BALLAST : Vous parlez de Howard Zinn comme d’« un remède à la mélancolie »...
DANIEL MERMET C’est le titre d’un livre de Ray Bradbury. On est dans le brouillard en ce moment, c’est la déprime générale. Howard Zinn n’a jamais lâché la rampe, il y croyait — je dis croire car nous n’avons aucune certitude que ce que nous faisons peut changer le monde. Mais il y croyait, et nous aussi, comme vous avec Ballast, tout comme d’autres qui ne lâchent rien... Finalement, ça fait du monde. Il y a du monde pour refaire le monde — beaucoup plus qu’on ne le croit.
Vous avez réalisé deux films sur deux penseurs : Noam Chomsky et Howard Zinn. Deux Américains. C’est un hasard ?
Là-bas si j’y suis, c’est d’abord du reportage. Mais nous avons voulu faire entendre certains « penseurs », comme on dit — Castoriadis ou Lordon, Bensaïd ou Badiou, et d’autres, dont les petits chefs qui dirigent les médias vous diront que « ça n’intéresse pas les gens ». Nous avons prouvé le contraire. Nous avons eu d’excellentes audiences avec ces auteurs-là auprès du grand public. Là-bas si j’y suis a même battu des records. Le grand public a envie de comprendre (un de nos directeurs adorait, lui, répéter la réplique d’Audiard : « Je ne parle pas aux cons, ça les instruit. »...). Nous avons présenté une série d’entretiens en 2007 avec Noam Chomsky. « L’intellectuel vivant le plus cité au monde » n’avait jamais été entendu sur France Inter, et une seule fois, dans les années 1970, sur France Culture. De cette rencontre, nous avons réalisé un film avec Olivier Azam, Chomsky et Cie, qui a très bien marché en salles comme en DVD. Chomsky et Zinn étaient très proches, de la même génération, souvent engagés dans les mêmes combats. J’ai rencontré Zinn en 2003, à Paris, au moment de la sortie en français de son Histoire populaire des États-Unis. J’ai tout de suite aimé l’homme et son livre. Ce bouquin était paru en 1980, avec un énorme succès et des traductions dans toutes les langues... sauf en français.
Une petite nomenklatura qui règne sur l’édition des livres d’histoire en France faisait obstruction ; les éditeurs ne se risquaient pas. C’est finalement Agone qui l’a édité. Le livre de Zinn a une grande popularité aux États-Unis, il a vraiment changé le regard des Américains sur eux-mêmes ; c’est important, pour nous, de contribuer à changer le regard des Français sur les États-Unis. C’est une influence énorme et une forme de colonisation que nous continuons de subir et dont nous n’avons même plus conscience, une domination militaire, économique, politique, culturelle… Nous avons un Parti républicain et bientôt, sans doute, le PS va devenir le Parti démocrate... Nous faisons partie des caniches des États-Unis. Au temps de la guerre froide, deux camps s’opposaient : mon oncle Roger se disait « atlantiste » alors que mon oncle Guy se proclamait « progressiste » ! C’étaient des idées politiques dont on pouvait débattre. Avec la chute du mur de Berlin en 1989, on a proclamé la fin de l’histoire et le règne de TINA — « There is no alternative ». On est tombé en panne de futur — comme si, soudain, nous n’avions plus de devenir. Nous avons été frappés par une immense crise de foi. En revenant sur les turbulences de l’Histoire, avec ce film, on revient dans le champ des idées. Oui, il y a des fatalités et des forces imprévisibles qui nous dominent, mais il y a toujours des marges de manœuvre, des portes parfois étroites et parfois des fleuves larges ; il y a des moments qu’il faut être prêt à investir et sur lesquels ont peut agir politiquement, comme l’Histoire le montre.
