Alain Krivine, figure historique d’une génération, ça fait statue, ça fait héros. Il était le contraire. Surtout le contraire des repentis et des renégats de notre génération, ceux qui passèrent du col Mao au Rotary. Krivine représentait les autres, bien plus nombreux, celles et ceux pour qui Mai 68 fut une répétition générale et qui ont transmis le pavé aux jeunes générations. Pas un modèle écrasant et inimitable, mais une boussole pour s’y retrouver quand le brouillard et la confusion vous embrouillent. On pourrait appeler ça le « ça ». « Ça te passera avec l’âge. » C’est le titre du livre où Krivine raconte son parcours. Et en effet le « ça » ne lui a pas passé.
Fidèle et modeste, il adorait évoquer ces rares moments de grâce où la révolte, sans prévenir, surgit spontanément et où « les gens sont quotidiennement méconnaissables » [1]. Mais comment maintenir ces miracles ? Comment organiser, structurer, résister ? Il laisse la question sur la table et l’espoir à la fenêtre. Et là c’est à vous de choisir votre camp, soit le bout du rouleau, soit le bout du tunnel. Mais c’est clair pour nous, pour les siens, pour ses camarades, Krivine s’en va mais ce n’est qu’un début, le combat continue !
Alain Krivine, élection présidentielle de 1974
La LC (Ligue communiste) a été dissoute en 1973, suite à des affrontements violents contre le mouvement d’extrême droite Ordre nouveau qui réclame l’expulsion des immigrés. Déjà candidat à la présidentielle de 1969, Alain Krivine se présente en 1974. Un succès limité. Il fera 0,4 %, derrière Arlette Laguillier à 2,3 %. Krivine a toujours répété : « il m’a toujours manqué 99 % pour être président de la République. »
1988 : Alain Krivine dans un grand moment de télévision
Sur la CINQ, l’inoubliable Jean-Claude BOURRET présentait DUEL, qui suivait déjà la recette « c’est le CLASH qui fait le BUZZ », autrement dit c’est la castagnette qui fait l’audience. Et en effet ce soir-là, on n’est pas déçu ! À gauche, Jean-Pierre Vigier, directeur de recherche au CNRS, ancien résistant, membre du Parti communiste qu’il a quitté en 1968. À droite, Jean Rochet, ancien directeur de la DST (direction de la surveillance du territoire) de 1967 à 1972, et directeur du contre-espionnage en mai 1968. Au milieu (mais franchement à gauche), Alain Krivine, de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire). Pour Jean Rochet, il n’y a pas de doute, Mai 68, c’est une conspiration internationale, il a les preuves, Vigier et Krivine sont des agitateurs à la solde du communisme mondial. Un grand moment de télévision.
UNE BIOGRAPHIE d’Alain Krivine [2]
Né le 10 juillet 1941 à Paris (XVe arr.), mort le 12 mars 2022 à Paris ; licencié d’histoire, titulaire d’un DES en histoire contemporaine, enseignant, secrétaire de rédaction, puis permanent de la Ligue communiste et de la Ligue communiste révolutionnaire ; militant communiste, puis trotskyste, un des fondateurs et des dirigeants de la Jeunesse communiste révolutionnaire, de la Ligue communiste, puis de la Ligue communiste révolutionnaire.
Alain Krivine était issu d’une famille de la petite bourgeoisie juive venue en partie d’Europe centrale et orientale. Ses grands-parents paternels naquirent dans l’Empire russe, en Ukraine. Le grand-père paternel, Alter Meyer Krivine (1869-1946) vit le jour à Izzaslavl ; juif athée, plutôt anarchiste, il fuit les pogroms et arriva en France au début du XXe siècle. Il épousa Soura Fraenkel, née à Kamenetz-Podolsk. Ils eurent trois fils, dont Pierre Krivine, le père d’Alain Krivine. Son grand-père maternel, Sami Lautman (1870-1956) naquit à Braïla, en Roumanie, qui faisait partie à cette époque de l’Empire austro-hongrois. Juif athée, il fit des études de médecine à Vienne, puis partit en France où il épousa en 1905 Claire Lajeunesse. Cette dernière était née à Paris, mais était originaire d’une des plus vieilles familles juives de Lorraine. Engagé volontaire dans l’armée française, blessé pendant la Première guerre mondiale, Sami Lautman était un intellectuel et un mélomane. Il eut trois enfants : Jules Lautman qui mourut peu après son retour de déportation à Neuengamme ; Albert Lautmann, philosophe, qui vivait à Toulouse (il fut fusillé au fort du Hâ pour ses faits de résistance, une rue de Toulouse porte d’ailleurs toujours son nom) ; enfin Esther, la mère d’Alain Krivine.
Le père d’Alain Krivine, Pierre Léon Georges Krivine, naquit le 12 décembre 1899 et mourut le 21 mai 1977 à Paris. Il fit des études de médecine à Paris et devint stomatologue libéral. Athée, il n’avait aucune activité politique mais se classait à gauche, dans la mouvance antifasciste. Il a certainement voté communiste, puis ensuite socialiste, ce qui ne l’empêcha pas d’être abonné au Figaro. Sa mère, Esther Lautman, était née le 9 décembre 1906 à Paris et elle décéda le 19 juillet 1981 à Saint-Denis. Elle fit des études jusqu’au baccalauréat et arrêta ensuite ses études pour se marier avec Pierre Krivine. C’était le mariage classique pratiqué dans la petite bourgeoisie, presque arrangé par la famille. La famille vivait dans l’aisance : elle possédait un grand appartement à Paris, rue Taitbout dans le IXe arrondissement.
La famille d’Alain Krivine joua un grand rôle dans son engagement politique. Il grandit d’abord dans une ambiance culturelle juive relativement marquée. L’influence religieuse était assez contrastée : si les hommes étaient très laïques et anticléricaux, les choses s’avéraient plus nuancées du côté des femmes. La grand-mère maternelle, elle, était très pratiquante : elle allait régulièrement à la synagogue, mangeait casher et, enfin, observait strictement le schabbat. La mère, quant à elle, se contentait de jeûner à Yom Kippour. C’était un geste plus culturel que religieux, essentiellement motivé par la volonté de montrer son attachement à la communauté juive. Toutefois, la laïcité l’emportait, par exemple au moment des obsèques, qui furent civiles. Cette ambiance culturelle se révéla également par d’autres aspects comme l’impératif, non seulement de réussir à l’école, mais également d’être les meilleurs parce que les Juifs sont les plus intelligents, même si cette obligation n’était pas respectée par Alain Krivine qui dit volontiers que son parcours à l’école primaire fut laborieux, ce ne fut qu’à sa seconde classe de 6e que le démarrage se fit sentir… Enfin, le dernier aspect culturel se posa avec la question du mariage : ses parents furent choqués quand il épousa une non-juive.
Si son éveil politique dut peu de choses à ses parents, mis à part la sensibilisation au nazisme, à l’antisémitisme et aux camps, ses frères, par contre, jouèrent un rôle considérable. Avec son jumeau, Hubert Krivine, il était le « petit dernier ». Il grandit à l’ombre de ses trois frères qui s’étaient tous engagés rapidement sur le plan politique. Gérard Krivine, né le 7 juin 1930 à Paris, devint ingénieur à EDF après avoir fait l’École des Mines. Jean-Michel Krivine, né le 5 août 1932, à Paris (IXe arr.), fit des études de médecine : il fut interne des hôpitaux de Paris en 1957, docteur en médecine en 1963 ; après son échec à l’agrégation de médecine en 1969, il passa et réussit le concours de chef de service de chirurgie à l’hôpital d’Eaubonne dans le Val-d’Oise en 1970. Roland Krivine, né le 26 juillet 1935 à Paris, devint cadre commercial. Enfin Hubert, son frère jumeau, est un chercheur spécialiste de physique nucléaire qui donne des cours à Orsay.
