janvier 2015, retournement de situation, Syriza remporte les législatives. Un moment extraordinaire parce que c’est la première véritable alternance politique en Europe depuis des décennies. L’espoir est considérable, même si l’avenir s’annonce rude pour les finances publiques grecques. L’échéancier 2015 du remboursement de la dette grecque est sacrément imposant. C’est à coup de milliards qu’ils allaient devoir payer le FMI ou la Banque centrale européenne.
Arrive le 21 février 2015, première étape significative : la Grèce et les ministres des Finances de la zone euro (Eurogroupe) signent un accord qui prolonge de quatre mois le plan d’aide à Athènes. Quatre mois de répit, avec une clause de revoyure en juin pour renégociation sérieuse. Laquelle, évidemment, se passe aussi mal que prévu, le mois de juin arrivé.
C’est alors que Tsipras fait un formidable coup stratégique : pour contrer l’ultimatum des créanciers, il décide d’en appeler au peuple par voie de référendum. Une façon de circonvenir les institutions européennes et de leur rappeler qu’en Europe, la démocratie existe. Une semaine de campagne échevelée démarre et le jour du référendum, c’est le raz-de-marée : le « non » au diktat de l’Eurogroupe gagne à plus de 60%. Un succès considérable.
Et c’est là que tout bascule à nouveau. Dans les deux jours qui suivent le referendum, Tsipras fait un tête-à-queue et repart exactement à l’opposé de ce vers quoi le propulsait l’appui populaire. Un vrai jeu de montagnes russes…
DM : Il était coincé, le camarade ! Obligé d’avaler un plat de couleuvres avec un revolver sur la tempe.
FL : Dès le mois de janvier, j’ai compris qu’à partir du moment où Tsipras refusait par principe d’envisager l’option de la sortie de l’euro, il se privait du seul instrument stratégique à sa disposition pour essayer de contrebalancer, a minima, l’asymétrie du rapport de force entre la petite Grèce et les institutions européennes. Partant de là, les carottes étaient cuites ! Ou plutôt, elles étaient dans l’autocuiseur, le feu était allumé et il n’y avait plus qu’à attendre.
Le grand débat autour de la sortie de l’euro
DM : Selon toi, Tsipras a donc mal joué. Mais que pouvait-il faire puisque l’opinion grecque, elle-même, dit qu’elle ne veut pas sortir de l’euro !
FL : Ce sont les sondages qui affirment que l’opinion grecque dit qu’elle ne veut pas sortir de l’euro. C’est très différent. Depuis quand fait-on de la politique au cul des sondages ? Parce que c’est exactement ce qu’a fait Tsipras ! Il s’est abrité derrière les sondages pour rationnaliser son incapacité radicale à envisager la sortie de l’euro. Mais qu’est-ce qu’un sondage qui, au débotté, pose une question aux gens sans leur avoir laissé le temps de s’en saisir, de la malaxer, individuellement ou collectivement ?
Je rappelle qu’en France, en janvier 2005, les sondages sur le traité constitutionnel européen donnaient le « oui » à 60%. Et finalement, au référendum du 29 mai, c’est le « non » qui est sorti dans les urnes à 55% ! Tout simplement parce qu’entre-temps, il y a eu cinq mois de débats intenses. Un moment démocratique et historique exceptionnel.
Ce que je reproche à Tsipras, c’est précisément de ne pas avoir engagé le capital symbolique et politique de sa victoire électorale, pour mettre l’opinion grecque au travail sur la question. Ce qui, malgré tout, n’a pas empêché les Grecs d’analyser tout seuls le problème. C’est ainsi que lors du referendum, en dépit du terrorisme intellectuel qui a pilonné, jour après jour, que voter « non » c’était voter pour la sortie de l’euro, les Grecs ont maintenu le cap à 60%. Quand une société est ainsi en marche, c’est à l’homme politique de lui faire une proposition.
DM : Tu isoles Tsipras, mais autour de lui, il y a le parti Syriza, des conseillers, tout un mouvement intellectuel… Tu dis toi-même que, dans l’ensemble, Syriza ne voulait pas faire mûrir le débat sur la sortie de l’euro, ni proposer de referendum.
