Dramatique, en constante expansion, le chômage ne pourra être résorbé par la croissance. Les discours sur la nécessité ou la possibilité de revenir à une situation de plein emploi ne font que retarder la recherche d’une nouvelle utilisation du temps dans les sociétés industrialisées.
L’économie n’a pas pour tâche de donner du travail, de créer de l’emploi. Sa mission est de mettre en œuvre, aussi efficacement que possible, les facteurs de production, c’est-à-dire de créer le maximum de richesses avec le moins possible de ressources naturelles, de capital et de travail. Le monde industrialisé s’acquitte de mieux en mieux de cette tâche. Ainsi, au cours des années 80, l’économie française a augmenté de 30 % sa production annuelle de richesses, tout en diminuant de 12 % la quantité annuelle de travail dont elle a besoin.
Cette évolution est appelée à se poursuivre et, comme l’écrit Guy Roustang, « la production de richesses économiques sera de moins en moins centrale dans la vie sociale [1] ». Nous sommes entrés dans une civilisation où « le temps contraint est largement dépassé par le temps libre (...). Un homme salarié de vingt ans avait, en 1946, la perspective de passer au travail en moyenne un tiers de sa vie éveillée ; en 1975, un quart ; et aujourd’hui, moins d’un cinquième. Ces fractures récentes mais profondes devraient se prolonger et induire d’autres logiques de production et d’échange [2] ».
Outre un volume accru de biens et de services, l’économie produit donc massivement, aujourd’hui, cette ressource cardinale qui, pour les fondateurs de la théorie moderne, devrait être « la vraie mesure de la richesse » : le temps libéré des nécessités et des contraintes économiques. « Là où les hommes travaillaient douze heures, ils n’en travailleront que six, et c’est cela la richesse nationale, la prospérité nationale (...). La richesse est liberté, elle est temps disponible et rien de plus », écrivait, en 1821, un disciple anonyme de Ricardo, que Marx aimait à citer.
Une perspective nouvelle s’ouvre ainsi à nous : la construction d’une civilisation du temps libéré. Mais, au lieu d’y voir une tâche exaltante, nos sociétés tournent le dos à cette perspective et présentent la libération du temps comme une calamité. Au lieu de se demander comment faire pour qu’à l’avenir tout le monde puisse travailler beaucoup moins, beaucoup mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites, les dirigeants, dans leur immense majorité, se demandent comment faire pour que le système consomme davantage de travail — comment faire pour que les immenses quantités de travail économisées dans la production puissent être gaspillées dans des petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens.
Et, comme il devient évident que les petits boulots ne suffiront pas à rétablir le plein emploi à plein temps, on nous présente maintenant la réduction de la durée du travail non comme une émancipation possible, mais comme un sacrifice nécessaire et une contrainte : celle d’un partage du travail et des salaires, ceux-ci devant diminuer dans la même proportion que la durée de celui-là. (…)