Daniel Mermet. D’emblée, vous dénoncez le consentement et même l’acquiescement à la dévastation de Gaza.
Didier Fassin. Je préfère un autre verbe que « dénoncer ». Pour moi, il ne s’agit pas de condamner mais plutôt de poser un diagnostic sur une situation et de proposer une analyse. Sur le 7 octobre, je prends le point de vue de ceux qu’on appelle les pro-israéliens, qui est de dire : c’est un pogrom, c’est une attaque antisémite. C’est la position du président de la République française. Et puis je prends l’autre position, qui est de considérer qu’il s’agit d’un acte de résistance, certes violent, mais qui s’inscrit dans une histoire. C’est une version qui a cours dans beaucoup de pays de ce qu’on appelle le Sud, mais qui est, en tout cas dans nos pays, condamnée comme apologie du terrorisme.
Ce que j’ai essayé de faire, c’est de laisser une archive de ce qui s’est passé pendant les six premiers mois à partir du 7 octobre – en incluant bien sûr le 7 octobre et l’incursion meurtrière qui a fait de nombreuses victimes dans le sud d’Israël – et de ce qui s’est passé ensuite, c’est-à-dire la guerre menée contre les populations de Gaza, et non pas la guerre menée contre le Hamas, comme il est habituel de le dire. On entend tout le temps sur les radios et télévisions nationales « la guerre Israël-Hamas ». Ce n’est bien sûr pas de cela qu’il s’agit puisque les destructions et les massacres vont bien au-delà de l’élimination des leaders du Hamas. Avec, à un moment particulier pour moi, l’extrême difficulté à en parler, puisqu’une version officielle a cours en France et dans la plupart des pays occidentaux (avec quelques exceptions comme l’Espagne). Et critiquer cette version officielle, c’était prendre des risques, à la fois de stigmatisation et de dénonciation par des collègues ou par des institutions. J’ai des collègues et des étudiants qui, eux, ont été convoqués pour apologie du terrorisme et incitation à la haine raciale, pour des prises de position avec lesquelles on pourrait être en accord ou en désaccord…
Daniel Mermet. Aux États-Unis ou en France ?
Didier Fassin. Là je parle de la France. Aux États-Unis, il y a, par tradition et même par inscription dans la Constitution, une liberté d’expression. Il y a donc quand même un certain espace qui existe. En plus, il y a des intellectuels palestiniens qui sont des grands chercheurs, professeurs, etc. Donc on a pu entendre des voix et lire des papiers beaucoup plus que ça n’a été le cas en France.
Mais la répression a été menée contre les étudiants protestataires contre la guerre, dont une partie était des étudiants juifs, voire des étudiants juifs sionistes mais contre la politique actuellement menée. Il y a eu une répression de la part des universités, des étudiants ont été renvoyés de leur établissement. Et puis la police est intervenue extrêmement durement sur plusieurs campus. En France, il y a eu des interventions policières, mais elles n’ont pas eu la violence et les conséquences qu’il y a eu aux États-Unis. C’est intéressant de faire le parallèle. Dans une certaine mesure, on a un peu plus d’espace de parole aux États-Unis, mais d’un autre côté on a une accusation encore plus facile d’antisémitisme avec des conséquences qui sont très dures.
Daniel Mermet. Ce que vous dites, c’est que ce que l’histoire retiendra, c’est comment les élites – les élites de votre milieu, universitaires, intellectuelles, politiques et médiatiques – ont soutenu le massacre de Gaza. Ce n’est pas seulement une indifférence ou une lâcheté auxquelles on est habitué, pas seulement un abandon ou une indifférence, mais une approbation et un soutien. C’est l’un des objets et la conclusion du bouquin.
Didier Fassin. C’est même l’objet principal. La chaire que j’ai au collège de France s’intitule « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines ». Là, on ne peut pas manquer le fait qu’il y a des questions morales et des enjeux politiques autour de ce qui est en train de se passer. Il est assez étonnant – chez des élites que nous avons en France mais ailleurs aussi – que des gens de gauche, qui ont manifesté de façon forte leur engagement à gauche, se mettent à soutenir aujourd’hui un gouvernement dominé par des partis d’extrême droite. Et le Likoud, même si on le classe à droite, si c’était en France, on le mettrait bien au-delà du Rassemblement national.
