La liberté d’expression est-elle un « droit absolu » incritiquable, comme le défendent certains depuis l’assassinat de Samuel Paty ? Et ceux qui s’interrogent sur les limites de cette liberté sont-ils des « lâches » comme on l’entend parfois ? Le sociologue et démographe François Héran fait entendre une voix rigoureuse et nuancée sur ce paradoxe d’une « liberté obligée ».
Les attentats djihadistes sur le sol français, depuis 2015, ont eu pour effet pervers de transformer notre conception de la caricature antireligieuse. Désormais, on sacralise la désacralisation, à tel point que n’importe quelle caricature, qu’elle soit bonne ou non, gratuite ou pas, devient intouchable [1]. Aventurez-vous à émettre des doutes sur leur réception, ou à les qualifier d’islamophobes, et vous serez taxez de « complicité avec le terrorisme ». « Ce mot "islamophobie", il a tué les dessinateurs de Charlie Hebdo. Ce mot "islamophobie", il a tué le professeur Samuel Paty », a dit par exemple l’essayiste Caroline Fourest aux États généraux de la laïcité organisés par le gouvernement, le 20 avril 2021 [2].
Les polémiques qui ont surgi dans le sillon de l’assassinat de Samuel Paty témoignent du fait que le débat sur la liberté d’expression, la laïcité ou encore l’islamophobie en France est devenu épidermique. Le ministre de l’Éducation nationale lui-même, Jean-Michel Blanquer, s’est mis à traquer l’« islamo-gauchisme » coupable de tant de « lâcheté » vis-à-vis des islamistes [3].
C’est cette situation paradoxale, où la liberté d’expression devient une liberté obligée, absolue, que le sociologue et démographe François Héran démêle dans son livre, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression (La Découverte, 2021). Peut-on tout dessiner ? Quelle différence entre la satire extrême et l’outrage « pour » l’outrage qui vise uniquement à blesser ? Peut-on critiquer les croyances sans critiquer les croyants ? La liberté de conscience a-t-elle voix au chapitre ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les caricaturistes eux-mêmes n’ont jamais partagé la même doctrine sur ces sujets.
Dans cet entretien, François Héran rappelle que la liberté d’expression peut inclure l’expression d’idées choquantes ou blessantes, mais toujours dans les conditions admises par la loi. Il met en lumière le piège tendu par les djihadistes lorsqu’ils nous poussent à bout, et qu’on érige des caricatures en absolu.