Le 28 novembre dernier est parue une tribune signée par les directions de la rédaction du New York Times, du Guardian, du Monde, du Spiegel, d’El País à l’occasion des douze ans de la publication de télégrammes diplomatiques des États-Unis, connue sous le nom de « Cablegate ». Ces titres ont été, pour le moins, très ambigus depuis le début de l’affaire quand ils ont décidé de lâcher, voire même lyncher leur collègue de WikiLeaks, qui ne pourrait être aujourd’hui traité de la sorte si seulement ils le reconnaissaient comme un « vrai journaliste », un collègue à défendre au nom de la liberté d’informer, comme l’ont fait, par ailleurs, des milliers de journalistes indépendants dans le monde, dont de nombreux syndicats de journalistes.
Prenons ce qu’il y a à prendre ! Cette tribune, marquant un soutien contre l’extradition d’Assange, peut être comptée comme une petite victoire de la mobilisation en soutien pour Assange et pour que le silence soit enfin rompu chez les journalistes « mal à l’aise » avec cette affaire, qui en dit beaucoup sur l’état de la presse et ses contradictions, le « deux poids, deux mesures » étant un biais toujours très puissant quand il s’agit de documenter les crimes de guerres.
Encore des contre-vérités à décrypter
Mais il y a dans la tribune ce passage qui mérite qu’on s’y attarde dans la défense du journaliste le plus primé du XXIe siècle :
« Notre groupe de rédacteurs en chef et de directeurs de publication, qui ont tous eu l’occasion de travailler avec Julian Assange, a jugé nécessaire de critiquer publiquement son attitude en 2011 lorsque des versions non censurées des télégrammes diplomatiques ont été rendues publiques, et certains d’entre nous restent préoccupés par l’allégation figurant dans l’acte d’accusation américain selon laquelle il aurait aidé à l’intrusion informatique dans une base de données classée « secret-défense ».
Si vous avez lu la chronologie du livre publié avec le film Hacking Justice et vu le film de Clara Lopez-Rubio et Juan Pancorbo, ou encore l’excellent livre de Nils Melzer (L’Affaire Assange. Histoire d’une persécution politique, éditions Critiques, 2022), vous comprendrez mieux pourquoi on peut parler de trahison du New York Times et du Guardian envers Julian Assange et leurs lecteurs. Le quotidien britannique a encore le culot de conserver sa version des faits consistant à charger Assange pour la publication des câbles diplomatiques, se dédouanant ainsi de toute responsabilité. Mais ce sont bien deux journalistes du Guardian, qui ont travaillé avec Assange à la publication des révélations de WikiLeaks (dont celles de Manning), et qui ont fait preuve de manquements aux précautions élémentaires du journalisme, notamment par la divulgation publique, dans un livre (!), des codes pour accéder aux documents… par erreur, semble-t-il [1] !
C’est précisément ce qui a forcé WikiLeaks à la publication de ces câbles afin d’informer assez rapidement, par la voie la plus évidente, les victimes potentielles de cette « bourde » qui n’auraient pas eu connaissance du livre (les journalistes du Guardian ne s’en sont pas vantés) et qu’ils sauvent leur peau, avant que ces documents ne risquent de les mettre effectivement en danger. D’ailleurs, les accusateurs états-uniens n’ont jamais amené un élément de preuve sur le fait que des agents ou indicateurs auraient été victimes de ces révélations car il semble qu’ils aient eu le temps de se mettre à l’abri, se sachant en danger. Julian Assange avait aussi pris soin de prévenir les autorités nord-américaines avant chaque grande publication, de les expurger et de masquer les noms (ce qui prenait un temps fou pour une petite équipe comme WikiLeaks et avait nécessité une coopération avec la rédaction du Guardian) malgré la pression des journalistes souvent très pressés de bénéficier de l’effet de buzz de ces publications dans leurs journaux à grand tirage, soumis à une concurrence féroce.