Les médias, je crois que c’est différent. J’en ai parlé avec un certain nombre de journalistes, et certains souffraient de la pression qui était exercée sur eux dans la manière de présenter les faits. Dans les radios, notamment nationales, on ne pouvait pas dire certaines choses. Par exemple, on était toujours obligé de dire « représailles » à la suite des massacres du 7 octobre, on ne pouvait jamais aller au-delà du 7 octobre, il fallait toujours rappeler le 7 octobre. Je fais référence à une enquête de The Intercept, qui est un média états-unien. Ils avaient notamment récupéré les consignes qui avaient été données aux journalistes du New York Times de ne pas utiliser certains mots. On ne pouvait pas utiliser les mots « massacres » ou « territoires occupés ». On ne pouvait pas utiliser a fortiori le mot « génocide ».
Ce qui est certain, c’est que les journalistes se sont autocensurés. The Intercept a compté dans le Los Angeles Times, le Washington Post et le New York Times les occurrences de certains mots. Le mot « massacre » est utilisé neuf fois moins lorsqu’il s’agit de Gaza que lorsqu’il s’agit du 7 octobre. Et le mot « tuerie » soixante fois moins. On voit bien comment on forge aussi ce qu’on appelle l’opinion à travers la manière de nommer les choses. J’ai également montré la manière dont on pouvait donner à voir ce qu’était la vie des Israéliens, des familles d’otages, le quotidien sur le nord du territoire israélien où arrivent des drones et des missiles du Hezbollah, etc. Tout ça est légitime, mais en regard on n’avait rien sur les Palestiniens. Évidemment, c’était plus difficile d’avoir des informations sur ce qui se passait à Gaza ou d’entendre les voix des Palestiniens, mais c’était possible. D’ailleurs, d’autres médias l’ont fait.
Et pour moi, ce qui était véritablement fondamental, c’était que ces sources soient multiples. Ce sont des sources qui sont aussi bien israéliennes, de grands médias, que d’auteurs palestiniens, que des grands journaux ou organes de presse les plus officiels comme le New York Times, Le Monde, etc. Mais également ceux qui ont joué un très grand rôle pour rétablir la vérité à des moments où ces organes de presse officiels avaient du mal à ne pas répéter – et ce sont des choses que l’on a vu particulièrement à la radio et à la télévision – la propagande du gouvernement israélien. Par exemple, je lis quotidiennement Haaretz, et je suis frappé de voir combien l’information est plus fidèle à ce qui se passe à Gaza et en Israël, plus critique aussi, que ça ne l’est dans la plupart des médias occidentaux.
Daniel Mermet. Haaretz n’est pas le journal le plus populaire en Israël…
Didier Fassin. Non, c’est vrai, mais je cite aussi The Times of Israël. Après, il y a évidemment, comme en France, une domination médiatique en terme de présence qui est celle des télévisions. Et de ce point de vue là, les grandes chaînes, celles qui étaient très écoutées, ont été des instruments de propagande et de violence extrêmes – dénoncés par certains, y compris en Israël.
Daniel Mermet. Le point de départ c’est le 7 octobre, mais qu’est-ce qui s’est passé le 6, qu’est-ce qui s’est passé un mois avant, qu’est-ce qui s’est passé il y a vingt ans ? On pourrait remonter jusqu’à 1917, jusqu’à Balfour…
Le 7 octobre a été, presque au-delà des faits eux-mêmes, un traumatisme considérable pour les Israéliens qui n’avaient imaginé qu’une telle chose pouvait arriver, et aussi pour une grande partie de la diaspora juive, qui tout à coup s’était sentie menacée alors même qu’elle n’avait jamais mis les pieds en Israël. Je respecte tout à fait cette douleur et le choc que ça a été, un choc avec même une dimension de menace existentielle sur l’État d’Israël. Ça, je dirais que c’est la dimension subjective du 7 octobre, et qui me semble éminemment respectable. Au-delà des morts qu’il y a eu et des souffrances que cela a causé pour les proches, cette idée d’une menace existentielle sur l’État d’Israël n’a aucune réalité objective. D’ailleurs, les généraux et le chef du Renseignement d’Israël ont répété sans cesse que ça n’existait pas. L’État d’Israël est un État puissant, très armé, adossé aux États-Unis, très soutenu par les pays occidentaux. Donc cette menace existentielle n’est pas objective, mais on peut bien sûr se dire qu’elle est subjective. Effectivement, l’interprétation du 7 octobre a deux grandes lignes qui se sont affrontées très fortement. Il y a une première ligne qui est de dire : le 7 octobre, c’est un pogrom, une attaque antisémite d’organisations terroristes (notamment le Hamas, mais pas seulement), et qui avait pour objectif de tuer des juifs. Donc on est dans la définition d’un pogrom.
