C’était le gros titre d’un petit journal de Bhopal qui ne comptait qu’un seul journaliste, le génial et modeste Rajkumar Keswani. C’était juste un mois avant la pire catastrophe industrielle de l’histoire, à Bhopal, le 3 décembre 1984. Personne n’a entendu le cri d’alarme de ce formidable lanceur d’alerte qui a consacré sa vie à la vérité et à la cause des victimes. Devenu célèbre mais toujours modeste, il aidait volontiers les confrères de passage comme nous en 2004. Il a depuis quitté cette planète en 2021, mais nous le retrouvons dans ces deux reportages qui lui sont dédiés.
Bhopal, un crime toujours impuni
Aujourd’hui, quarante ans après, des milliers de victimes attendent chaque jour et chaque nuit dans les couloirs des hôpitaux de Bhopal. Les gaz toxiques échappés de l’usine lors de la catastrophe dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984 continuent de détruire la santé des habitants. Cancers, troubles neurologiques, malformations, jusqu’aux fœtus à naître on estime à 500 000 le nombre des victimes. Sans parler des morts dans l’explosion et les jours suivants, 15 000 à 20 000. Quarante ans après, Bhopal reste une « zone sacrifiée » et les habitants se battent toujours pour obtenir justice et réparation.
Les responsables sont complètement identifiés et complètement impunis. C’est l’entreprise états-unienne Union Carbide Corporation, reprise depuis par Dow Chemical, et c’est le gouvernement de l’Inde qui est complice. Que voulez-vous, on ne veut pas effrayer les investisseurs étrangers d’autant que Dow Chemical est généreux avec le Bharatiya Janata Party (BJP), le puissant parti nationaliste au pouvoir. Rappelons que Dow Chemical a produit le napalm pour l’armée américaine lors de la guerre au Vietnam ainsi que l’« agent orange ».
À Bhopal, il faut préciser que les habitants touchés appartiennent à la caste la plus pauvre et que beaucoup sont musulmans, une communauté souvent durement stigmatisée. C’est ce qu’Amnesty International qualifie de « racisme environnemental ».
Mais soyons juste. En 1989, Union Carbide Corporation a fini par devoir verser des indemnités. 470 millions de dollars. Pour 570 000 victimes, soit moins de 500 $ par personne. Warren Anderson, le PDG d’Union Carbide Corporation au moment de la catastrophe, a échappé à toutes les poursuites. À 92 ans, il a tranquillement fini ses jours au soleil de Floride.
En 1978, le géant de l’industrie chimique américain, Union Carbide, décide d’installer une usine de fabrication de pesticides en plein cœur de l’Inde, dans la ville très pauvre de Bhopal. L’Inde développait alors une agriculture intensive et les pesticides semblaient miraculeux. L’entreprise embauche jusqu’à 800 personnes, ce qui attire des milliers de familles qui s’installent autour de l’usine, dans des sortes de bidonvilles ouvriers.
Une catastrophe prévisible ?
L’économie tourne bien et personne ne veut voir les alertes pourtant nombreuses qui vont précéder la catastrophe. Dès 1982, quatre ans après l’ouverture, l’usine est en difficulté et il est question de la fermer mais les dirigeants préfère réduire les coûts. Quelques mois avant la catastrophe, un ouvrier est même décédé à cause de manquements à la sécurité. Mais le PDG de l’époque, Warren Anderson, a choisi de maintenir le site ouvert, et personne ne s’y oppose.
Les circonstances du drame
Cette nuit-là, la pression augmente très rapidement à l’intérieur d’un réservoir qui contient un gaz très toxique, l’isocyanate de méthyle. Les ouvriers procèdent aux manœuvres habituelles, sauf que rien ne marche Une grande quantité d’eau s’est déversée par accident dans le réservoir pendant plus de trois heures sans qu’aucun système de sécurité ne se soit mis en route.
À 1h du matin, c’est l’explosion. 40 tonnes d’isocyanate de méthyle s’échappent et forment un nuage de gaz invisible mortel de 25 kilomètres carrés qui s’abat sur les bidonvilles autour de l’usine.
Panique
Le gaz s’attaque d’abord aux yeux, certains deviennent aveugles très rapidement. Puis c’est les poumons. C’est la course folle pour rejoindre l’hôpital mais plus on court, plus le gaz fait des dégâts. Scènes d’apocalypse, on tombe, on meurt sur place en quelques minutes.
À l’hôpital, les traitements habituels sont sans effet. Les médecins n’ont pas d’antidote. Les équipes soignantes ne peuvent que compter les morts. Au matin, on trouve 3 800 corps dans les rues de la ville. En trois jours, 10 000 vont mourir. La plupart de ceux qui ont respiré ce gaz sont devenues invalides à vie. On estime que 200 000 à 500 000 personnes sont restées invalides. Les enfants et petits-enfants des victimes sont touchés des années plus tard. En plus des lésions aux poumons ou aux yeux, l’isocyanathe de méthyle entraîne des mutations génétiques. Infertilité, malformations congénitales. À Bhopal, les malformations sont sept fois plus nombreuses que dans le reste du pays et la mortalité infantile a augmenté de 300 % depuis l’accident.
Aujourd’hui, des milliers de tonnes de déchets toxiques restent ensevelis sur le site de l’usine abandonnée, ce qui provoque une pollution persistante et croissante des eaux. Cela indique clairement qu’il s’agit d’une « zone sacrifiée » : une zone extrêmement polluée ou contaminée où la population locale souffre en conséquence de très graves problèmes santé.
Le principe était pourtant clair.
La science trouve.
L’industrie applique.
L’humain s’adapte.
Non ?
A quand un procès de Nuremberg pour les criminels du capitalisme ?
Hommage à RAJKUMAR KESWANI, le plus génial et modeste des journalistes
Nous n’avons jamais oublié Rajkumar Keswani qui nous a aidés, guidés et parfaitement informés lors de notre reportage à Bhopal en 2004.
Un petit bonhomme tout rond, exactement le contraire du grand reporter avec la veste multipoche.
Né à Bhopal, fils et petit-fils de journaliste local, il commence à 16 ans à la rubrique « sports ». Puis il crée son journal, le Rapat Weekly, dont il est le seul et unique rédacteur et qu’il écoule à pas moins de 6 000 exemplaires chaque semaine. Il enquête et il suit parfaitement ce qui se passe dans l’usine chimique. Deux ans avant le drame, il écrit à la « une » : « de grâce, épargnez notre ville ! ». Aucun écho, aucune réaction. Il insiste dans un nouvel article : « Bhopal : nous sommes tous assis sur le cratère d’un volcan ». Nouveau flop. Il en remet une couche : « si vous refusez de comprendre, vous serez réduits en poussière ». Un mois avant la catastrophe, il titre « nous allons tous y passer ». Aucune réaction.
Il est en première ligne, témoin de la catastrophe, il voit tout, il court partout, il raconte tout et il aide les confrères qui arrivent du monde entier. Amical, précis, engagé, un modèle.
Rajkumar a quitté cette planète le 21 mai 2021 à l’âge de 71 ans.
Extraordinaire destinée, lui qui avait survécu à la catastrophe et à toute cette ville empoisonnée est mort du Covid dans un hôpital de Mumbai.