Quant à l’accusation d’aide à l’intrusion informatique « secret-défense », qui transformerait le journaliste Assange en espion, il y a aussi beaucoup à dire mais rien n’est dit justement… Une allégation sans aucune preuve à ce jour et qui, par ailleurs, n’enlève rien à la véracité des faits révélés. Des journalistes continuent à reprocher à WikiLeaks les révélations sur les tricheries de la candidate Hillary Clinton pendant les primaires démocrates (au désavantage de Bernie Sanders) qui, selon eux, auraient coûté la victoire contre Trump en 2016…
Notons cependant que la tribune n’a pas relancé les accusations bidon de « viol » qui ont ruiné l’image d’Assange pendant des années, l’ont acculé à se réfugier dans l’ambassade d’Équateur à Londres, avant que la CIA envisage de l’assassiner, de l’enlever secrètement… puis qu’il en a été officiellement enlevé pour être jeté dans la prison de Belmarsh, afin d’être livré aux États-Unis au nom de l’Espionage Act of 1917, alors que les accusations d’agressions sexuelles en Suède étaient finalement abandonnées et ne constituaient donc plus un prétexte. Les mensonges et la rumeur ont joué un rôle très important dans cette affaire. Que les soutiens potentiels à Assange aient été refroidis à l’époque en 2010, c’est tout à fait compréhensible, mais en 2022, que des journalistes ne prennent pas le temps de lire les documents désormais à disposition relève soit de l’incompétence, soit de la mauvaise foi criminelle (soit les deux). Mais, ce n’est pas le cas, heureusement, de cette tribune… qui constitue, au moins, sur cet aspect, un pas de plus vers une analyse plus rationnelle de la situation.
L’expression d’une solidarité qu’il faut encourager !
Aussi, malgré les réserves, saluons cette expression de solidarité (enfin !) : « mais nous sommes solidaires aujourd’hui pour exprimer notre grande inquiétude face aux poursuites judiciaires sans fin que subit Julian Assange pour avoir recueilli et publié des informations confidentielles et sensibles. »
Encore un petit effort de solidarité peut être accompli pour sauver Assange, sur le modèle de John Young, fondateur du site Cryptome, qui a demandé au ministère américain de la Justice de l’inculper également car il a publié des fichiers non expurgés du département d’État avant WikiLeaks [2].
On peut rêver que si les journalistes du New York Times, du Guardian, du Monde, du Spiegel, d’El País, qui ont aussi publié les révélations de WikiLeaks, emboîtent le pas de John Young, il serait plus compliqué pour les États-Unis de détruire ouvertement la liberté d’informer, en vertu du premier amendement de la Constitution, et l’inculpation d’Assange ne tiendrait plus à grand chose.
En attendant, prenons cette tribune pour ce qu’elle est : une bonne nouvelle et le signe qu’il se passe quelque chose. D’autant qu’elle se termine par cette vérité sur laquelle tout le monde devrait s’entendre : « publier n’est pas un crime. »
ÇA BOUGE AUTOUR DE JULIAN ASSANGE
22 novembre 2022. Le président colombien, Gustavo Petro, se déclare en faveur de la libération d’Assange. Sur Twitter, il revendique « soutenir la lutte mondiale pour la liberté du journaliste Julian Assange ».
28 novembre. Parution d’une tribune de soutien signée par les directions de la rédaction du New York Times, du Guardian, du Monde , du Spiegel, d’El País à l’occasion des 12 ans de la publication du « Cablegate ». Il reste cependant quelques contre-vérités à « débunker ».
29 novembre. John Young, le fondateur du site Cryptome, annonce avoir demandé au ministère états-unien de la Justice de l’inculper également car il a publié les câbles diplomatiques US dans leur version non expurgée, avant WikiLeaks.
30 novembre. Le premier ministre australien, Anthony Albanese, a annoncé devant le Parlement qu’il avait personnellement demandé aux responsables américains de mettre fin aux poursuites judiciaires contre Assange, ressortissant australien. « Il y a quelque temps, j’ai fait valoir mon point de vue selon lequel trop, c’est trop. Il est temps que cette affaire soit menée à son terme », a-t-il affirmé.
2 décembre. Julian Assange saisit la Cour européenne des droits de l’homme pour contester son extradition vers les États-Unis.
4 décembre. Sur Twitter, Elon Musk a lancé un sondage : « Assange et Snowden devraient-ils être graciés ? ». 80 % des 3 316 014 votants se sont prononcés pour.