De l’autre côté, on a ceux qui considèrent que c’était un acte de résistance à l’occupation, à l’oppression, aux humiliations, etc. Dans ce cas-là, c’était un acte de guerre, la guerre du dominé contre le dominant, de l’opprimé contre l’oppresseur. Et donc c’est une toute autre interprétation. La première, celle du pogrom, c’est celle qui est l’interprétation officielle dans les pays occidentaux. C’est celle qui a été énoncée très, très vite par le président de la République française qui a dit : c’est « le plus grand massacre antisémite de notre siècle ». En le désignant comme antisémite, il lui retirait toute signification politique et historique. Si on parle de pogrom, on est dans une espèce de violence à la fois soudaine et totalement identitaire qui ne peut avoir aucune justification, mais qui en retour appelle des châtiments à la hauteur de cette violence, illégale bien sûr, mais aussi totalement illégitime. Si on parle de résistance, il faut bien sûr introduire l’histoire. L’interprétation antisémite fait un effacement total de l’histoire. Pour toutes les personnes en France qui ont écouté les informations sur la radio nationale, qui ont regardé les journaux télévisés, chaque fois qu’il a été question de la guerre à Gaza, en général on parle de « riposte » : la « riposte » israélienne au massacre du 7 octobre.
Il y a plusieurs façons de faire intervenir l’histoire. Rashid Khalidi, qui est un grand historien de l’université de Columbia aux États-Unis, a écrit La Guerre de Cent ans contre la Palestine, qui remonte justement à la Déclaration Balfour de 1917 [1]. On peut faire remonter à 1948, la création de l’État d’Israël, qui a été validée par les Nations unies, ou à la guerre de 1967, c’est à ce moment-là que les résolutions des Nations unies demandent la fin de l’occupation des territoires palestiniens par Israël, c’est-à-dire Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Ou ça peut être les années qui ont précédé, c’est-à-dire 2022, 2023, où il y a eu un important niveau de mortalité à Gaza lors de ce qu’on a appelé les « marches du retour », des marches qui étaient pour l’essentiel pacifistes, avec des centaines de jeunes Palestiniens qui ont été tués et des milliers estropiés. L’un des soldats israéliens s’était vanté à la télévision d’avoir estropié, en leur tirant dans les genoux, trente-sept personnes dans une journée. On peut se rappeler aussi, deux semaines avant le 7 octobre, le Premier ministre israélien parlait à l’Assemblée générale des Nations unies en montrant une carte du Moyen-Orient dans laquelle la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est étaient absorbés par Israël. C’est-à-dire qu’ils n’apparaissaient plus, il n’y avait plus de territoire palestinien.
Daniel Mermet. Je voudrais qu’on s’arrête là-dessus, parce que « from the river to the sea », c’est la grande affaire. Les militants palestiniens sont accusés de faire disparaître l’État d’Israël. Mais on oublie le contraire : entre le fleuve et la mer, entre les deux bandes bleues du drapeau israélien, il n’y a qu’une seule chose, une étoile de David.
Didier Fassin. On invoque toujours le texte fondateur du Hamas, dans lequel il est dit que c’est l’ensemble de ce territoire, de la mer au Jourdain, qui doit être palestinien. On fait référence à ce texte, sur lequel est revenu Ismaël Haniyeh, notamment en disant publiquement : il faut deux États sur les frontières telles que définies dans les résolutions de 1967 des Nations unies. C’est-à-dire Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est, donc la décolonisation des territoires actuels. Du côté israélien, la Plateforme du Likoud, c’est une décennie avant le texte du Hamas, et la formule qui est utilisée, c’est que le « Grand Israël », Eretz Yisrael, terre d’Israël, s’étend de la mer au Jourdain. Ce n’est pas simplement le texte fondateur du Likoud qui est aujourd’hui au pouvoir (c’est le parti du Premier ministre), mais c’est également ce qui est répété sans cesse par les ministres d’extrême droite qui sont dans son gouvernement. Après, dans l’utilisation de cette expression par les manifestants qu’on appelle pro-palestiniens – dont une grande partie sont des manifestants pro-cessez-le-feu et pro-paix, ils ne sont pas pro-Hamas –, je pense qu’il y a une ambiguïté, que vous soulignez, dans le fait de continuer à l’utiliser aujourd’hui.
Daniel Mermet. C’est plutôt une formule de manif en fait.
Didier Fassin. En tout cas, ce qui est certain, c’est que crier aujourd’hui à l’antisémitisme sur l’expression « de la mer au Jourdain », c’est véritablement d’une part effacer l’évolution du Fatah et qui commence à être celle du Hamas, c’est-à-dire une demande de reconnaissance d’un État palestinien avec ces trois territoires que j’ai nommés, alors même qu’on voit ce qui est en train de se produire aujourd’hui, avec les colonisations en Cisjordanie mais aussi le projet qu’il y a de plus en plus à Gaza.
Je pense que l’attitude des Palestiniens, face au malheur qui leur arrive depuis 1948 et peut-être avant, a été décrite par un mot arabe qui est très utilisé et qui est « soumoud ». « Soumoud », on le traduit parfois par « résilience », je n’aime pas beaucoup ce mot parce qu’il a une connotation psychologique, alors que c’est plutôt une attitude de résistance, mais une résistance sans hostilité ou sans violence même si bien entendu il y a eu des attentats, des agressions, etc. Mais je parle encore une fois sur des décennies. Et au fond, quand on écoute les Palestiniens, ce qui est très difficile à faire parce que les médias ne nous les font pas beaucoup écouter, on voit que ce n’est pas un discours de haine, c’est un discours de demande de paix, mais qui s’appuie sur ce que vous disiez tout à l’heure, c’est-à-dire une légitimité à la fois à être chez soi, une légitimité aussi à vivre et à vivre dignement. Ça, je pense que c’est un élément très important. Aujourd’hui, dire et rappeler qu’Israël est un État colonial génère des réactions très violentes, des accusations, y compris d’antisémitisme. Alors que, factuellement, c’est un État colonial qui était revendiqué comme tel par les théoriciens du sionisme, qui disaient, à la fin du XIXe siècle : ce qu’on veut faire, c’est un projet colonial.
Daniel Mermet. À des époques où le colonialisme n’était pas ce qu’il est devenu.
Didier Fassin. Et surtout il n’avait pas la mauvaise image qu’il a. De la même façon qu’il y a eu dans cette région un partage colonial entre la Grande-Bretagne et la France. On était dans un dispositif colonial.
Daniel Mermet. En 1948, l’anticolonialisme n’était pas encore tellement développé.
Didier Fassin. Il s’agissait d’occuper un territoire. Et pour l’occuper, puisqu’il y avait déjà des occupants, il fallait soit leur racheter leur terre, soit les en faire partir, et souvent dans la violence. Mais dire qu’Israël est un État colonial, c’est comme dire que les États-Unis sont un État colonial, que l’Australie est un État colonial. Donc ce n’est pas une infamie que de déclarer cela, mais cela reste polémique. Je termine mon livre, pour avoir une note un petit peu optimiste, avec cette référence à Reinhart Koselleck, le grand historien allemand qui disait : l’histoire qui s’écrit dans le moment présent est écrite par les vainqueurs. Mais avec le temps, la version des vaincus ne triomphe pas forcément, mais en tout cas devient celle que l’on comprend. Et je crois que c’est quelque chose qui va se produire. C’est-à-dire que le type d’analyse que j’ai fait sur six mois d’histoire, d’autres l’ont fait sur un siècle d’histoire. Ce travail-là est fait par des chercheurs palestiniens, mais aussi par des chercheurs israéliens. Il y a de très grands noms d’historiens qu’on appelle « révisionnistes » au sens anglais, positif, c’est-à-dire ceux qui n’acceptent pas l’histoire officielle, mais qui retournent dans les archives, regardent de près les documents et qui peuvent raconter une autre histoire plus proche de celle qui s’est passée.
Daniel Mermet. Vous pensez à la Namibie, aux Héréros ? Là on a fini par comprendre ce qui s’est passé.
