Je me souviens encore des petites patates de Mathilde et du gros rouge de Célestin. C’était le 11 novembre 1997 à Tauves, en Auvergne, après la cérémonie au monument aux morts où ils ne voyaient qu’un nom, celui de leur oncle, Joseph Dauphin, fusillé de la Grande Guerre et jamais réhabilité. C’était leur douleur et leur lutte éperdue, la réhabilitation du caporal Dauphin, fusillé pour l’exemple le 12 juin 1917, suite aux mutineries 80 ans auparavant. C’était l’âge qu’ils avaient, Mathilde et Célestin. Ils ont quitté cette terre avec cette douleur mais en laissant l’exemple d’un combat pour la justice car Joseph Dauphin n’a jamais été réhabilité à ce jour.
Cette émission est à votre mémoire, Mathilde, Célestin, Joseph et François et à tous ceux qui mirent la crosse en l’air, nos héros à nous.
réalisation : Bruno Carpentier
préparation : Raïssa Blankoff
Programmation musicale :
– Denis Tuveri et Marc Perrone à l’accordéon : La chanson de Craonne
– Hanna Schygulla : Der treue Husar
Joseph et François
Joseph Dauphin était un vaillant soldat. Né en 1882 dans une famille de dix enfants, il avait été incorporé dans les chasseurs alpins, il avait alors 32 ans, une femme et un enfant qu’il chérissait. Pour sa conduite exemplaire au combat, il avait eu la croix de guerre avec palmes, devenant même caporal. Au printemps 1917, le voici au Chemin des Dames. Le général Nivelle et l’état-major laissèrent 200 000 hommes se faire massacrer côté français, sans doute l’hécatombe la plus imbécile et la plus cynique de cette guerre. Survivants, Joseph et son copain François boivent un coup de cette affreuse gnôle qui ne manquait jamais, contre les poux, contre la peur, un coup, puis deux, puis trois, puis ils chantent, « j’ai deux grands bœufs dans mon étable… ». On dit aussi qu’ils lèvent le poing, qu’ils crient « à bas la guerre, à bas Poincaré, vive la Russie, vive la Révolution ! » Depuis février, l’effervescence qui a éclaté à Petrograd gagne les esprits et les cœurs, mais Joseph et François ont-ils tenu des propos séditieux ? Ont-ils chanté L’Internationale ?
Quand il se réveille de cette cuite, Joseph s’attend à être puni, mais il ne devine pas que c’est le conseil de guerre qui l’attend et qui le condamne à être fusillé « pour l’exemple ».
C’est en juin, il fait beau le 12 juin 1917 à la ferme du Faité, près de Ventelay dans l’Aisne. Dans le peloton d’exécution, il y a François, son ami, François Brugière, du même village que lui, Tauves. François refuse de tourner son fusil contre son camarade, il sera condamné au bagne où il meurt d’épuisement quelques mois plus tard, le 12 février 1918.
Le pire, c’est lorsque les autres considèrent ces fusillés comme des lâches, des « morts en lâches » qui ont déserté face à l’ennemi, des couards sans honneur. Une honte qui s’étend à leurs proches et à leur famille. Et même à leur village. Ce fut le combat de Mathilde et de Célestin.
Aucun des fusillés de 1917 n’a jusque-là été réhabilité. Au total, sur les 704 exécutions estimées au cours de la guerre, seule une quarantaine ont été réhabilités. Ce chiffre n’exclut pas un certain nombre d’exécutions sommaires.
Ni peut-être des balles perdues vers quelques brutes galonnées…
On peut se consoler avec les paroles fameuses de L’Internationale à reprendre en chœur devant la tombe du soldat inconnu :
« S’ils s’obstinent ces cannibales
À faire de nous des héros
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux »