Cher Yaël Goosz,
Auditeur régulier – je ne sais plus si je vous l’ai déjà dit mais je suis chauffeur de car et votre édito ponctue tous les jours ma tournée matinale –, je réagis à votre papier de ce matin car j’y ai relevé un détail des plus étonnants pour un éditorial politique. En substance, vous vous y déclarez contrarié de ce que Rima Hassan portait en public, lors de la soirée électorale du premier tour, un keffieh autour du cou. Surpris par cette largesse de vue vestimentaire de la part d’un commentateur politique aussi rigoureux que vous, j’ai cru d’abord que j’avais mal entendu, car j’avoue que je vous écoutais d’une oreille plutôt distraite – comme souvent d’ailleurs, vu que votre éditorial tombe en général sur la traversée de Canals, village tarn-et-garonnais charmant mais à ce point exigu que mon attention doit se porter tout entière à glisser habilement mon car imposant entre des trottoirs serrés et des aménagements semi-urbains fort mal adaptés à ce type de gabarit. C’est donc de retour chez moi que j’ai réécouté votre séquence en replay et constaté bel et bien que je n’avais pas rêvé. C’est à 1 minute 36 : « [Jean-Luc Mélenchon] sur une estrade de la France insoumise, flanqué de l’euro-députée Rima Hassan, arborant le keffieh (…) , ce n’est pas le geste le plus apaisant. »
Permettez-moi avant tout de revenir sur deux faits majeurs qui caractérisent la séquence politique inédite que nous traversons ces jours-ci et qui ne vous auront certainement pas échappé. D’abord, notons que le RN est un parti d’extrême droite éminemment raciste dont l’essentiel du programme politique consiste à discriminer des tranches entières de population et notamment les immigrés, les binationaux et Français issus de l’immigration, musulmans, Maghrébins ou subsahariens en particulier – on va dire les Noirs et les Arabes pour faire court. Et puis notons, en petit deux, qu’au moment où l’on parle, ce parti menace très sérieusement de s’emparer pleinement du pouvoir.
On peut donc s’inquiéter que cette catégorie de nos concitoyens risque de se voir très prochainement maltraitée et discriminée de façon redoutable, par un pouvoir violent et sans états d’âme. Je parle de discriminations bien plus féroces que ce qui se pratique déjà – vous n’ignorez sans doute rien des terribles difficultés qu’il faut affronter déjà aujourd’hui ne serait-ce que pour trouver un emploi ou un logement, pour ne citer que ces exemples, lorsqu’on porte un nom qui témoigne de ces origines.
Devant cette effrayante réalité, plusieurs postures sont possibles. On peut s’insurger de toutes ses forces contre ce racisme ordinaire en passe de devenir institutionnel, et c’est bien entendu la première idée qui vient à l’esprit de tout militant humaniste. Une autre consiste à s’agacer, dans ce même contexte, de ce qu’une Franco-Palestinienne n’ait pas eu le bon goût de laisser son keffieh à la maison lorsqu’elle s’affiche en public. C’est cette deuxième idée que vous avez choisi, et décidément elle m’étonne.
Revenons un instant sur le keffieh, je veux dire le tissu lui-même, l’accessoire vestimentaire. Se serait-il agi d’un accessoire religieux, on aurait pu interpréter votre agacement comme la défense spontanée d’une laïcité mise à mal ou peu respectée. Mais nous n’aurons pas à entrer dans ce débat vaseux dont se repaissent régulièrement les droites réactionnaires contemporaines, car le keffieh n’est pas un signe religieux ostentatoire, comme dirait l’autre. Cet accessoire d’ornement vestimentaire est parfaitement laïc. Alors quoi ?
Creusons un peu. Cette « coiffe traditionnelle moyen-orientale (…) s’est généralisée au point de devenir un élément de costume commun à beaucoup d’habitants des pays orientaux du monde arabe, et, au-delà de cette région, elle s’est popularisée dans le monde entier », nous dit Wikipédia. Exit la religion, nous parlerons ici de culture. Ce foulard à damier ornementé, plutôt élégant au demeurant, est tout simplement un marqueur culturel, au même titre que le béret au pays basque, le mocassin à glands dans le 16e ou la salopette agricole en Tarn-et-Garonne. Il est porté par un nombre considérable de nos concitoyens et j’emploie le mot à dessein : nous parlons bien ici de citoyens français, en l’occurrence précise une élue de la république – qu’est-ce qu’il nous faut de plus ? C’est-à-dire que ma tirade du présent paragraphe n’est au fond rien d’autre que le rappel de cette évidence : la France est un pays multiculturel. Point.
Voici définis le contexte d’une part, l’objet lui-même de l’autre. Reste à se pencher, pour cerner pleinement ce propos qui m’étonne toujours, sur le canal par lequel il est exprimé. D’où je parle ? aurait questionné Bourdieu. Il s’agit de France Inter, radio de service public, à une heure de grande écoute. C’est important une radio de service public (et vous savez comme moi le péril qui menace ce fragile statut). Éditorialiste de longue date dans cette maison, vous avez suffisamment de recul et de clairvoyance pour savoir qu’ici vous incarnez, de fait, une sorte de norme idéale, honnête et non partisane, faite d’un pluralisme attentif à tous les pans de la société – laquelle vous paie en retour pour votre travail. Depuis l’endroit où vous les dites, vos propos dessinent forcément les contours de ce qui peut être admis comme chose normale, raisonnable à penser. Et c’est bien à ce titre que l’expression de votre agacement devant une Arabe portant nonchalamment son keffieh en public me paraît particulièrement alarmante. Car ce faisant vous intégrez, à l’intérieur même de cette norme acceptée, l’idée qu’un Arabe comme il faut serait bien avisé d’éviter d’afficher sa culture en public, merci. Au regard du dangereux contexte décrit plus haut, il faut mesurer la violence de cette injonction.
J’ai bien compris votre argumentaire, ne prenez pas la peine de me le retourner : le keffieh symbolise aussi le combat de libération du peuple palestinien, et à l’heure des alliances contre le RN il ne faut choquer personne. Cette excuse ne tient pas une seconde. Rima Hassan est née dans un camp de réfugiés palestinien, on ne va peut-être pas lui demander d’apporter son « soutien inconditionnel » au régime de Netanyahou pour rassurer tout le monde. Quant au symbole vestimentaire… aurait-on attendu de Yasser Arafat qu’il porte une casquette de baseball à la signature des accords d’Oslo, histoire de détendre un peu l’atmosphère ?
En tout état de cause, je vois difficilement comment quelqu’un qui s’insurgerait de ce qu’une Franco-Palestinienne porte un keffieh en public puisse constituer un quelconque soutien à la gauche, fût-il strictement électoral. Surtout en ce moment.
J’ai moi aussi un vieux keffieh à la maison. Je m’en servais jadis à moto pour protéger mon cou des courants d’air, avant de m’équiper d’un tour de cou molletonné d’une pièce, plus pratique et largement aussi efficace. Mais je vais le ressortir. Et je vais le porter, fièrement. Pour affirmer que mon pays à moi, ma France, est un pays cosmopolite et une terre d’égalité. Ce sera une expression de mon patriotisme multiculturel. Ce sera un geste de résistance face au racisme d’État qui nous pend au nez.
Et ce sera un baroud d’honneur au racisme médiatique ordinaire – normalisé par un service public qui n’aura même pas eu la décence d’attendre sa privatisation pour l’exprimer sans complexe.