J’avais 18 ans le 17 octobre 1961
J’étais avec mon copain Paulo au coin du pont Saint-Michel, à la sortie du métro, près de la pendule. On savait qu’il y aurait une manif des Algériens contre le couvre-feu que Papon leur avait imposé. Paulo devait faire des photos. Nous étions étudiants aux arts appliqués, rue Dupetit-Thouars, et comme toute cette génération, nous avions la trouille de partir pour l’Algérie. C’était un sujet quotidien de discussion et d’engueulade entre ces dégonflés de partisans de la « paix en Algérie » et nous autres qui soutenions le FLN et souhaitions l’indépendance. Des terroristes en somme. Nous étions quelques-uns à avoir fait le choix de l’insoumission, et Paulo était en liaison avec un réseau militant censé nous aider à nous planquer en Suisse ou en Belgique, le moment venu. On n’était pas les seuls, il y a eu 10 000 insoumis au total. Le regretté journaliste Michel Boujut a magnifiquement raconté ça dans son livre, Le jour où Gary Cooper est mort. On suivait la situation de près, on allait en manif place de la République et sur les boulevards, et le soir on se retrouvait à la Joie de lire, la librairie de François Maspero, rue Saint-Séverin, juste à côté du pont Saint-Michel, là où on se trouvait donc ce soir-là sous la pluie, Paulo et moi.
Je ne sais plus quand ni comment la manif est arrivée, j’ai l’image d’une foule paniquée sous la pluie, des hommes en majorité, quelques femmes, des youyous, des cris, des ordres, des coups, des gens désarmés fuyant les mains en l’air devant les flics casqués, armés, acharnés à cogner. Par chance, nous, cheveux châtains et blondinets, pour les flics, on avait les bons faciès, mais Paulo a quand même préféré se tirer dans le métro. Pas plus courageux, j’allais le suivre quand j’ai vu un manifestant enjamber brusquement le parapet du pont et se planquer en boule juste sur le rebord au-dessus du fleuve, en s’agrippant à la balustrade. Je le voyais d’où j’étais, entre la pendule et les boîtes de bouquinistes. Les manifestants et les flics passaient en cavalant, il pleuvait, c’était pas très éclairé, il aurait pu rester inaperçu mais un flic a fini par le voir et sans sommation, il s’est mis à le cogner à coup de crosses sur le crâne, sur le dos, sur les mains, un autre flic s’y est mis, et un autre encore, et le gars a lâché prise.
La suite, après la chute dans la Seine, je ne sais plus, c’est embrouillé, mais un détail m’est resté : ce type portait une cravate, j’ai eu le temps de voir ça dans sa chute. Il venait sans doute des bidonvilles de Nanterre ou d’Aubervilliers, comme des milliers d’autres manifestants, des FMA comme il fallait dire, des « Français musulmans d’Algérie ». Mais c’était avant tout des ouvriers qui faisaient les trois-huit dans les usines de bagnoles, ou qui bossaient dans le bâtiment. Sur les photos, aujourd’hui, on voit qu’ils s’étaient tous fait beaux pour cette grande manif. Affaire de dignité. Le visage en sang de cet homme qui tombe ne m’a jamais quitté depuis 60 ans.
COMBATTRE LA GANGRÈNE AUJOURD’HUI
Les jours suivants, j’ai raconté ce que j’avais vu, il y avait beaucoup de témoignages qui circulaient, des choses vues, des meurtres, des noyés dans le canal Saint-Martin, des flaques de sang sur les grands boulevards, des assassinats dans la cour de la préfecture de police. Au début, la presse a couvert cette histoire, mais les évènements ensuite se sont bousculés et un lourd silence honteux s’est installé sur le 17 octobre. Témoigner vous rendait suspect. On vous le disait d’un air las : « si c’était vrai, ça se saurait ». Aujourd’hui, les témoins professionnels ne manquent pas. Mais durant trente ans, l’intérêt était bien maigre, un bouquin, un film, un article sortait quand même, mais il a fallu attendre octobre 1991 pour que le livre de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, fasse sortir cette histoire du placard et réussisse, en faisant condamner Maurice Papon, à faire qualifier de « massacre » cette journée portée disparue [1]. C’est lui que nous retrouvons dans cette émission de 1991, avec beaucoup d’autres témoignages devenus rares.
L’historien Benjamin Stora a donné pour titre à l’un de ses livres La gangrène et l’oubli. Le 17 octobre 1961 est sorti de l’oubli, mais soixante ans après, la même gangrène raciste se répand contre les mêmes, prépare les mêmes pogroms, soutenus par les mêmes. Oui, célébrer le 17 octobre 1961, revenir à nouveau sur les lieux, sur les ponts, jeter des fleurs de mémoire dans la Seine, exiger la reconnaissance de ce massacre d’État, mais surtout, avant tout, combattre les causes du retour de cette gangrène raciste qui est en train de se répandre dans notre grand corps malade.
Programmation musicale :
– Eddy Mitchell : Soixante, soixante-deux
– Les Chaussettes Noires : Tu parles trop
– Johnny Hallyday : Viens danser le twist
– Cheb Kader : Raiba