Pour le jeune Alain Krivine, ses frères étaient des « héros » : Gérard et Jean-Michel, après un passage aux Jeunesses socialistes de 1946 à 1948, rejoignirent le PCF à cette date, et Roland adhéra au PCF en 1952. Il les vit militer activement, revenir des manifestations, parfois un peu tuméfiés. Cependant, deux d’entre eux jouèrent un rôle essentiel, ce sont Jean-Michel et surtout Hubert qui furent tous les deux trotskystes, membres du PCI, infiltrés au PCF où ils pratiquèrent l’entrisme. En revanche, Gérard resta fidèle au PCF, qu’il quitta en 1980 pour militer un certain temps avec les rénovateurs communistes. Il se situa ensuite à gauche, entre le PS, le PCF et la LCR. Enfin, pour Alain Krivine, Roland constitua le modèle du « stalinien », aligné sur des positions très sectaires, toujours prêt à se battre, rejetant viscéralement tout ce qui incarne le trotskisme. Il voyagea beaucoup dans les pays de l’Est, à la recherche du modèle idéal. Même s’il était profondément déçu et écœuré, il resta toujours membre du PCF mais en étant hostile à la ligne politique de Robert Hue.
Le jeune Alain Krivine s’orienta tout naturellement vers la politique ; ce processus commença dès l’adolescence avec l’appartenance aux Vaillants. Cette période fut marquée par trois choses : le centre culturel du PCF, rue de Navarin, où les jeudis après-midi se partagèrent entre des goûters, la projection de films soviétiques et des chants ; le Studio 43 où étaient projetés des films soviétiques ou dénonçant la guerre d’Indochine ; enfin, l’été, les camps de vacances dans le Limousin, près d’Oradour-sur-Glane. À partir de 1954-1955, jusqu’en 1957, commença la première grande période de l’histoire politique d’Alain Krivine. On pourrait le définir, à ce moment-là, comme un activiste stalinien. Il commença par adhérer à l’Union de la jeunesse républicaine de France (UJRF) à treize ou quatorze ans tout en poursuivant normalement sa scolarité au lycée Condorcet : le communiste devait montrer l’exemple en étant le meilleur. En 1956, il accepta sans réticence la transformation de l’UJRF en Union de la jeunesse communiste de France (UJCF). Il fut au contraire ravi de pouvoir franchement afficher son engagement pour le communisme et ses symboles : drapeau rouge, faucille et marteau. Il organisa un cercle d’une vingtaine d’adhérents dont il était le secrétaire. Une de ses activités essentielles, après les cours, consistait à aller diffuser des tracts ou vendre L’Avant-Garde devant la gare Saint-Lazare et y affronter les fascistes. Avec la guerre d’Algérie, les affrontements se durcirent ; c’est à cette époque qu’il fonda un comité antifasciste à Condorcet. Il fut rapidement repéré par deux dirigeants de l’UJCF, Paul Laurent et Jean Gager : à quinze ans, il devint responsable de l’ensemble des lycéens communistes de Paris, ce qui représentait quelques centaines de personnes, et il fit également l’École centrale de la jeunesse communiste pour approfondir sa formation théorique.
Ce fut à partir de 1957 que ce militant, promis à un bel avenir dans l’appareil du PCF, connut son grand tournant politique qui le conduisit quelques années plus tard à la rupture. Ce tournant portait sur la question coloniale, plus précisément sur la guerre d’Algérie et l’attitude du PCF face à cette question. En 1957, il participa au Festival mondial de la jeunesse démocratique à Moscou grâce à une diffusion record de L’Avant-Garde, son voyage étant financé par les collectes des camarades de son quartier. À Moscou, il rencontra des jeunes du FLN, notamment Mohamed Khemisti, qui critiquèrent, à sa grande surprise, la stratégie du PCF qui fondait son action sur le mot d’ordre « Paix en Algérie », et non « Indépendance de l’Algérie ». À son retour, il essuya un refus de la direction quand il voulut inviter Josette Audin, femme de Maurice Audin, à une réunion publique pour « la paix en Algérie » ; en outre, il se trouva confronté au développement d’une fraction de gauche dans son propre cercle du lycée Condorcet qui, il l’apprit plus tard, était organisée par Hubert, son frère jumeau. Ébranlé, il accepta, malgré tout, d’exclure un opposant sur la consigne de la direction. Cependant, de plus en plus mal à l’aise et désireux d’agir, il pensa peu à peu à soutenir le FLN : c’est là qu’Hubert intervint en lui offrant l’opportunité d’aider les Algériens. Il le rassura, également, en lui affirmant que les trotskystes n’étaient pas de la partie. Il se garda bien de lui révéler, à ce moment, que lui-même était membre du Parti communiste internationaliste – section française de la IVe Internationale (PCI-SFQI) depuis déjà quelques années.