Ce premier film, Du pain et des roses, montre les luttes sociales très violentes au tournant du XXe siècle, jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis en 1917. Nous commençons avec cette question : « Comment en êtes-vous arrivé à penser ce que vous pensez ? » Zinn parle de sa vie de petit prolo juif, fils d’émigrés à Brooklyn, et de sa prise de conscience sociale. Les États-Unis se présentent comme une chouette grande famille, mais Zinn revient sur les inégalités fondamentales déjà inscrites dans la Constitution américaine. Cette démocratie partout présentée comme le seul modèle politique souhaitable est fondamentalement inégalitaire. Zinn commence par nous donner sa grille de lecture, il explique d’où il vient. Pour lui, la neutralité est impossible : il y a beaucoup de situations où rester neutre, c’est collaborer. La neutralité n’est pas seulement le paravent des opportunistes et des lâches, c’est aussi le masque du maintien de l’ordre conservateur dominant. La neutralité neutralise. La première guerre mondiale a démoli – c’était son but – ces puissantes luttes... voire même le socialisme. Je ne parle pas du socialisme d’aujourd’hui, en France, qui gère et défend le capitalisme libéral, je parle au contraire de celui d’Eugène Debs, aux États-Unis, ou de Jaurès. Ici, en France, en 1914, et un peu partout en Europe, ce courant socialiste était très puissant, très populaire, et en passe de s’imposer. Voilà pourquoi ils ont tué Jaurès. Dans sa Grammaire des civilisations, le très peu révolutionnaire Fernand Braudel écrit : « On a le droit d’affirmer que l’Occident de 1914, autant au bord de la guerre, se trouve au bord du socialisme. Celui-ci est sur le point de se saisir du pouvoir et de fabriquer l’Europe moderne. En quelques jours, en quelques heures, la guerre aura ruiné ces espoirs. »
On a célébré en 2014 le centenaire de cette guerre avec un foisonnement de commémorations, de films, de livres, d’émissions, des documents passionnants. Mais c’était très dépolitisé. De l’émotion, de l’indignation, mais on est resté à la compassion et à la morale : la guerre c’est mal, ah, comme ils ont souffert... ! Cette guerre a été une aubaine pour le capitalisme. C’est la première guerre mondiale du capitalisme. Aux États-Unis en 1917 est apparu le « Red Scare », la Peur des rouges, liée à la Révolution bolchevik — prétexte à une répression violente contre le mouvement populaire. L’anticommunisme a été la colonne vertébrale des États-Unis jusqu’à la chute du mur. L’islamisme a pris le relais dans le rôle de l’adversaire structurant. Depuis 2001, avec George W. Bush, c’est l’épouvantail indéterminé du terrorisme qui tient le rôle du Mal absolu (ce que Manuel Valls reprend aujourd’hui, chez nous, avec la loi sur le renseignement). Dans notre film, Chris Hedges parle de cette façon de gouverner par la peur — qui, selon lui, date de cette époque. Le deuxième volet ira jusqu’à Hiroshima ; le troisième jusqu’à Obama. La réalisation est déjà pas mal avancée. Nous aborderons la question de l’ethnocide des Indiens et l’histoire des Noirs — non pas seulement vus comme des victimes, mais comme des protagonistes de l’histoire des États-Unis. Notre fil rouge, c’est l’entretien avec Howard Zinn. On ne cherche pas à illustrer les cinq siècles que raconte son livre. On développe des sujets sur lesquels il revenait souvent. Le mythe de la guerre juste, par exemple. Ça commence toujours avec le bon prétexte qui suscite l’indignation des masses. Il faut un monstre à abattre : Saddam Hussein, Milošević, Ben Laden... Aux armes contre ces monstres ! Comment peut-on hésiter ? Si tu hésites, tu es un munichois, un collabo, un islamo-gauchiste... Souvenez-vous de Sarkozy contre Kadhafi ! En 1999, nous étions au Kosovo avec l’ami Giv Anquetil en reportage. Il y avait des tas de journalistes entièrement manipulés par l’OTAN qui se prenaient pour Capa...
