Suite à la récente médiatisation d’actes antisémites, l’historien et journaliste Dominique Vidal a publié l’article « Contre l’antisémitisme, avec intransigeance et sang-froid » sur son blog hébergé par Mediapart. Nous le reproduisons ici.
Une augmentation de 74 % des violences antisémites en 2018 [1] : ce chiffre a frappé l’opinion. Il peut provoquer un choc salutaire. À condition de le resituer dans une analyse d’ensemble qui ne confonde pas l’insupportable action de petites minorités et l’opinion de l’immense majorité de nos concitoyens.
L’antijudaïsme, puis l’antisémitisme, traversent l’histoire de l’Europe – plus, d’ailleurs, que celle du monde arabo-musulman. Ils s’y sont traduits, des siècles durant, par des discriminations, des expulsions et des massacres – ainsi lors des Croisades, mais aussi, au XIXème siècle notamment, avec les « pogromes » de l’Empire tsariste. Ces persécutions ont atteint leur apogée avec le génocide nazi, qui visait certes d’autres cibles (malades mentaux, Tsiganes, Slaves, homosexuels…), mais au cœur duquel les Juifs formaient le seul groupe destiné à être tué jusqu’au dernier : la Shoah exterminera la moitié des Juifs d’Europe, un tiers de la population juive mondiale.
En France, où le régime de Vichy et sa police ont organisé la déportation de 75 000 Juifs (sur 330 000, français et étrangers, une proportion qui souligne l’extraordinaire solidarité dont ils ont bénéficié), l’antisémitisme n’a cessé de reculer depuis la guerre. Selon toutes les enquêtes, il représente aujourd’hui une idéologie marginale, alors que l’islamophobie bénéficie d’un large consensus.
La meilleure preuve, c’est, premier élément, la réponse de nos compatriotes à la question « les juifs sont-ils des "Français comme les autres" ? » En 1946, seul un tiers répond par l’affirmative. Soixante-et-onze ans plus tard – selon une enquête d’IPSOS –, la proportion atteint… 92 % (contre 81 % pour les musulmans [2]). Ajoutons que 93 % des sondés estiment que « rien ne peut excuser un acte ou une parole antisémite [3] ».
En revanche, deuxième élément, les chercheurs observent la persistance de certains préjugés vis-à-vis des Juifs, bien qu’ils soient en net recul depuis le début de la décennie : selon la même enquête d’IPSOS, 53 % des sondés pensent que « les juifs sont plus attachés à Israël qu’à la France », 52 % que « les juifs ont beaucoup de pouvoir », 51 % que « les juifs sont plus riches que la moyenne des Français » et 38 % que « les juifs sont trop présents dans les médias ». Mais il existe aussi des préjugés – et combien ! – contre les Corses, les Bretons ou les Auvergnats : parlera-t-on pour autant de racisme anti-corse, anti-breton ou anti-auvergnat ? Les préjugés, cependant, peuvent tuer, comme en témoigne le martyre d’Ilan Halimi : Youssouf Fofana était convaincu que sa victime était riche, puisque juive…
La France, troisième élément, a connu une flambée de violences anti-juives au début des années 2000. Chaque année, la Commission nationale consultative des droits de l’homme publie un rapport, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, qui suit l’évolution des actes et menaces racistes. Cette catégorie de « menaces » incluant aussi bien un courriel d’insulte qu’une lettre anonyme ou un graffiti sur la voie publique, nous préférons nous référer aux « actes », dûment recensés [4]. En 2002, par rapport à 2001, le nombre de ces derniers est multiplié par quatre, et, en leur sein, le nombre d’actes antisémites par six. Toutefois, dès 2003, on observe un net reflux des violences antisémites (- 36 %) et des autres violences racistes (- 23 %).