FL : Lors de l’accord intermédiaire Eurogroupe du 21 février, j’ai eu la faiblesse d’espérer, comme tout le monde, que Tsipras avait compris à qui il avait affaire et qu’aucune discussion rationnelle n’était possible. Je pensais qu’il était lucide et qu’il avait signé cet accord pour gagner quatre mois, afin d’avoir le temps de préparer, sur le plan logistique et politique, l’animation d’un débat public en vue de la sortie de l’euro. Il n’en a rien été. Alors c’est vrai, Tsipras n’est pas tout seul. Il y a Syriza derrière. Mais il faut comprendre que Syriza est loin d’être une entité monolithique. C’est un rassemblement assez hétéroclite, avec une aile droite, une aile gauche… Et si, effectivement, la majorité de ses membres refusaient la sortie de l’euro, il y avait quand même une grosse minorité - un peu plus de 40% - qui pensait, elle, exactement le contraire. Tout simplement parce qu’imaginer échapper à la camisole du mémorandum tout en restant dans l’euro était une contradiction ! Et qu’il fallait donc choisir entre les deux termes de cette contradiction.
DM : Il ne faut pas oublier non plus la pression qu’ont exercée sur la Grèce les gouvernements et les médias européens, notamment français.
FL : C’est vrai, la pression était totale et venait de partout. Parmi les nombreuses erreurs stratégiques commises par Tsipras, il y a eu cette idée folle qu’il allait pouvoir faire alliance avec ce qu’il croit encore être la gauche, en France et en Italie. Comme si François Hollande ou Matteo Renzi pouvaient, à quelque titre que ce soit, être qualifiés d’hommes de gauche ! Et comme s’ils avaient pu avoir la moindre velléité de venir à son secours en pesant sur le bloc allemand et en essayant d’infléchir les politiques économiques européennes. Tsipras a fait une erreur d’appréciation stratégique colossale.
Les Grecs étaient totalement isolés. D’un côté, ils avaient les durs dont la seule intention était de leur faire la peau, et de l’autre, les Espagnols, les Portugais, les Irlandais, pas du tout prêts à les soutenir. A priori, c’est vrai que c’étaient les seuls sur lesquels Tsipras aurait pu espérer compter, au titre de la solidarité des malmenés. Mais pour ces pays qui étaient passés au travers de la purge, obtenir avec la Grèce une détente du mémorandum aurait été se tirer une balle dans le pied. Ayant eux-mêmes imposé comme des abrutis l’austérité à leurs peuples, ils se voyaient mal aider les Grecs à sortir leur épingle du jeu ! Donc tout le monde était contre lui. Et en premier lieu, les médias, spécialement français, dont l’européisme obtus est une constante de longue période.
Le martyr des Grecs comme arme de dissuasion
DM : Le néo-keynésien américain Joseph Stiglitz, pour qui « un autre capitalisme est possible », est exactement sur ta ligne concernant la Grèce. Il pense qu’on s’acharne sur les Grecs « pour faire un exemple » et dissuader tous ceux qui seraient tentés par l’indiscipline. [1]
FL : C’est absolument vrai. Et Stiglitz est loin d’être un gauchiste ! Mais les économistes américains, qui n’ont aucun investissement affectif ou dogmatique dans la construction européenne en soi, sont dégagés et détachés de toute pulsion fétichiste. Ils voient les choses avec un sang-froid rationnel qui échappe totalement aux économistes européens. Voire même à certains économistes des gauches critiques européennes qui communient dans la foi alter-européiste selon laquelle un autre euro est possible.
Stiglitz, lui, analyse les choses rationnellement : la construction monétaire européenne est une architecture de règles et de principes auxquels il est rigoureusement impossible de déroger. C’est une construction entièrement juridique, inscrite dans les traités et donc irréversible et rigidifiée au dernier degré. Peu importe les nécessités de la conjoncture, il n’y a pas la moindre possibilité d’ajustements.
Évidemment, cet édifice a été validé par tous les États européens qui ont été emportés par la vague néolibérale des années 1980. Mais si tous les États sont égaux, certains le sont plus que d’autres : au premier chef, l’Allemagne. Pour Berlin, il était hors de question d’entrer dans la construction européenne autrement qu’en faisant de cette Europe l’exacte décalcomanie de ses propres institutions monétaires. L’Allemagne tenait à ce qu’il y ait des règles, que ce soit les siennes, et que jamais on ne puisse les modifier. C’est notamment cette dinguerie fondamentale que dénonce Stiglitz.
Une sortie de l’euro, c’est possible. Comment ?
FL : Une sortie de l’euro est possible. Sauf que la question n’est pas, comment sortir de l’euro ? Mais, sortir de l’euro pour quoi faire ?