Avec leurs vestes multi-poches ?
(rires) Oui, voilà ! Ce qu’on appelle un journalistan. Et on a un rencontré un brave gars de CNN, dans une petite épicerie buvette bondée de journalistes du monde entier. Les gens du coin n’avaient jamais vu ça ; c’était l’armée américaine qui rentre dans une baraque à frites ! (rires) Ce journaliste, un peu éméché mais très lucide, nous a décrit le scénario que nous étions en train de jouer et qui était le scénario prévu par CNN. Il affirmait que c’était toujours le même depuis la seconde guerre mondiale. Il faut quatre éléments : 1) un monstre, 2) des victimes, 3) de la résistance, 4) un sauveur. Vous avez pigé ? Et c’est tout le temps le même scénario. Appliqué au Kosovo, ça nous donne : 1) Milošević (le monstre parfait, croisement de Hitler et de Staline), 2) les malheureux Kosovars albanais qui fuient dans de pauvres charrettes avec casseroles et matelas, 3) l’UCK (la résistance, même s’il s’agissait d’une milice nationaliste), 4) l’OTAN, dans le rôle du sauveur, mais qui avait surtout besoin d’une légitimité pour rester en Europe.
Il n’y a pas eu grand-monde à briser ce consensus, à l’époque. Debray, Halimi...
Et Là-bas si j’y suis ! (il rit) Debray a été génial, sur ce coup-là. Ça lui a valu une excommunication générale et un papier particulièrement répugnant de BHL dans Le Monde. C’est très difficile, au fond, de penser de façon autonome ; il faut vraiment apprendre ça à nos enfants. Je me souviens d’une grande manif’ dans ma jeunesse. Tous unanimes, on levait le poing, et j’ai vu un type partir dans l’autre sens : il fendait la foule à contre-courant. Je me suis dit : il faudra, au moins un jour, que je sois ce gars-là. On nous apprend l’individualisme, mais pas l’autonomie. Aller contre l’unanimisme, c’est dur, d’abord affectivement ; on n’a pas tous la carapace assez solide. Au Kosovo, une grande partie de la gauche molle soutenait cette « guerre humanitaire ». Charlie Hebdo nous avait dénoncés comme pro-Milošević, sous le titre « Serbie Inter ». Le livre de Serge Halimi et Dominique Vidal, L’Opinion, ça se travaille, a clairement montré comment les journalistes, même les plus futés, se sont fait bourrer le mou par le service de communication de l’OTAN.
Votre film s’achève sur cette phrase, que vous énoncez en voix-off : « Le pouvoir des chasseurs dépend de l’obéissance des lapins. » On pense aussitôt à la notion de servitude volontaire...
… Oui, bien sûr.
… Mais un penseur comme Bensaïd critiquait cette notion. Dans son tout dernier livre, il a écrit qu’elle culpabilisait les masses, qu’elle induisait l’idée d’une « lâcheté collective de la populace ». Comment vous répondez à ça ?
Je vois bien ce que Daniel voulait dire. Nous, nous ne disons pas que les gens sont cons et soumis ; on laisse à d’autres ce mépris et ce racisme de classe, qui souvent s’ignorent. Mais je pense quand même que nous sommes très souvent enclins à nous soumettre à l’autorité ; l’éducation, la religion, la précarité, la paresse : tout nous pousse à rester dans le rang. Il faut un certain courage pour lutter, pour acquérir l’autonomie dont nous parlions. Par moments, c’est possible, mais sur une vie entière, c’est plus rare. Chomsky parle d’une nécessaire formation à « l’autodéfense intellectuelle »... On a voulu finir cette première partie là-dessus, en guise d’encouragement à la résistance contre l’air du temps.
Vous nous le disiez et Zinn l’explique bien dans l’un de ses livres : il ne pouvait rester « neutre », en tant qu’historien. Vous pourriez tenir le même propos, en tant que journaliste, non ?