Didier Fassin. Le génocide des Héréros et des Namas par les colons allemands, c’est un parallèle qui a été fait aussi en Israël dix ans avant le 7 octobre. Amos Goldberg écrivait un article qui se terminait en disant : les Israéliens, vu la manière dont ils se comportent vis-à-vis des Palestiniens, devraient se rappeler ce que les Allemands ont fait aux Héréros. Ce n’est pas fait pour plaire. En plus, on peut critiquer ce parallèle historique. Pour moi, ce qui importe, c’est qu’il y ait un travail d’historien, un travail d’analyse, qui montre à la fois des structures communes mais aussi des différences, quels que soient d’ailleurs les grands moments à la fois de colonisation et de massacre.
Daniel Mermet. Ce qui se passe aussi, pour revenir au 7 octobre et à la situation présente, c’est une guerre asymétrique. Là aussi notre mémoire à nous, Français, fait penser à l’Algérie : ce à quoi étaient réduits les indépendantistes ou les nationalistes algériens, c’était l’attentat, c’était le terrorisme. C’était ça ou ça continuait. C’est affreux, atroce d’avoir recours et de se résoudre à ça. Face à une des armées les plus puissantes du monde, qu’est-ce qu’on peut faire pour se libérer ?
Didier Fassin. Et c’est particulièrement vrai du fait que dans cette forme d’oppression il y a une dimension d’humiliation et de déshumanisation. Et donc la vie de ces personnes étant tellement dévalorisée, la seule façon de redonner de la dignité à sa vie, c’est de la mettre en jeu, pour un certain nombre, c’est de sacrifier sa vie. C’est pour ça qu’on les considère comme des personnes qui se sacrifient, non pas pour libérer leur pays – ils savent bien que ce n’est pas ça qui va se passer – mais à la fois comme une alerte et comme un refus.
Daniel Mermet. Il y aussi les milliers d’enfants qui voient tout ça, qui subissent tout ça. L’avenir est hypothéqué, ces enfants ne vont pas oublier.
Didier Fassin. Les enfants ne peuvent pas oublier parce que beaucoup sont orphelins ou ont perdu un frère, une sœur, un cousin, une cousine ; énormément sont également blessés, amputés. Quand on lit des récits trop rares dans les grands médias mais qu’on peut trouver, ce qui est terrible c’est de voir l’état de frayeur. On parle de traumatisme à propos du 7 octobre. Qu’est-ce que le traumatisme, dont on ne parle quasiment jamais, d’enfants qui sont sous les bombes tous les jours, qui entendent les bombes sans savoir où ça va tomber ? L’anthropologue palestinienne israélienne Nadera Shalhoub-Kevorkian a écrit un texte très intéressant sur les sens, comment les sens des Palestiniens sont mis à l’épreuve. Ça peut être à travers la peur, mais ça peut être aussi la question des drones qui, depuis des années, sont en permanence au-dessus de Gaza. L’environnement sonore est un environnement de surveillance et de possible attaque. L’odorat aussi est sollicité. On se souvient que pour mater des manifestations à Jérusalem-Est, l’armée utilisait des produits tellement pestilentiels que ça imprégnait les murs, les gens, qu’on ne pouvait plus sortir de chez soi pendant des jours et des jours. Les enfants n’allaient plus à l’école parce qu’il y avait cette pestilence. Il y a tout cela qui compose le mode de vie des Palestiniens.
Daniel Mermet. Il y a aussi l’épisode récent du retour de la poliomyélite. C’est une peur, parce qu’elle peut se répandre aux militaires, elle peut assez rapidement rejoindre Tel-Aviv, donc là on a trouvé les moyens assez rapides, on a trouvé un dispositif !
Didier Fassin. Oui, en plus la souche du virus qui est arrivé à Gaza est une souche qui avait été retirée des vaccins. Il y a trois souches principales du virus de la poliomyélite. Et comme depuis plusieurs décennies cette souche était considérée comme éradiquée, on ne la mettait plus dans le vaccin, d’autant plus qu’il pouvait y avoir de façon exceptionnelle des accidents avec le vaccin. Donc les spécialistes se sont dit : débarrassons-nous de cette souche. Or c’est cette souche qui revient. Et les enfants israéliens, pas plus que les enfants français ou états-uniens, ne sont vaccinés contre cette souche. Actuellement il y a une production très importante de nouveaux vaccins avec les trois souches. On parle aujourd’hui de faute des experts de l’OMS, mais c’est quand même plus compliqué que ça. La faute est ailleurs quand on voit que ce sont des enfants n’ayant plus accès à aucun soin qui font des polios.
