Tout a commencé pendant les révoltes de l’année 1967 qui grandissaient chez les ouvriers et les paysans et qui annonçaient, sans le savoir, la grève générale de l’année suivante.
En février 1967, les cinéastes Chris Marker et Mario Marret répondent à l’invitation à se rendre à l’usine de la Rhodiacéta de Besançon en grève, « la première occupation d’usine depuis 1936 », nous dit-on. Les deux cinéastes commencent à tourner un documentaire sur le vif : À bientôt j’espère, un titre bien senti qui reprend la conclusion du jeune syndicaliste Georges Maurivard (dit « Yoyo »), face caméra, s’adressant aux patrons. En revoyant le film, on savoure la prémonition mais à l’époque, quand le film est projeté devant les ouvriers de la Rhodia, ce n’est pas la même histoire qui se chante. Des ouvriers prennent à parti les cinéastes : « je pense que le réalisateur, c’est un incapable… ». Les gars trouvent le film trop « romantique », pas assez proche de leur réalité. Chris Marker les prend au mot et leur propose de les aider à faire des films par eux-mêmes. L’aventure du groupe Medvedkine de Besançon est née.

Alexandre Medvedkine
Alexandre Medvedkine, c’est le nom d’un cinéaste soviétique auquel fait référence Chris Marker et qui a inventé les ciné-trains qui allaient d’usine en usine pour faire et montrer des films [1]… mais la comparaison s’arrête là. Dans le groupe Medvedkine de Besançon, les ouvriers vont prendre les caméras pour résister à leur condition avec la complicité de techniciens et cinéastes et un mode de production original, organisé de Paris par SLON, société de production fondée par Chris Marker et Inger Servolin, cette dernière traversant les frontières avec les bobines des films à l’arrière de la voiture, les vendant à des télévisions étrangères pour financer ce cinéma ouvrier totalement indépendant.
Fort de la critique du film déclencheur À bientôt j’espère, que l’on retrouve dans le « film sans images » La Charnière, le film Classe de lutte va s’inscrire pleinement dans le tournant féministe de l’époque, en suivant l’ouvrière Suzanne Zedet, qui n’est plus cantonnée à « sa vaisselle », « son linge », « son ménage », selon les mots de son mari aux côtés duquel elle apparaît silencieusement dans À bientôt j’espère.

Suzanne Zedet dans Classe de lutte (1969)
Ici, elle est filmée en pleine émancipation, découvrant les joies de la lutte, mais aussi Prévert, Picasso, la jeune femme se révélant à elle-même et aux autres lors d’une prise de parole devant l’usine Yema. Toutes ces transformations se passent sous nos yeux et cinquante ans plus tard, on partage ces découvertes avec jubilation. C’est la force du cinéma direct. Suivront ensuite la série de courts métrages coups de poings Nouvelle société, sortes de ciné-tracts réalisés par le groupe qui a pris les outils en main et Rhodia 4/8 chanté par Colette Magny, Le Traîneau-échelle et Lettre à mon ami Pol Cèbe sont deux films plus expérimentaux marqués par un désir de liberté enfin prêt à exploser.
Dans les aventures collectives qui marchent pendant des années, il y a toujours des personnalités qui « fluidifient les relations sociales » et c’est ce fameux ami Pol Cèbe, animateur du CCPPO [2], qui va jouer remarquablement ce rôle, faire le lien entre les deux aventures et permettre la création du groupe Medvedkine de Sochaux, et bien sûr Bruno Muel, qui va tenir la caméra avec talent et coordonner la réalisation des films jusqu’au bout.
L’expérience de Besançon va donc se poursuivre à l’usine Sochaux de Peugeot, avec un mode de fonctionnement assez différent, les ouvriers laissant les techniciens s’occuper complètement des techniques cinématographiques pour mieux participer collectivement au contenu. Il y a de la suite dans les idées, l’expérience du groupe de Besançon a nourri celle de la nouvelle génération de Sochaux.
Mai 68 est passé par là et la question de l’accès des ouvriers à la « culture » est désormais une vraie préoccupation, qui se traduit ici dans un mélange de création artistique et militante, de découvertes quotidiennes, loin des politiques culturelles élitistes et de l’art intimidant. Christian Corouge, ouvrier du groupe Medvedkine de Sochaux, racontera plus tard qu’il « préférait bouffer des patates et dépenser le peu de fric gagné à la chaîne en s’achetant des livres plutôt que de payer des crédits pour rouler avec les bagnoles qu’il fabriquait à l’usine… » Et son pote René Ledigherer économisait plusieurs mois de paye pour acheter des toiles à un peintre qu’il aimait bien.
Au commencement du groupe Medvedkine de Sochaux, l’urgence était de revenir sur les événements dramatiques de juin 68, avec le film Sochaux, 11 juin 1968, qui raconte la journée de la charge des CRS qui a fait deux morts côté ouvrier et qui marquera plusieurs générations, sans doute en grande partie parce que ce film a été vu longtemps encore [3].
Ensuite, le groupe Medvedkine de Sochaux tourne Les trois-quarts de la vie, qui a la force de la spontanéité et qui prépare déjà le prochain film, Week-end à Sochaux, mêlant scènes documentaires et mises en scène jouées par les ouvriers et les techniciens cinéma. Pour filmer une représentation du travail à la chaîne, il a fallu déployer de nombreuses astuces car Peugeot, bien sûr, n’autorisait pas le tournage dans l’usine. Christian Corouge le raconte ainsi : « on voulait pas faire un film militant comme on voyait à l’époque ! » Et cette volonté de créer du neuf va donner l’étonnant Week-end à Sochaux, qui alterne des situations absurdes, comme les séquences de recrutement ou de reconstitution de la chaîne et des paroles très fortes dénonçant le quotidien des jeunes ouvriers maltraités comme des prisonniers en taule, le tout dans une grande liberté de ton. On est loin du catéchisme militant et d’ailleurs les films des groupes Medvedkine de Sochaux ne plaisent pas à tout le monde. Les jeunes ouvriers font face aux attaques de leur propre camp.