Alain Krivine fut alors présenté à Michel Fiant qui devint son contact personnel et participa à l’action du réseau Jeune résistance. Son activité consista surtout en des lâchers de tracts, à bloquer des trains de soldats, à surveiller les prisons où étaient détenus des membres du FLN (principalement pour relever les heures de ronde afin de préparer d’éventuelles évasions). Il apprit rapidement la clandestinité et grâce à ses talents d’organisateur, il grimpa dans la hiérarchie de Jeune résistance : il devint ainsi membre de la cellule qui coordonnait toutes les actions du réseau à Paris. C’est, enfin, une période très importante car il apprit non seulement à mener une double vie, mais se retrouva également seul ; toute une partie de son existence ne se déroulait plus dans le giron communiste. Le processus de la rupture avait commencé, insensiblement.
Après sa réussite au baccalauréat, il entra en hypokhâgne à l’automne 1960, toujours à Condorcet, moins pour préparer l’entrée à l’École normale supérieure que pour faciliter son succès à propédeutique. Il adhéra à l’Union des étudiants communistes de France (UECF) et devint, également, responsable des préparationnaires de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF). Ce fut de nouveau une étape décisive ; après qu’Hubert lui eut révélé ses opinions trotskystes, il commença à se plonger dans les textes jusqu’alors considérés comme hérétiques. Un an plus tard, il arriva à la Sorbonne en licence d’histoire, où il suivit sans difficulté le cursus universitaire classique, allant jusqu’à l’obtention d’un DES sur le premier mai 1907. Il ne se reconnaît pas de spécialité précise si ce n’est une attirance pour l’archéologie, surtout ancienne. Il milita dans le cercle histoire du secteur Sorbonne-Lettres et il fut un des animateurs du Front universitaire antifasciste (FUA) à la Sorbonne. Hostile à la ligne du PCF, il se classait à « gauche », à une époque où les « Italiens » dominaient l’UECF. Il éprouvait des sentiments contrastés à leur égard : sensible à leur esprit convivial, à leur humour, il estimait cependant que leur engagement manquait de profondeur ; enfin, il se défiait de certains dirigeants, comme Serge Depaquit, qu’il considérait comme un manipulateur, encore très marqué par l’esprit stalinien. Ce fut certainement à la fin 1961 ou au début de 1962 qu’après toutes ses lectures, il se décida à franchir le pas en adhérant au PCI. Il se rendit chez Pierre Frank avec Hubert et une troisième personne. À la fin de la rencontre, Alain Krivine subit sa dernière épreuve, son frère lui révéla que son appartenance au PCI était déjà ancienne ; ce fut le dernier test qu’il franchit avec succès en ne manifestant aucune indignation lorsqu’il se rendit compte qu’il avait été manipulé.
À partir de cette date commença une troisième période dans la vie d’Alain Krivine, celle d’un militant et bientôt d’un dirigeant trotskyste qui mena d’abord un double jeu. En premier lieu, au sein du PCI, vu l’importance politique du personnage et ses talents d’organisateur, il se retrouva très vite au bureau politique du PCI, avec Pierre Frank et Michel Lequenne. Il pratiqua, en second lieu, l’entrisme dans l’UEC avec la mission de créer un courant de gauche, et pour objectif à moyen terme de provoquer une scission qui permettrait de construire le parti révolutionnaire. Dans ce travail, il fut, de nouveau, épaulé par Michel Fiant qui lui apporta une aide constante, connaissant pratiquement tous les militants de l’UECF par leur nom. Au secteur Sorbonne-Lettres, il n’envisagea pas de scission dans l’immédiat ; son objectif était de gagner le maximum de gens, en construisant ce courant sur une base très large. Cependant, le secteur Sorbonne-Lettres ne saurait se réduire à ce seul courant, on trouvait également d’autres trotskystes tels que les « lambertistes » de Claude Chisserey, les « pablistes », et face aux trotskystes, les maoïstes, les inorganisés avec Jean-Louis Péninou, Marc Kravetz, Pierre Goldman, et enfin les « Italiens ».