Daniel Mermet. Il y a une chose qu’on n’a pas évoquée, dont vous parlez dans ce livre, c’est les valeurs de la vie, c’est tellement évident qu’on n’y fait même plus attention. Combien vaut un Malgache, combien vaut un New-Yorkais, combien vaut une Chinoise… Et là vous donnez des chiffres.
Didier Fassin. C’est un sujet que j’ai beaucoup travaillé, c’était le thème de ma leçon inaugurale au collège de France qui s’appelait « De l’inégalité des vies ». Il y a ce que certains appellent un cas d’école, pas seulement aujourd’hui mais sur les dernières décennies. Et si on prend les guerres israéliennes contre Gaza de 2009 et 2014, j’ai fait le calcul avec des chiffres qui ne sont quasiment pas contestés puisque ce sont des chiffres à la fois d’organisations non gouvernementales, de commissions d’agences internationales, des Nations unies et qui sont très proches au fond de ceux de l’armée israéliennes. Donc il y a peu de débat autour de ça. Sur ces deux guerres, on a à peu près le même rapport, c’est-à-dire 1 mort civil israélien pour 250 morts civils palestiniens. Pour les enfants, c’est 1 pour 500. Aujourd’hui, on a évidemment des chiffres qui sont encore très partiels. Si on prend les six premiers mois, le rapport entre les civils israéliens morts du 7 octobre et des civils qui sont morts pendant les six premiers mois de la guerre à Gaza, il est de 1 à 42. Mais évidemment c’est 1 à 42 avec des chiffres beaucoup plus élevés que ceux qu’on avait eus précédemment. Pour les enfants, c’est 1 à 420. Il faudrait pouvoir se représenter, en tant que Français, par rapport à la population, les chiffres vraiment minimaux qui sont ceux dont on dispose : on aurait plus d’1 million de personnes qui seraient mortes en France.
Mais j’insiste aussi, à propos de cette question de la valeur des vies, sur des éléments qui ne sont pas quantitatifs. Parce que la vie ne peut pas se résoudre à sa disparition, c’est-à-dire à la mort, et à la comptabilité. Une association financée par des organisations internationales, une association palestinienne, a un programme qui s’appelle « We Are Not Numbers », « nous ne sommes pas des nombres ». Ils essaient de raconter des histoires, de travailler avec les enfants par des récits, etc. Et c’est un rappel à l’ordre, pour les médias notamment, qui nous ont fait entendre si peu les voix des Palestiniens. Un rappel à l’ordre de ce que peut être l’expérience, pas seulement des onze mois qui viennent de s’écouler à Gaza, mais de ces décennies d’oppression, d’occupation, d’humiliation, de peur, de savoir qu’on ne peut pas être défendu par une police ou par une armée quand on est agressé ; qu’on peut être mis en prison sans aucune charge et sans aucun procès, simplement parce qu’on décide un jour de vous mettre en prison. Donc c’est aussi la question de la vie non pas comme cet élément biologique, mais la vie comme ce qui est vécu, la dignité de la vie, le respect des droits, etc.
Il y a un dernier aspect qui m’a profondément troublé, c’est celui de la manière dont on traite les morts, puisque malgré les souffrances et les destructions, malgré les corps calcinés, les familles des victimes du 7 octobre ont pu donner des sépultures et des rituels qui font qu’on meurt dans la dignité. Aujourd’hui, pour un grand nombre de Gazaouis, ce n’est pas possible, parce que c’est très risqué d’aller faire des enterrements dans des cimetières qui d’ailleurs sont détruits en grande partie.
Deuxièmement, beaucoup de Palestiniens ont été enterrés dans des fosses communes par des soldats israéliens de façon à ne plus être reconnaissables, souvent sans vêtements, parfois démembrés par des bulldozers ou des chars. Et puis il y a tous les corps qu’on ne rend pas. C’est une longue pratique de l’armée israélienne de ne pas rendre à leur famille les corps des Palestiniens. Des livres ont été écrits là-dessus.