On peut sortir de l’euro par bien des côtés, mais qui sont loin de se valoir tous. Imaginons que le Front National parvienne au pouvoir. Et qu’il fasse la sortie de l’euro comme il le claironne (une escroquerie à laquelle je ne crois pas du tout). Ce serait, quoiqu’il en soit, d’une manière qui n’aurait rien à voir avec celle qu’est en train d’envisager, par exemple, Unité Populaire [2]. Parce que la sortie de l’euro, c’est à la fois très simple dans ses principes, mais assez compliqué dans sa mise en œuvre opérationnelle.
Restons sur le cas de figure de la Grèce : pour sortir de l’euro, techniquement, on fait quoi ? On commence par réarmer la banque centrale nationale. Aussitôt, on décrète qu’elle s’extrait du système des banques centrales européennes et qu’elle se remet à émettre une nouvelle monnaie dont la conversion s’établit au pair, c’est-à-dire, qu’un euro égal une drachme. Sur les marchés de change, ça va tanguer, c’est certain ! Mais on dit ça au départ.
Une fois réarmée, la banque centrale grecque entreprend de conduire une politique monétaire qui n’a plus rien à voir avec celle de la banque centrale européenne. On l’autorise, par exemple, si les conditions s’y prêtent et qu’elle a une réserve importante, à accorder des financements monétaires au déficit public. Évidemment, on envoie paître tous les memoranda et les mesures d’austérité imposés par l’Europe. Et tant qu’on y est, on fait défaut sur la dette. Quand on en arrive à ce genre de rupture, autant ne pas faire les choses à moitié ! Donc, on ne rembourse ni la BCE, ni le FMI, ni les créanciers privés. Et on ne rembourse pas le Mécanisme européen de stabilité (MES), c’est-à-dire le fonds d’assistance aux pays endettés. (Il est certain que la situation financière de l’économie grecque s’en trouve tout de suite largement amélioré.) Pour autant, afin de ménager le système bancaire grec et empêcher qu’il ne s’effondre, l’État peut continuer à payer, au moins en partie, la dette qu’il détient.
Évidemment, il faut prendre un tas de mesures d’accompagnement. Notamment, instaurer un contrôle des capitaux. Ce qui est de toute façon souhaitable, indépendamment de la sortie de l’euro. Car ce dont il est question en réalité, ce n’est pas seulement de changer de monnaie, ni même de pouvoir dévaluer. Le but, c’est de recréer complètement un modèle de politique économique sur la base de principes entièrement rénovés. Et même de refaire une partie des structures économiques en desinsérant l’économie grecque de la circulation internationale des capitaux. Donc en se mettant en retrait (pas complètement mais sélectivement) des marchés financiers internationaux et surtout en refaisant les structures bancaires. Autrement dit, dès qu’on sort de l’euro, on nationalise tout le système bancaire.
La sortie de l’euro : une révolution, d’abord intellectuelle
DM : Quelle est la position des partisans du plan B sur la question de la sortie de l’euro ?
FL : Franchement, je ne sais pas ce qu’est ce fameux plan B. J’ai d’abord cru que c’était une tentative de bonne foi pour tirer les conséquences des évènements terribles qui se sont déroulés en Grèce cet été [3]. Et que ses partisans prenaient acte de la nécessité stratégique impérieuse de réintégrer la sortie de l’euro dans le paysage des options disponibles. Aujourd’hui, je suis moins sûr de mon coup. J’en veux pour preuve l’attelage passablement hétéroclite qui est en train de se former autour du plan B.
Si l’on examine la ligne de Varoufakis [4], par exemple : de son propre aveu, son plan B était juste une roue de secours pour rejoindre la station service et essayer de faire le plein. Ca devait aider à tenir quelques jours, histoire de renégocier (des clopinettes, à mon sens) avec l’Eurogroupe. Ce n’était absolument pas un plan de sortie de l‘euro.
Varoufakis a été viré par Tsipras, certes, mais fondamentalement, tous deux partagent le même refus radical d’une sortie de l’euro. Il suffit d’écouter en quels termes Varoufakis en parle : « la sortie de l’euro, c’est la fragmentation nationaliste et xénophobe de l’Europe… ».
DM : En gros, Varoufakis est dans le camp des réformateurs qui veulent agir à l’intérieur du cadre en repeignant le tableau par petites touches. Rien à voir avec les révolutionnaires qui proposent de faire un autre tableau, dans un autre cadre.
