Les portes claquent, les insultes volent, on se traite de polygame et de couille molle, on hurle des « Allahu Akbar » et des « je suis Charlie », on se traite d’esclavagiste et de laxiste-collabo ou, pire encore, de socialiste. On repart un peu barbouillé et on remet ça à la prochaine gentille fête de famille.
Mais cette vieille coutume française a pris des dimensions considérables ces derniers temps. Surtout chez les personnes cultivées. La « question raciale » fait l’objet de polémiques acharnées, de tribunes assassines, d’accusations péremptoires, d’exclusions définitives, entre des camps, des clans, des courants et d’importantes personnes.
Pas toujours facile de s’y retrouver car chacun avance déguisé avec le masque de celui d’en face. Attention, ces ferventes lesbiennes féministes sont des islamophobes invétérées, méfiez-vous, ces ardents républicains prêts à mourir pour la laïcité sont des racistes qualifiés. La politique est d’abord une affaire de camouflage.
Mais alors que notre monde est de plus en plus métissé, pourquoi « la question de la race » devient-elle si explosive ?
Chacun est le raciste de quelqu’un, la victime indépassable ou le bourreau congénital. On a vu comment la « question identitaire », en quelques années, a permis de faire passer les luttes sociales à l’arrière-plan au profit de la diversité. Si la visibilité obtenue par des personnes « racisées » ou « genrées » est un progrès certain, cela n’a rien changé aux inégalités sociales et économiques. Ces réformes d’images sociétales sont compatibles, et mêmes désirées, par les puissants de ce bas monde.
La « question raciale » en serait la suite ?
Tempête dans un verre d’eau universitaire ? Faux débat mis en scène par des médias en mal d’audience ? Inguérissables douleurs que de bonnes âmes savent flairer et transformer en voix électorales selon les méthodes éprouvées du marketing commercial ? Ou simple sujet de conversation ?
Le 15 mai dernier, le meurtre de George Floyd, et le 16 octobre, l’assassinat du prof d’histoire Samuel Paty par un jeune « terroriste islamiste » : autant de chocs qui ont rouvert les cicatrices de la peur et du ressentiment qui fermentent, inlassablement, dans les mémoires françaises. On se jette ces drames à travers la figure. Le meurtre de George Floyd, c’est la preuve que le racisme blanc n’a pas changé depuis la traite négrière, l’assassinat de Samuel Paty c’est la preuve que les hordes islamistes sont prêtes à nous coloniser.
Pour vous faire bien comprendre, une docte personne vous rappelle les grands clivages propres à notre temps : la classe, la race, le genre.
Lutte de classe, lutte de race, lutte de genre.
Oui, mais par quel bout commencer ? Que choisir ? Quelle priorité ? Orphelin des fortes convictions de nos ancêtres dans la lutte pour toutes les émancipations et contre toutes les oppressions en même temps, il nous faudrait faire des choix, des hiérarchies ?
Antiracisme politique, antiracisme moral, racisme structurel, racisme d’État, post-colonialisme, décolonialisme, intersectionnalité… Avec rage, derrière leurs écrans, les personnes éduquées se livrent une guerre sans merci à coup de signatures de Manifestes et d’Appels à signatures. Cinquante intellectuels d’un côté, quatre-vingt personnalités de l’autre. La terre tremble sous les sabots de la charge. Les uns veulent une « République française antiraciste et décolonialisée », les autres appellent à « la Racialisation de la question sociale ». Les uns reprochent aux autres d’éliminer la lutte des classes, les autres accusent les uns de nier la ségrégation raciale.
Les prochains dîners de famille promettent d’être joyeux.
Pour tenter tout de même de comprendre, voici quelques éclairages avec le chercheur Alain Policar. Dans son livre « L’inquiétante familiarité de la race » (Le bord de l’eau, 2020), il dénonce l’antiracisme décolonial qu’il oppose à un certain universalisme. Pour lui, cet antiracisme remet « la race » au premier plan, ce qui conduit à expliquer les inégalités économiques et sociales par la dimension identitaire, en excluant leur aspect social.
La voie qu’il propose c’est un certain cosmopolitisme. Pour l’attachement de chacun, non pas à l’identité, mais à l’humanité toute entière.