Dès lors, c’est d’autant plus problématique d’entendre un ancien président français, en l’occurrence François Hollande, à l’occasion de la cérémonie d’hommage national pour les Français israéliens tués le 7 octobre – et bien sûr il y a une légitimité à cette cérémonie : lorsqu’on lui a demandé s’il fallait faire la même chose pour les Palestiniens français, sa réponse a été « une vie est une vie, une vie est équivalente à une autre vie. Mais il y a les victimes DU terrorisme et les victimes de guerre. Pour les victimes du terrorisme, il y a toujours eu des hommages. Pour les victimes de guerre, il peut y avoir à un moment des cérémonies, mais ce n’est pas le même processus. Être une victime du terrorisme c’est, d’une certaine façon, être là parce que nous sommes français, être attaqués en tant que Français ou en tant que défenseurs d’un mode de vie. Victime collatérale… vous êtes dans une guerre, vous êtes victime collatérale ! Il y en a en Ukraine… [2] » Établir cette hiérarchie jusque dans la mort et l’entériner en tant qu’Occidentaux – et pas n’importe qui, un ancien président –, je trouve que ça donne la mesure de ce dont vous parliez en appelant ça une « bourse de la vie », de ce qu’est l’inégale valeur des vies et la manière dont nous l’assumons collectivement. Évidemment je sais bien qu’un grand nombre de gens comme moi essaient de lutter au moins contre cela, mais on voit à quel point ça s’est banalisé.
Daniel Mermet. Est-ce que vous pensez que ça continue, que les comportements évoluent ?
Didier Fassin. Je pense qu’il y a des changements notables. D’abord, les positions des gouvernements occidentaux (la France par exemple) sont devenues beaucoup plus nuancées par rapport à la politique israélienne – tout ça bien sûr au niveau rhétorique. Mais aussi à la suite de la décision rendue par la Cour internationale de justice à la fin du mois de janvier, parlant de la plausibilité d’un génocide en train d’être commis et de la nécessité de tout faire pour éviter que ça en soit un. On sait qu’il y a déjà des procès qui ont lieu, accusant de complicité les gouvernements qui ont soutenu cette politique israélienne. Il y a eu l’amorce d’un changement à ce moment-là sur le soutien, il n’est plus aussi inconditionnel qu’il l’était avant, au moins dans le langage de la diplomatie. Du côté des intellectuels pro-gouvernement israélien, ce que j’ai observé, c’est une espèce de compassion de surface, en disant : ce qui se passe à Gaza est évidemment terrible, mais il faut quand même comprendre pourquoi il est nécessaire de se débarrasser du Hamas. Avec cette croyance ou volonté de croire que la guerre est simplement contre le Hamas.
Du côté des médias, ce qui m’a quand même frappé, c’est qu’après un moment où je trouvais que les grands médias, y compris écrits, allaient très facilement suivre les informations qui venaient d’Israël, on a vu se développer, principalement dans la presse écrite, une autre forme d’engagement et une forme d’indépendance. Le grand problème des radios nationales en France, et même des télévisions publiques, c’est qu’elles sont sous la coupe du président de la République qui nomme les présidents-directeurs généraux et, à travers eux ou elles, les directeurs de chaque chaîne. Cette pression-là est forte. Si on prend les grands journaux, on voit que les choses ont évolué, mais elles ont évolué tardivement. Il y a eu de nombreuses protestations de journalistes : il y a eu une pétition à la BBC, il y a eu une pétition internationale qui a recueilli des centaines de signatures de journalistes dénonçant les biais. Il y a aujourd’hui une prise de conscience assez large, parmi les journalistes, qu’on va trop loin. C’est pour ça aussi que pour moi il était important de dire : regardons ce qui s’est passé les six premiers mois, parce qu’une forme de négationnisme va émerger, on ne se souviendra plus ou on ne voudra plus se souvenir de ce qui s’est passé au début, la manière dont les choses ont été traitées. Je crois qu’il est important de laisser cette trace, de dire : voilà ce qu’a été l’attitude du monde vis-à-vis de ce qui s’est passé.
Daniel Mermet. Surtout le monde occidental ! Parce que si on prend toute la planète (ce qu’on appelle le « Sud global »), on trouve très largement un soutien à la cause palestinienne.