FL : Pour moi, c’est le grand mystère. Varoufakis s’acharne à vouloir peindre à l’intérieur du cadre, alors qu’il s’est pris son seau de peinture sur la tête et qu’il s’est fait traîner à la sortie de la ville à califourchon sur un rail. Mais il persiste ! J’y vois la force sociale de la croyance.
C’est très comparable à ce qui s’est passé dans les années 1920 avec l’étalon-or. Ce système monétaire international avait des propriétés formellement très semblables à celles de l’euro. Ce système, qui ne cessait de diffuser des effets dépressionnaires et récessionnistes, a produit les pires catastrophes au moment de la crise de 1929. Jusqu’à ce que l’étalon-or finisse lui-même par éclater tant c’était rigoureusement intenable.
Pourtant, on n’imagine pas la puissance de cette croyance en l’étalon-or chez les élites de l’époque ! Une croyance quasi religieuse. Le spectacle des effets catastrophiques de la chose avait beau se dérouler sous leurs yeux, les entendements étaient bloqués. Pas moyen de leur faire admettre la moindre révision. C’est exactement ce qui nous arrive avec l’euro. Et le pire, c’est que même ceux qui ont été le plus violemment maltraités par l’euro en demeurent, d’une certaine manière, mentalement prisonniers. Ils ne peuvent pas sortir du cadre.
En l’occurrence, il n’existe pas un seul et unique cadre, mais une multitude, emboîtés les uns dans les autres. Dans la Malfaçon [5], j’explique qu’il faut d’abord sortir du cadre de la construction monétaire européenne, avant de pouvoir sortir de celui du capitalisme. Pour moi, la cause est entendue, l’urgence c’est l’euro : si nous restons à l’intérieur du système, nous n’obtiendrons rien de différent et continuerons d’y souffrir mort et passion. Donc, ce cadre-là, il faut le péter. C’est d’ailleurs comme ça qu’on aura des chances de faire trembloter le capitalisme. Parce qu’un plan de sortie de l’euro par la gauche implique qu’on refasse les structures de la banque et de la finance. Ce qui revient à s’attaquer au cœur du réacteur du capitalisme.
L’Europe ou les camps ?
DM : Ce qui mine les débats sur l’Europe, c’est cette hantise très intériorisée du repli nationaliste. On se souvient de Jean-Marie Cavada disant en 2005 « il faut voter oui, car voter non c’est voter Auschwitz ». On a intégré l’idée que la gousse d’ail et le crucifix contre le nazisme et toutes les horreurs, c’est l’Europe.
FL : Les débats ont atteint un tel degré de polarisation antinomique que le choix c’est : l’euro ou les camps ! À une autre époque c’était : la mondialisation ou la Corée du Nord !
Euclid Tsakalotos, le ministre des Finances qui a succédé à Varoufakis, a dit lui-même que sortir de l’euro c’était se préparer au retour des camps. C’est Stathis Kouvelakis, d’Unité Populaire, qui le raconte dans un long entretien qu’il a donné à la revue américaine Jacobin [6], au lendemain de l’Eurogroupe.
Je me bats contre cette connerie depuis le début de la crise européenne. Mais on a beau répéter les choses cent fois, ça ne passe pas. Pourtant, il suffit de se souvenir de la vie avant l’euro. Ce n’est pas si vieux ! À l’époque de la CEE, il n’y avait ni monnaie, ni grand marché uniques et, à ce que je sache, nous n’étions pas en pleine troisième guerre mondiale et les extrêmes droites ne tenaient pas le haut du pavé. Je dirais même qu’elles avaient tendance à être beaucoup moins présentes qu’aujourd’hui. Je rappelle par ailleurs qu’il y a cent quatre-vingt pays qui n’ont pas le grand bonheur d’appartenir à la zone euro et qui, pour autant, ne sont pas tous des nazis.
C’est par infirmité intellectuelle qu’on est incapable de comprendre que les nations européennes peuvent entretenir entre elles des liens fructueux et denses qui ne passent pas par la monnaie, la circulation des capitaux, des containers et des camions.
Le vrai internationalisme est celui de la culture, du tourisme, de la science, de la pensée. Il faut voir tout ce que l’Europe a réussi à faire quand l’euro n’existait pas, Airbus, Ariane, le CERN, Erasmus… Si on réussit à défaire l’euro, il faudra pousser à fond les cursers dans toutes les autres directions, dans tous les autres compartiments du jeu. Ce n’est pas ce qu’on appelle le repli national !