Si le Secteur Sorbonne-Lettres assista impuissant à la défaite des « Italiens » au VIIIe congrès de l’UECF qui se tint au printemps 1965, il resta hostile à la nouvelle direction et à celle du PCF. La crise fut ouverte à l’automne 1965 quand la direction du Secteur montra son hostilité à la candidature de François Mitterrand à la présidence de la République, alors que le PCF et la direction de l’UECF la soutenaient. Krivine et les gens de sa tendance étaient persuadés que la direction n’accepterait pas une telle insubordination et que l’exclusion était très proche. Il s’agissait donc de se préparer très vite et de définir de nouvelles perspectives : de 70 à 80 militants trotskystes du secteur Lettres se réunirent en stage pendant les vacances de Noël à Briançon pour préparer la rupture, avec l’objectif d’emmener avec eux le plus de militants possibles vers une nouvelle structure politique.
Les événements, ensuite, se précipitèrent : les dirigeants du secteur Lettres furent exclus ; Alain Krivine fut également exclu du PCF. Alors qu’il était majoritaire dans sa cellule du lycée Voltaire, il fallut une dizaine de réunions de cellule, le retour administratif de Georges Cogniot et l’affectation d’ouvriers dans cette même cellule pour aboutir à ce résultat. Enfin, au printemps 1966, la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) vit officiellement le jour.
Une fois cette période d’entrisme terminée, commença vraiment, à partir de 1966, la période d’Alain Krivine dirigeant trotskyste, avec tout d’abord la JCR jusqu’en 1968, la Ligue communiste (LC) de 1969 à 1973 et enfin la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) de 1974 à la fin du siècle. À Pâques 1966, Krivine ne put cacher une certaine déception devant la maigreur des effectifs de la nouvelle organisation : ils se retrouvaient à peu près 150 personnes venant du secteur Lettres, plus quelques militants de villes comme Rouen, Caen, Toulouse, Lyon et un groupe de la JC de Cannes regroupé autour du journal La Méthode. Si la JCR était une organisation de jeunesse indépendante, notamment du PCI, avec son propre journal, Avant-Garde, les habitudes nées pendant la clandestinité et la période de l’entrisme furent difficiles à éliminer : les militants trotskystes, craignant l’incompréhension de la majorité des membres de la JCR, décidèrent de ne pas révéler leur appartenance politique, tout en préparant les conditions pour leur dire la vérité.
Pendant cette période, Alain Krivine n’était plus vraiment étudiant. Même s’il s’inscrivit, après la licence, en DES pour l’année 1965 (sous la direction de Jacques Droz) pour pouvoir préparer ensuite l’agrégation d’histoire, ce fut surtout pour retarder l’échéance du service militaire. Pour vivre, il exerça les fonctions de surveillant à mi-temps au lycée Condorcet ; il travailla, ensuite, pendant deux ans comme professeur d’histoire et géographie dans un établissement privé catholique, Saint-Louis de Montceau, puis au lycée Voltaire avec le statut de maître-auxiliaire, ce qui ne l’empêcha pas de faire cours aux élèves de Terminale. Enfin, début 1968, il fut embauché chez Hachette comme secrétaire de rédaction où il participa à l’édition d’une revue d’histoire, Connaissance de l’histoire de Jésus Christ à 1945, qui paraissait toutes les semaines.