Ce recul s’est poursuivi – irrégulièrement – tout au long des années suivantes, s’agissant des violences antijuives. Les violences racistes, et notamment islamophobes, ont triplé en 2015, année des premiers grands attentats djihadistes en France. Mais elles connaîtront un recul de près de 60 % en 2016. Quant aux faits antijuifs, ils ont enregistré une nette décrue en 2015, 2016 et 2017. D’où l’ampleur mathématique de la remontée en 2018. Notons cependant qu’avec + 74 % en 2018 [5], le nombre de violences antisémites reste néanmoins inférieur à celui de 2014, avec 541 actes contre plus de 851 [6].
En l’absence de statistiques plus détaillées sur toute l’année, que la Commission nationale consultative des droits de l’Homme nous donnera sans doute bientôt, difficile, en tout cas, d’imputer aux « jeunes de banlieue » les dérapages antisémites commis en marge du mouvement des « gilets jaunes ». L’inscription récente de croix gammées sur une œuvre représentant Simone Veil et celle du terme allemand « Juden » sur une vitrine de magasin de bagels évoquent a priori plus l’extrême droite que les enfants de l’immigration…
Certains intellectuels parlent depuis une quinzaine d’années d’« antisémitisme musulman ». Que, parmi les musulmans comme toutes les catégories de la population, il y ait des antisémites, qui le nie ? Mais cette réalité ne saurait justifier une interprétation raciste. L’historien Georges Bensoussan avait attribué – à tort – au sociologue Smaïn Laacher, lors de l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut, l’idée que « dans les familles arabes, en France, tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère [7] ». Blanchi par la justice, il n’en a pas moins fait l’objet d’une mise en garde du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), considérant que « certains propos tenus par M. Bensoussan étaient susceptibles d’encourager des comportements discriminatoires [8] ». Conclusion significative : il a perdu ses fonctions au Mémorial de la Shoah…
Au-delà des dérapages, ce débat a été alimenté par un sondage réalisé en 2014 par la Fondation pour l’innovation politique, qui a suscité de vives réactions [9]. Ainsi la sociologue et politologue Nonna Mayer a-t-elle appelé, dans Le Monde, à « parler d’antisémitisme avec rigueur [10]. À ses sévères critiques d’ordre méthodologique, la chercheuse ajoutait « une interrogation plus générale sur la pertinence du concept de “nouvel antisémitisme” » défini notamment par rapport « aux travaux de Pierre-André Taguieff ». Or ce dernier, soulignait Nonna Mayer, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et porté tant par l’islamisme radical que par les idéologies tiers-mondistes d’extrême gauche. »
Toutes ces données quantitatives ne sauraient dissimuler les réalités qualitatives : le vécu des hommes et de femmes directement concernés. Pour la première fois depuis 1945, des Juifs, en ce début de siècle, ont été assassinés en tant que tels par des Français : les quatre victimes juives de Mohammed Merah, les quatre martyrs de l’Hyper Cacher, mais aussi Ilan Halimi, Lucie Attal-Halimi et Mireille Knoll. La complexité des autres motivations des tueurs– meurtres crapuleux, voire actes de folie – n’empêche pas qu’on les perçoive d’abord comme antisémites.
C’est dire que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme reste plus que jamais nécessaire. Et qu’elle suppose une vigilance de tous les instants. Toute incitation à la haine raciale, toute propagande négationniste doivent être combattues et sanctionnées. De ce point de vue, la loi antiraciste de 1881, celle de 1972, la loi Gayssot de 1990 et le Code pénal constituent un arsenal efficace.
Encore faut-il que celui-ci soit mis en œuvre. Or, pendant des années, un Dieudonné ou un Soral ont pu jouer impunément avec l’antisémitisme et le négationnisme. Maintenant qu’ils sont régulièrement poursuivis et condamnés, ils se déguisent en « antisionistes ». Raison de plus pour que les militants qui professent de véritables idées antisionistes les condamnent avec la plus grande fermeté [11]. De même, soutenir les revendications des « gilets jaunes » ne doit pas, au contraire, empêcher de dénoncer les dérapages commis par certains d’entre eux. Bref, l’heure est à l’intransigeance… et au sang-froid.