Oui, mais à trois conditions. Il faut afficher l’engagement dès le début, qu’il soit clair : voilà qui on est, d’où l’on parle, voilà notre grille de lecture. Il faut que cela n’empêche pas un travail journalistique extrêmement sérieux (souvent, les gens « engagés » ne font pas ce boulot). C’est la deuxième condition. La recherche de la vérité n’empêche pas l’engagement. Et, troisièmement, je fais une grande différence entre l’engagement et le militantisme. Je respecte les militants mais, le plus souvent, ils vont chercher des informations afin de conforter leurs présupposés. On peut être engagé mais il faut surtout être fiable, il faut établir un rapport de confiance : les gens n’ont pas le temps de vérifier l’information de leur côté et c’est extrêmement important d’être à la hauteur. Si les bouchers et les médecins se comportaient comme la plupart des journalistes dans ce pays, on serait tous morts ! (rires) (Son téléphone sonne, il répond – « Il y a deux personnes qui sont en train de m’interroger, ils m’ont mis un projecteur dans la gueule et ils sortent des bottins pour me taper dessus ; mais ils sont gentils ! »)
Le changement de format de l’émission ne modifie-t-il pas un peu ce rapport ? Sur une station de radio, on peut vous écouter en flânant, par hasard, sans être militant, justement. Sur Internet, avec votre nouveau système d’abonnement, ça n’enferme pas davantage ?
Non. Voyez votre revue imprimée sur papier : un jour, elle sera lue par 15 ou 20 000 personnes. Et, déjà, j’imagine, d’être lu par 1 000 ou 2 000 personnes, c’est un bonheur pour vous, au regard de tout le boulot que vous fournissez. Et c’est un boulot qui a beaucoup de sens. Et vous allez changer la vie de 20 personnes. Il y a 20 personnes à qui vous allez faire découvrir quelque chose, leur apporter quelque chose d’important. C’est génial ! Comme d’être prof et de toucher en profondeur quelques élèves : ça suffit dans une vie, non ? Pourquoi notre horizon, ce serait d’être Pujadas ? (rires) Tout le monde veut être Pujadas ! On s’en fout de lui ! La quantité ne dit rien ! L’entretien que vous avez fait de Badiou, il y a des moments superbes : Badiou s’en fout de savoir combien de personnes vont l’avoir lu ! Il ne faut jamais se laisser enfermer dans leurs logiques. La quantité, c’est la logique de la marchandise. Avec Internet, on a un autre rapport qu’avec France Inter. Il y a plus de proximité. Tous nos ultra-radicaux, qui nous disaient que nous n’étions pas assez anars’, sont pourtant revenus ; tous nos petits fachos aussi, ils sont revenus ! (rires) Et maintenant, on est dans Gala ! (rires) Oui, une excellente critique dans Gala et, la même journée, on a reçu un message d’un enseignant du Jura qui voulait diffuser le film à ses élèves : on est contents. C’est génial, les mômes et Gala dans la même journée ! (rires) On fait de l’éducation populaire. Pour le Nouvel An chinois, tous les Chinois regardent la télévision : il y a un animateur qu’ils adorent – c’est leur Drucker à eux – et, ce soir-là, il parle à 750 millions de personnes. Vous vous rendez compte de notre Pujadas, à côté ? (rires) Broutille !
Mais, en même temps, vous aviez dit un jour que vous refusiez le culte du minoritaire, des marges et de l’underground. C’est assez rare, comme propos, dans la gauche radicale.