Ces deux années furent marquées par son intense activité politique dont on retiendra surtout trois choses. D’abord, sa présence à Unir sur consigne du PCI, avec l’objectif d’infiltrer cette structure oppositionnelle présente à l’intérieur du PCF : il eut même un rendez-vous clandestin avec le dirigeant d’Unir. La deuxième chose, ce fut la mobilisation centrée sur la guerre du Vietnam et la participation au Comité Vietnam national dont il devint un des dirigeants. Si le Vietnam symbolisait la lutte anti-impérialiste, son expérience s’enrichit de sa rencontre avec Rudi Dutschke à l’occasion de la manifestation internationale de solidarité avec le Vietnam qui se tint à Berlin les 17 et 18 février 1968. Il y découvrit l’importance de l’organisation du service d’ordre pendant les manifestations, la coloration et l’animation des défilés. Enfin, pendant les événements de 1968, sa vie se confondit avec la JCR : il s’immergea totalement dans le mouvement en y participant individuellement et avec la JCR, comme dans les AG qui se tenaient à la Sorbonne, dans les manifestations, sur les barricades, et enfin au meeting du stade Charléty, pour lequel la JCR organisa le service d’ordre. Il n’était cependant pas aveugle sur le mouvement : il hésita à penser que tout était possible, d’autant plus que le PCF était, pour lui, incontournable ; après le discours de de Gaulle le 30 mai 1968, il eut conscience que le mouvement avait échoué. La sanction fut rapide : la JCR fut dissoute le 12 juin 1968, et Alain Krivine, après être parti clandestinement en Belgique, fut arrêté le 10 juillet 1968 devant le lycée Condorcet où il avait rendez-vous avec sa femme, cette dernière ayant été, elle-même, filée par la police. Conduit d’abord au Fort de l’Est, siège de la Cour de sûreté de l’État, il fut interrogé par le commissaire Delarue. Une dizaine de jours plus tard, il était transféré à la prison de la Santé où il fut rejoint peu après par d’autres militants de la JCR. Ils y bénéficièrent du statut de prisonnier politique.
Devant la minceur des charges, il fut libéré mais il dut aussitôt remplir ses obligations militaires. La consigne de la IVe Internationale était d’inviter ses adhérents à accepter de faire leur service pour apprendre le maniement des armes. À Verdun, où il se retrouva, la hiérarchie militaire, méfiante, l’affecta à des tâches administratives de façon à l’isoler des autres appelés. Cet isolement provoqué ne l’empêcha pas, cependant, de renouer peu à peu les liens avec son organisation. Il suivit de loin la transformation de la JCR en Ligue communiste à l’occasion d’un congrès clandestin qui se tint en RFA, à Mannheim, et qui posa, notamment, la question de la fusion entre la JCR et le PCI ; toutefois, 20 % des JCR refusèrent de rejoindre la nouvelle organisation. Enfin, à Verdun même, il réussit à établir des liens avec un groupe de sympathisants à l’extérieur de la caserne. Cependant, le fait marquant de cette période fut certainement sa candidature à l’élection présidentielle en mai 1969. Cette dernière n’était pas une initiative personnelle mais le résultat d’une décision collective : ce fut le bureau politique de la LC qui lui annonça qu’il avait été désigné candidat à l’élection. Si cette décision pouvait sembler paradoxale, tout juste un an après 1968, elle était conçue comme un moyen d’utiliser les possibilités offertes par le système pour mieux le dénoncer. Elle correspondait, également, à la volonté politique de ne pas laisser le terrain au seul PCF, représenté par Jacques Duclos, et de ne pas laisser la possibilité à Michel Rocard de se présenter comme le seul représentant du mouvement de Mai. Ainsi, malgré sa faiblesse prévisible et attendu, 1 % des voix exprimées, ce résultat apparut comme largement positif dans la mesure où il révéla un vivier potentiel ; enfin, pour la première fois, profitant de la campagne officielle, un des dirigeants de Mai 68 apparaissait au grand jour. À partir de cette date, on peut dire qu’Alain Krivine devint un personnage médiatique qui commença à prendre une dimension nationale.
Une fois son service militaire achevé, outre la naissance de sa première fille, Nathalie, en 1968, il se replongea dans la vie militante en devenant permanent de l’organisation. De fait, sa vie personnelle fut totalement imbriquée à celle de la LC, et jusqu’en 1973 toute son activité resta marquée par l’idée que Mai 68 n’avait été qu’une répétition générale et qu’en conséquence le mouvement trotskyste devait être prêt au moment où éclaterait la crise décisive. C’est la raison pour laquelle la Ligue devait devenir un véritable parti politique, ayant une dimension nationale et capable de mordre et d’entraîner une partie de la classe ouvrière. Cependant, dans les faits, c’est sur la jeunesse, lycéenne et étudiante, que s’exerça l’influence de la Ligue : on retiendra la mobilisation lycéenne en faveur de Gilles Guiot en 1971 et la mobilisation lycéenne et étudiante contre la réforme des sursis en 1973. Enfin, dans un contexte de vive concurrence avec les maoïstes, la Ligue perpétuait l’héritage bolchevik par son activisme et par sa volonté d’occuper la rue.