DM : Le problème avec la question de la souveraineté, c’est qu’elle peut conduire à de drôles d’alliances. Depuis que Jacques Sapir fait du pied au Front National, tout le monde s’interroge. Est-ce qu’un jour, on ne va pas retrouver Lordon en train de guincher avec Marine ?
FL : La souveraineté, selon son concept, ne signifie rien d’autre que : décider ensemble. Elle appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants. On sait bien que la comédie parlementariste n’est pas une réalisation satisfaisante de cet idéal, mais pour autant l’idéal existe et il travaille dans les esprits. Les euroépistes fanatiques, eux-mêmes, sont des souverainistes puisqu’ils sont les partisans d’une reconstitution de souveraineté, mais à l’échelle européenne ! Donc, arrêtons avec ces confusions conceptuelles à n’en plus finir.
Maintenant, parlons de Jacques Sapir. C’est une catastrophe, même si c’était assez prévisible. Au moment où l’épisode grec a vraiment fait bouger les choses, Sapir a déboulé en nous servant une louche bien épaisse de Front National. Quatremer, Colombani, Leparmentier n’attendaient que ça pour agiter l’épouvantail du Front National, le seul argument qu’il leur reste.
Ceci étant, il serait idiot de nier que des forces de convergence troubles sont à l’œuvre. Une réalité d’autant plus dangereuses que l’époque est dangereuse elle-même. Dans les époques de confusion, il faut tenir un cap intellectuel et idéologique avec une rigueur de fer. Ne pas céder au moindre pas de côté, parce que sinon, c’est le début d’une glissade qui peut se révéler irréversible. Avec Sapir, manifestement, c’est le cas.
No Podemos !
DM : Parlons maintenant du parti Podemos en Espagne. Ils ont suscité un grand enthousiasme, on s’est dit que c’était un mouvement formidable qui réinventait la politique. Mais aujourd’hui, c’est en train de tourner curieusement. Les sondages sont moins bons et on assiste à des rapprochements beaucoup moins révolutionnaires que ceux que l’on aurait pu imaginer.
FL : Encore une fois, on va croire que j’ai une passion mauvaise pour le chamboule-tout et que j’ai décidé de dégommer tous ceux en qui on a envie d’espérer. Mais je suis navré de le dire, Podémos est bien pire que le Syriza de Tsipras. Aujourd’hui, les gauches européennes sont dans un tel désarroi qu’elles surinvestissent massivement la première occasion d’espérer, à rebours de toute lucidité analytique. C’est comme ça qu’on a surinvesti le Syrisa de Tsipras, puis héroïsé et iconisé Varoufakis. Maintenant, c’est au tour de Podemos.
Je ne dis pas qu’il faille abandonner toute espérance, parce qu’il existe quand même un paysage dans lequel il y a eu Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Corbyn au Royaume-Uni, Bernie Sanders, le candidat démocrate tout à fait inattendu aux États-Unis... Ca veut dire que la sociale démocratie occidentale est en phase terminale. Elle est en pleine décomposition et il va falloir que tout ça rejoigne très vite les poubelles du restaurant.
En même temps, ce qui se construit par-dessus cette pourriture est encore un peu trouble. Je dirais même que Podemos va être encore plus incertain que Syriza parce qu’à la différence de Tsipras, les Espagnols n’essaieront même pas d’aller plus loin. C’est mon anticipation.
J’ai apporté une vidéo éclairante qu’a faite Iglesias, le fondateur de Podemos, sur le site du quotidien La Republica, le 31 juillet 2015 [7]. Il dit : « Ce qu’a fait le gouvernement grec est malheureusement l’unique chose qu’il pouvait faire. Nous ne pouvons pas faire de grandes choses, une réforme fiscale, nous battre pour la déprivatisation de la santé, pour une éducation publique, nous ne pouvons pas faire beaucoup plus ». « No podemos hacer grandes cosas. No podemos hacer mucho mas que…etc »
C’est un parti qui s’appelle Podemos et qui n’arrête pas de dire « no podemos ». C’est vraiment ballot ! Pour eux, la croyance en l’euro est inébranlable et il est hors de question d’engager le rapport de force avec les institutions européennes.