Il ne faut surtout pas aller là où l’on veut nous pousser ! Non, on n’est pas « alternatifs » ! Un vrai alternatif, c’est Bernard Guetta. L’Europe ne marche pas, on est tous d’accord là-dessus — même Bernard Maris le reconnaît dans son dernier livre. Mais Guetta fait de la résistance. Je le respecte, mais le minoritaire, c’est lui : le militant marginal, c’est notre Guetta ! (rires) On nous dit que nous faisons une émission « militante » ou « engagée ». Ivan Levaï a écrit un livre enthousiaste sur le grand patron de Michelin. Lui dit-on qu’il est militant ? Claire Chazal a fait un bouquin avec Balladur ; lui dit-on qu’elle est « engagée » ? (rires) On ne doit pas se mettre nous-mêmes dans cette culture de la marginalité, de l’à-côté, comme des révolutionnaires dans un bac à sable. On n’est pas des proscrits, on ne marche pas là-dedans. Je veux m’adresser au grand public : vouloir jouer au franc-tireur, c’est un bonheur petit-bourgeois. C’est le bonheur du groupuscule. J’ai une formation de plasticien, j’ai bien connu cette passion pour l’avant-garde. Mon inspiration, c’est Prévert – et ce n’était pas un marginal !
On voulait vous la retourner, la question que vous adressez à Zinn. Comment en êtes-vous venus à penser ce que vous pensez ?
J’ai grandi dans un milieu populaire, une famille de huit enfants dans la banlieue rouge. Les pauvres ne veulent pas faire la révolution ; ils veulent d’abord sortir de la galère. C’est pourquoi j’ai toujours aimé et respecté ces modestes à la vie très dure qui militaient au Parti communiste où à l’Église, avec ces curés progressistes et ces prêtres ouvriers. Ils voulaient s’en sortir et que le monde s’en sorte avec eux, du même coup. Il y avait à l’époque un esprit d’émancipation dans les milieux populaires — et aussi en direction de ces milieux. J’ai fait mes études à l’École des Arts appliqués puis aux Beaux-Arts. Du dessin à Là-bas si j’y suis, c’est finalement la même chose. Les règles de composition, d’expression, de rythme, le processus de création, etc. J’ai retrouvé ça partout. J’ai fait du dessin animé, du dessin pour les tissus, j’ai dessiné et fabriqué des jouets puis j’ai monté une troupe de théâtre avec les copains. Tout ça fonctionne sur les mêmes règles que celle que j’ai appliquées à la radio. Aussi, j’ai eu la chance d’avoir des frères et des sœurs qui m’ont servi de boussole. Dès mes quatorze ans, au moment de Budapest, ma sœur aînée m’a mis en garde contre les staliniens du quartier. Elle était à gauche, mais elle n’est pas tombée dans ce panneau. Je lui ai fait confiance. Et j’ai évité de traîner ces casseroles staliniennes comme beaucoup de ma génération. C’était un quartier avec des Arméniens, des Juifs de Pologne, des Espagnols en exil après Franco, des Portugais, des Italiens (les « Ritals »)... Notre enfance, c’était ça, avec le Parti, l’Église et la TSF. Et puis est venue la guerre d’Algérie, lorsque j’étais aux Arts appliqués. On se demandait si on allait finir par partir. On découvrait le bouquin interdit d’Henri Alleg, La Question, qui dénonçait la torture. Il y avait de quoi politiser toute une génération. Il y avait une cellule des Jeunesses communistes dans l’école ; j’étais proche d’eux. On allait souvent en manif’ pour l’Algérie. Il y avait des distributions de boulons à la sortie des cours, qu’on balançait sur les flics. Ils tapaient dur. Une fois, je me suis fait ouvrir le crâne devant le magasin À la toile d’avion, à République. Je ne veux pas faire l’ancien combattant, mais j’étais aussi à la manif’ de Charonne. Au Parti, la ligne était de dire : il faut se rendre en Algérie pour militer, sur place, de l’intérieur. C’était hors de question, pour moi, d’y aller. Je suis donc entré en lien avec les réseaux Jeanson, qui permettaient aux jeunes de se réfugier en Belgique ou en Suisse. Mais j’ai eu la chance que la guerre s’arrête avant de recevoir ma convocation. C’étaient des années bouillonnantes. C’étaient aussi les années Maspero ! On était sans cesse fourrés dans sa librairie.