Cette période s’acheva par un événement marquant, la dissolution de la Ligue le 28 juin 1973, qui survint après la manifestation organisée contre la tenue du meeting d’Ordre nouveau, à Paris, le 21 juin 1973. Cette manifestation prit un caractère très violent avec un service d’ordre organisé de manière quasiment militaire. Quand ces événements se déroulèrent, Alain Krivine était absent car il se trouvait à Nice, où il devait prendre la parole dans un meeting organisé contre le racisme ; il ne rentra à Paris que le lendemain. Cette action, néanmoins, divisa la direction de la Ligue en deux lignes qui s’opposaient : celle qui rejetait ce type d’action, privilégiant le travail en usine à celle, défendue par Michel Recanati, qui prônait l’occupation de la rue, même si elle débouchait sur la violence. Si Krivine soutint la seconde ligne, la Ligue fut obligée de disparaître dans une semi-clandestinité. Alain Krivine fut ainsi hébergé d’abord chez Lucienne Hamon, l’épouse de Robert Enrico, ensuite par Juliette Gréco et Michel Piccoli. Enfin, quand l’annonce de la dissolution devint officielle, il se montra hostile à l’idée de la clandestinité. Après discussion avec les autres dirigeants, il décida finalement de se laisser arrêter mais en provoquant le maximum de remous et en faisant en sorte d’impliquer l’ensemble de la gauche. Il rendit publiquement visite à François Mitterrand, puis se laissa arrêter à son domicile le 29 juin 1973. Alain Krivine, de nouveau, passa quatre semaines à la prison de la Santé. Pour pallier la disparition de la Ligue, une organisation de transition fut créée, le Front communiste révolutionnaire, remplacé par la Ligue communiste révolutionnaire en mai 1974.
Cependant, ces événements de juin 1973 marquaient, d’une certaine façon, la fin d’une époque, celle de l’immédiat après-mai, symbolisée par l’action directe dans la rue et l’héritage bolchevik. Cette évolution s’expliquait surtout par des facteurs d’ordre intérieur dont on peut retenir d’une part l’essoufflement du mouvement lycéen et étudiant, et d’autre part la montée de l’union de la gauche et la renaissance du PS, illustrée par la poussée socialiste aux élections législatives de 1973 où les candidats de la LCR n’obtinrent que 0,9 % des voix et à l’élection présidentielle de 1974 à laquelle Krivine se présenta de nouveau, mais fit moins bien qu’en 1969, avec 0,36 % contre 2,33 % des voix à Arlette Laguiller. C’est la raison pour laquelle, selon lui, toute stratégie devait prendre en compte l’apparition d’une solution électorale : l’agit-prop n’était plus une nécessité, voire s’avérait même carrément dépassée. À ces deux données, il faut en ajouter également deux autres. La Ligue communiste s’était peu à peu construite une véritable crédibilité, son sérieux était salué par Le Monde. C’était enfin la conscience que ce modèle activiste se révélait de plus en plus en contradiction avec l’évolution générale de la société : ainsi les nouveaux adhérents étaient de plus en plus étrangers à ce mode de fonctionnement si particulier.
Si depuis 1974, la LCR n’a plus connu de turbulences remettant en question son existence, elle fut confrontée, cependant, à deux événements majeurs, d’une part, l’arrivée de la gauche au pouvoir à partir de 1981 pour une longue durée, et d’autre part la chute de l’URSS. Dans les deux cas, Krivine apparut comme l’homme défendant la tradition et la conception trotskystes. Face au premier événement, la LCR pour la première fois ne réussit pas à présenter Alain Krivine. Elle fut victime de la nouvelle réglementation du système de parrainage des candidatures : au lieu des 500 signatures dans 10 départements différents, il en fallait toujours 500 mais dans 30 départements. Après la victoire de François Mitterrand, la LCR se maintint en dehors de la gauche unie et resta attachée à une stratégie de débordement des appareils socialiste et communiste en étant présente dans les différents mouvements lycéen et étudiant de ces années. La lutte contre le Front national entra également dans ce cadre à travers une organisation comme Ras l’Front ; enfin, le soutien aux « sans papiers », au « mouvement des chômeurs » et la participation aux différentes initiatives contre la mondialisation relèvent de la même stratégie. Il s’agit, à chaque fois, de dénoncer le caractère réformiste et droitier des organisations de gauche, leur compromission avec les forces du capital et de tenter de présenter une autre alternative politique. Cette stratégie connut d’ailleurs un certain succès, apparu au grand jour lors des élections européennes de 1999, avec la percée de la liste LCR-Lutte ouvrière et où pour la première fois, Krivine se retrouva élu, au Parlement européen de Strasbourg. Quant à la chute de l’URSS, la LCR n’échappa pas au débat, certains adhérents proposant même la suppression du terme communiste du sigle de l’organisation. Cependant, les choses n’allèrent pas plus loin car ces événements furent expliqués du point de vue trotskyste : l’URSS et les pays socialistes étaient des États gangrenés par des décennies de stalinisme et de dégénérescence bureaucratique dont l’existence a fortement compromis l’idée et l’image positives que pouvait avoir au début le communisme.