« — Camarade Pablo Neruda ? — Présent ! », Septembre Chilien, un film de Bruno Muel et Théodore Robichet (1973)
Puis il y a l’incursion au Chili en 1973, au moment du coup d’État contre Allende qui donnera Septembre chilien, le film tourné par Bruno Muel et Théo Robichet dans le stade où sont emprisonnés les opposants de Pinochet, où la caméra se faufile habilement dans un court créneau temporel, la force des témoignages des résistants à la dictature naissante, les larmes et la rage aux obsèques de Pablo Neruda. De nos jours, l’internationale ouvrière solidaire n’est plus vraiment un sujet de conversation mais en ce temps-là, où on ne parlait pas encore de mondialisation ni de délocalisations, l’accès à la culture avait ouvert la curiosité pour des luttes qui ne paraissaient pas si lointaines. Le capitalisme avait des vrais visages, et celui des Peugeot et des Pinochet n’étaient pas si différents pour celles et ceux qui résistaient.
Au retour, Bruno Muel tourne un film beau et terrible qui ne cache rien du retour de bâton de la grève de 68 : Avec le sang des autres. Ce n’est plus un film collectif, c’est le cinéaste qui filme ce dernier opus qui sonne comme un adieu, qui « a été long à faire accepter aux copains du groupe », raconte aujourd’hui Bruno Muel. Pour la première fois, par une astuce qui passe encore par la solidarité internationale et la complicité d’une équipe anglaise qui a obtenu l’autorisation de filmer, on y voit des images très impressionnantes au cœur de la chaîne de l’usine Peugeot de Sochaux. On y est ! Et on n’a pas vraiment envie d’y entrer dans cette chaîne… Le temps des « établis » va passer et la jeunesse ouvrière que nous avions tant aimée dans le Week-end à Sochaux, on la voit ici bouffée par la chaîne, les mains prématurément usées, les corps et les cœurs laminés. Et pour les punir d’avoir rêvé et gueulé un peu trop autant que pour les mater, Peugeot envoie des nervis massacrer les plus costauds à coup de barre. La violence, la vraie violence. Pas celle contre les bagnoles et les vitrines, la vraie violence, celle qui brise les humains. Le film est bouleversant.
Ces gens vont ensuite résister jusqu’au bout du bout, jusqu’à la retraite s’ils y arrivent et après encore parfois. Les caméras ne sont plus là, l’histoire est passée, mais la force acquise dans cette expérience unique des groupes Medvedkine les a marqués pour la vie. Christian Corouge rappelle à chaque occasion que tous les gens qui sont passés par les groupes Medvedkine ont été transformés et qu’ils ont toujours gardé une façon de militer bien à eux, pleine de créativité et de liberté. C’est la victoire qu’on peut attendre de la lutte. C’est toujours insatisfaisant pour les insatisfaits mais résister de la sorte face à la puissance d’oppression de la machine, c’est énorme, et c’est comme ça, sur le long cours, malgré les retours en arrière, que se fait le progrès social quand il y en a.
Dans une intervention récente à la Maison des Métallos à Paris, Henri Traforetti, ouvrier en retraite du groupe Medvedkine de Besançon, rappelait le principe qui avait guidé cette aventure : « ne pas seulement tourner les images mais les monter, les montrer, les débattre. »
De notre temps où les images surgissent en flux continu, en direct et en propagation « virale », consommées aussitôt, sans avoir le temps de les digérer qu’on se gave frénétiquement d’une nouvelle tournée, arrêter le flux et regarder les films des groupes Medvedkine, l’un après l’autre, c’est assister à une réflexion collective sans cesse en construction, sur le temps long, de 1967 à 1974, où chaque film apprend du film précédent et où l’ensemble forme une grande fresque où les acteurs et les spectateurs poursuivent un dialogue continu en images avec de la suite dans les idées…