À acheter ou à voler ?
Jamais on ne l’a volé, jamais ! C’étaient les maos qui le volaient. Maspero a laissé faire... Il ne voulait pas aller chercher les flics. Il en a souffert ; c’était très décourageant. Il m’a raconté tout ça par la suite. Toute ma vie, Maspero restera une des mes boussoles.
Une idée revient dans plusieurs de vos textes : le retournement de veste. « Une théologie du renoncement », « renoncement esthète », etc. C’est lié aux parcours de votre génération ?
Dans toutes les générations on trouve des renégats. C’est une figure vieille comme l’humanité. Celui qui dans sa jeunesse part en guerre contre le prince et finit comme un chien à ses pieds. Un chien gras, bien nourri, avec un beau collier. Mais, dans ma génération, au-delà des cas médiatiques (les Kouchner, les Glucksmann, les Philippe Val, etc.), il y a aussi des tas de petits renégats. Souvent les plus ultras, les plus dogmatiques, qui trahissent pour un poste de petit chef ou un titre flatteur, un « hochet symbolique ». Mais, au total, il y a beaucoup plus de gens, anonymes, de femmes et d’hommes qui sont restés fidèles aux éblouissements de leur jeunesse et qui continuent de tenir leur rôle social et politique. Ce sont eux qui tiennent la digue.
La colère n’a pas l’air d’être un moteur, chez vous.
La colère, ce n’est qu’un début, c’est l’étincelle, mais ça ne suffit pas — et, même, ça peut nuire au combat. La colère, c’est un grand vent qui éteint la flamme de l’intelligence. Il faut tenir sur la durée. Tout gamin, j’ai été très influencé et même formé par le grand souffle émancipateur de l’éducation populaire, surtout par le TNP de Jean Vilar. J’adore ce vers d’Aragon : « Avoir été peut-être utile ». Qu’est-ce que les gens font de tout notre travail ? Est-ce que ça les aide à mieux piger ce qui se passe autour d’eux ? Plus ça va, plus je m’interroge là-dessus : est-ce qu’on arrive bien à se faire comprendre, à être audibles, clairs ? Il faut transmettre et faire passer les savoirs. Et il faut faire très attention à une chose : garder le plaisir. Beaucoup, dans ces milieux dits « radicaux », sont austères et pensent qu’il faut absolument en baver : ils ne tiennent pas longtemps.
C’est l’idée de « lutte charnelle », dont vous parlez dans votre préface à l’ouvrage avec Castoriadis.
Oui, oui, oui ! Les affects tristes, on n’a pas besoin de ça. Deleuze disait que le pouvoir n’a pas besoin de nous réprimer : il suffit que nous soyons déprimés. Et c’est le cas, en ce moment ! Ils n’ont pas besoin de nous cogner sur la gueule, nous le faisons tout seuls de l’intérieur. Nous nous cassons la tête nous-mêmes, sans joie.
La ligne de Là-bas si j’y suis interpelle. Vous allez à l’inverse des logiques de clans et de chapelles. On peut y entendre Filoche, donc l’aile gauche du PS, et Hazan, c’est-à-dire l’une des voix les plus à l’extrême gauche, peut-être, à l’heure qu’il est.