Dans son organisation, Alain Krivine occupa une place très à part : il est, depuis l’origine, le « porte-parole » de la Ligue, mais il n’en a jamais été le dirigeant officiel, ce qui correspond à sa volonté que la direction de l’organisation soit véritablement collective, à la différence d’autres organisations d’extrême-gauche. Pour lui, ce sont les médias qui sont responsables de son identification à la LCR. Cette volonté de minorer son poids ne l’empêcha pas, cependant, d’être conscient que son ancienneté dans le mouvement, puisqu’il en était un des fondateurs, créait un profond respect des militants de la Ligue à son égard mais ce respect s’effaçait au moment des débats politiques. Pour ce qui concerne son apport personnel, notamment sur le plan théorique, il reconnaît volontiers qu’il n’est pas un théoricien, à la différence de Daniel Bensaïd par exemple ; il avoue, volontiers, son attirance pour tout ce qui relève de l’organisation du travail militant, de l’activisme. Cette place particulière qu’il occupa à la LCR ne doit pas cacher qu’il a été diversement apprécié, notamment pendant sa période d’entrisme à l’UEC : certains « Italiens » le considéraient comme un manipulateur. De même, dans son organisation, il a été confronté à de sérieuses oppositions, dont la plus ancienne était incarnée par Gérard Filoche, qui le considère comme un dirigeant peu disposé à évoluer sur le plan théorique et comme un homme d’appareil, capable d’utiliser tous les moyens procéduriers pour conserver la majorité à l’occasion des congrès et éliminer ses adversaires.
Il était, enfin, un des dirigeants de la IVe Internationale dont le siège se trouvait à Bruxelles. Il était membre du bureau qui se réunissait toutes les semaines mais s’y rendait rarement à cause d’un emploi du temps très chargé. S’il ne devint pas permanent de l’Internationale, il fut, malgré tout, envoyé souvent à l’étranger en raison de la notoriété de son nom, non seulement auprès de trotskystes, mais également auprès de représentants de l’ex-Parti communiste italien (PCI), du Parti communiste espagnol (PCE), des zapatistes. Ce rôle public s’est renforcé depuis la disparition d’Ernest Mandel.
Il se maria très jeune. À vingt ans, il épousa Michèle Martinet, fille de Gilles Martinet, fondateur du PSU et du Nouvel Observateur, qu’il avait rencontrée à son arrivée à la Sorbonne. Elle quitta le PSU pour adhérer à l’UEC et, à partir de ce moment, elle eut le même parcours universitaire et politique que son mari. Devenue professeur d’histoire-géographie, elle bifurqua vers les sciences économiques et sociales et fut agrégée de sciences sociales à cinquante ans. Elle enseigna à l’École nationale de commerce Bessières, dans les classes de HEC et de BTS. Lassée par certains débats, elle quitta la LCR au début des années 1990, militant dans un comité de locataires et au SNES. Puis elle s’en rapprocha en participant aux travaux de sa commission économique. Dans ces années, le couple occupa un studio rue Saint-André-des-Arts, prêté par le beau-père d’Alain Krivine, un lieu plus pratique pour les études mais aussi pour les manifestations et plus généralement le militantisme. Ensuite, ils eurent différents appartements, pour finalement s’installer dans une HLM à Saint-Denis dans les années quatre-vingts. Alain Krivine a deux filles : Nathalie, née en 1968 et Florence, née en 1974.