Pour moi, Podemos est un tigre de papier qui s’affalera avant même d’être arrivé au pouvoir parce que le parti a fait de l’efficacité électorale son leitmotiv absolu. Leur dernier congrès a vu triompher une motion qui mettait sur le côté les « cercles Podemos », c’est-à-dire la démocratie participative locale du mouvement. Tout ça pour pouvoir reconstruire un parti politique des plus classiques, avec leader et objectif d’accession au pouvoir. Par rectifications successives et accélérées, tous les espoirs que l’on pouvait mettre dans le Podemos du début de l’année ont été abandonnés en cours de route. Et malheureusement, j’ai peur que cela finisse aussi mal que Syriza.
Et la gauche française dans tout ça ?
DM : Quelle est l’influence de tout cela sur la gauche française ? Se pose-t-elle des questions, en tire-t-elle des leçons ?
FL : Il ne s’est pas rien passé, c’est sûr. La gauche que j’appelle « alter européiste », et qui défend la thèse que nous allons reconstruire un autre euro et nous débarrasser de l’austérité par le rapport de force, a été très ébranlée. Pour Attac ou la fondation Copernic par exemple, c’est le commencement des grandes révisions stratégiques. Je ne dirais pas que l’aggiornamento est à portée de main, mais les gens avec lesquels j’ai ferraillé amicalement se sont mis en mouvement. C’est manifeste, ils ne disent plus les mêmes choses depuis le juillet grec. Même si l’idée qu’il faut un acte de rupture avec l’euro pour y arriver n’a pas encore totalement pris consistance. Du coup, on reste coincé dans cette espèce de dialectique du plan A et du plan B : on va ouvrir le rapport de force, aller à l’épreuve et si – et seulement si - on n’y arrive pas, alors on sortira.
Ce qui est intéressant dans cette dialectique, c’est cette idée d’aller au bout du rapport de force pour obtenir la vérification ultime, par acquis de conscience en quelle que sorte, que ça ne pouvait pas marcher. Je trouve la démarche très sympathique. Simplement, il ne faut pas se raconter d’histoires, le plan A va vivre ce que vivent les roses, l’espace d’un matin. Très rapidement, il va se transmuter en plan B, du seul fait de l’opposition radicale du bloc allemand.
Soit dit en passant, ce qu’on occulte systématiquement, c’est que cette Allemagne intraitable puisse foutre le camp un jour ! Je suis convaincu que si elle se retrouvait dans un rapport de force un tant soit peu défavorable, avec un groupe de pays qui la contraigne à mettre de l’eau dans son vin, ses règles et ses principes, c’est elle qui prendrait la tangente. Je serais presque tenté de dire que les forces objectivement les plus puissantes de la décomposition de l’euro ne sont pas du côté des pays dominés, mais du côté des pays dominants. La Finlande, par exemple, ne veut plus entendre parler de l’euro, l’Allemagne se pose des questions… Et on n’est pas passé loin de la rupture avec la Grèce qui est un tout petit État. Si jamais un bloc de pays comme l’Espagne commençait à mettre le souk dans l’ordonnancement européen, ça pourrait aller très mal.
Unité Populaire ?
DM : Que peut-on espérer du petit parti dissident Unité Populaire ? Pour l’instant, il ne pèse pas lourd dans les sondages, mais il est cohérent et a été rejoint par le créateur de Syriza, Manolis Glézos.
FL : Tsipras a précipité les élections législatives pour empêcher Unité Populaire, qui est un parti très jeune, de s’organiser et de monter en puissance. Moyennant quoi, Unité Populaire doit faire 5 ou 7% dans les sondages, ce qui est déjà admirable, compte tenu de la brève existence du mouvement.
Le drame c’est que, comme l’explique Stathis Kouvelakis, la vague d’opprobre qui est en train d’emporter Syriza est telle, qu’elle frappe toute la gauche de manière indiscriminée. Au point qu’Unité Populaire, qui a pourtant défendu une ligne opposée à celle de Tsipras, risque d’être balayée de la même manière.
Pour les camarades grecs, la chose est claire : le mouvement Syriza va disparaître et ce sera la grande réussite de Tsipras. On va assister à la fin d’un cycle politique et au commencement d’un autre. À l’évidence, Unité Populaire est maintenant un parti homogène du point de vue de la ligne stratégique. Mais tout va dépendre de la conjoncture macroéconomique des douze prochains mois. Ca va être terrible ! La Grèce va vers une récession encore plus saignante qu’en 2010 et 2012. Et à l’épreuve de ces immenses difficultés, l’option de la sortie de l’euro va retrouver de la consistance et regagner du crédit. En tout cas, c’est ce qu’il faut espérer.