Je vais faire le savant : Albert Londres disait qu’il n’existe pas d’autre ligne que celle des chemins de fer. Quand j’étais gosse, ma sœur m’a emmené sur son vélo, dans le porte-bagages à l’avant, voir le camp de Drancy. J’avais cinq ou six ans. Et elle m’a raconté une histoire : à la libération du camp, une famille est venue chercher l’un des leurs, qui était prisonnier. Ses proches lui demandent aussi ce dont il a besoin, il répond qu’il a faim, ils se rendent à la boulangerie au coin de la rue. Il mange et il est mort, là, d’un coup. Mort étouffé. Ma frangine m’a aussi raconté que des voisins, ayant vue sur le camp de leurs fenêtres, louaient la possibilité, pour les proches des détenus, d’apercevoir, de chez eux, la cour du camp. Je me souviens de nos voisins espagnols, des Arméniens, du charbonnier polonais (il s’appelait Ref) : ce sont des figures de base, pour moi. Je n’ai pas lâché cette rampe. C’était évident, dès lors, de penser Là-bas si j’y suis de cette façon, avec cette ouverture. Beaucoup brûlent toute leur énergie dans les luttes claniques. C’est une vieille maladie ; autrefois, on parlait du « terrorisme inter-groupusculaire ». C’est ainsi lorsqu’il n’y a plus de mouvement, et c’est le cas en ce moment, dans la gauche de gauche. Quand on ne pédale plus, on tombe du vélo. Dès que le mouvement repart, dès que la lutte reprend, on laisse les couteaux au vestiaire jusqu’à la prochaine fois. Ce sont des milieux épuisants, mais avec des fulgurances et des coups de foudre superbes, aussi. Dans Là-bas, nous faisons entendre toutes les voix en lutte contre le rouleau compresseur néolibéral et les énormes dégâts sociaux et environnementaux que ça entraîne. Des voix en lutte contre les inégalités qui se creusent chaque jour. Mais, surtout, nous portons la parole de ceux qui ne l’ont pas, ceux dont Bourdieu disait : « Ils sont plus parlés qu’ils ne parlent. »
Les belles personnes cultivées, et même certains groupes d’extrême gauche, affichent volontiers leur mépris des gens du commun, du peuple ordinaire. Vous nous disiez en off : il peut y avoir une arrogance de classe dans l’hystérie avec laquelle la gauche traite parfois les électeurs FN.
La classe populaire n’est pas naturellement géniale : il y a souvent des relents de paternalisme dans l’apitoiement des bourgeois de gauche envers le peuple. L’idéalisation de l’ouvrier, du paysan, de l’homme du commun, qu’il s’agit d’éclairer et de conduire, c’était une sorte de mission civilisatrice de l’intérieur — mais c’était déjà ça... Dans les années 1970, cette gauche moyenne s’est convertie au néolibéralisme, au « social libéral ». L’ouvrier peint par Fernand Léger est devenu le « beauf » dessiné par Cabu. Yves Montand, grand chanteur populaire, a soudain retourné sa veste et s’est pris pour Ronald Reagan. La classe moyenne a lâché la classe populaire dans les années 1980. Avec la montée du chômage, le prolo perdait sa force ouvrière et ses chances d’ascension sociale — il glissait même vers le bas ; on ne le voyait plus, il puait l’échec. La gauche de gauche n’a pas su devenir l’expression politique de ce monde désemparé. Rejet, humiliation, ressentiment, tout ce qu’il fallait pour glisser vers l’abstention ou le FN. On en est là. Ce racisme social, on le retrouve dès qu’on entend : « Au fond, les communistes, c’est le FN, c’est pareil. » C’est la phrase d’Hollande. C’est une saloperie sans nom. Je comprends tout à fait que des gars aillent au FN. On faisait un reportage la semaine passée, à Maubeuge, dans une usine, une forge métallurgique. Les gars sont foutus mais ils continuent de se battre jusqu’au bout. C’est un désespoir total, tout le monde se fout d’eux. J’étais avant avec les Goodyear. Ils me disaient qu’ils étaient tous à la CGT mais que la moitié votait Marine Le Pen. Et quand tu restes leur parler, tu comprends pourquoi. « On l’a pas essayée, elle », me dit un gars. « – Mais attends, je réponds, il y a Mélenchon, non ? – Ouais, il est bien Mélenchon, mais c’est un Parisien. Et puis, il parle, tu dirais Victor Hugo... Marine, on la comprend. – Mais, j’ajoute, Marine Le Pen aussi, elle est de Paris. – Ouais, ouais, mais on l’a pas essayée. Et puis, eh, c’est une femme ! » Qu’est-ce que tu veux faire ? Je suis malheureux comme tout de voir que la gauche ne peut pas proposer autre chose. Comment stigmatiser ces gens ? On les a tous laissés dans la merde. C’est un abandon total, ils n’ont aucun recours. À Là-bas, on aura raconté ce naufrage au cours de ces 25 années, la dérèglementation, la désindustrialisation. On a beau dire, que serait un pays où l’on ne produirait plus rien ? La France devient un décor, du tourisme, des parcs de loisirs, des musées…
Il y a une thématique que vous ne traitez jamais, à Là-bas, c’est celle du féminisme. Pourquoi ? C’est un angle mort, un désintérêt ?
(Il réfléchit) On a fait 5 000 émissions, vous êtes sûrs que... ? Mais vous avez raison, nous ne sommes pas les meilleurs là-dessus. Pourtant, ce combat est loin d’être gagné, même s’il y a eu des progrès énorme entre mon enfance et aujourd’hui. Les femmes de ma génération se sont battues et il y a eu des avancées formidables, dont les femmes plus jeunes ignorent souvent l’histoire. La bagarre n’est pas terminée, les salaires, on n’y est toujours pas. La domination masculine, c’est toujours vrai.
Une dernière question, pour le voyageur que vous êtes : Glissant a écrit que « l’universel abstrait nous défigure ». Ça vous inspire quoi ?
Depuis 25 ans, j’ai eu la chance de faire beaucoup de reportages à travers le monde, et l’aventure continue aujourd’hui. Pour comprendre, je suis de ceux qui ont besoin de ressentir, d’éprouver, de rencontrer physiquement. C’est plus lent, il y a des galères, mais derrière un écran d’ordinateur, vous n’avez que l’œil, et un peu l’oreille, pour comprendre... Vous êtes privé du reste. Et vous êtes seul. Ça devient virtuel, ça manque de chair. Un pilote de chasse de l’armée israélienne nous a montré comment il larguait ses bombes. Votre doigt effleure une touche sur un écran vidéo et un bref message vous confirme que « l’objectif est traité ». Pas de secousse, pas d’image. Vous venez de tuer cinquante personnes. Toute sa vie, Howard Zinn a réfléchi et écrit sur le bombardement. Mais il faut dire, cependant, que le terrain ne suffit pas : il faut aussi travailler les dossiers et les infos ! La phrase d’Édouard Glissant peut évoquer aussi la vieille question de l’universel et du particulier. J’ai beaucoup de veine : je suis né dans une banlieue bâtarde. C’est une chance. Ma mère nous disait : « Vous êtes des bâtards pure race. » Je n’ai pas ce que Bensaïd appelait « la glue des origines » – à part mes origines sociales. C’est plus facile d’être universaliste dans ces conditions ! En parlant d’origine sociale, je rappellerai ceci : l’émancipation, c’est aussi celle des maîtres : l’horizon de la lutte de classes, c’est libérer l’esclave et le maître du fait qu’il domine l’esclave, c’est libérer le dominant de ce qui le domine ! C’est un affrontement classe contre classe, oui, mais en tendant vers leur abolition, c’est-à-dire la disparition des esclaves et des maîtres. C’est ainsi que j’entends l’universalisme, et pas seulement en terme de classe. Évidemment qu’il existe des particularismes et des spécificités, mais j’aime assez la lecture française, sur cette question – je suis très réservé vis-à-vis du modèle communautariste anglo-saxon. Leur démocratie, c’est la lutte des différents groupes et sous-groupes entre eux. J’ai d’ailleurs le même rapport de méfiance avec les revendications autonomistes bretonnes ou basques.
Mermet, jacobin ! C’est le mot de la fin ?
(Il rit) Voilà !
Cet entretien avec Daniel Mermet a été publié en juillet 2015 sur le site de la revue Ballast.
Illustrations : Daniel MERMET