Un texte de Gisèle Halimi paru dans le Diplo en août 2003

Gisèle Halimi : le « complot » féministe

Le

Puisque nous évoquons Gisèle Halimi dans le Mercredito de cette semaine, voici un texte paru dans Le Monde diplomatique en août 2003, qui peut étonnamment éclairer aujourd’hui :

Impossible de ne pas l’avoir vu, entendu, lu, remarqué. Feu nourri de toutes parts. Tirs à boulets rouges. La cible ? Le féminisme d’aujourd’hui : « Une escroquerie », une entreprise de « victimisation » des femmes, qui « fragilisent » les hommes, les transforment en « objets » de leurs « nouveaux maîtres », les féministes. Des livres, des manifestes bruyants et un relais hégémonique, obsédant, dans les médias [1]

Violence subie par les femmes. Nos procureurs en contestent l’importance et l’ampleur. Ils reprochent, en chœur, à la grande Enquête sur les violences envers les femmes en France (Enveff), rendue publique en 2001, de pratiquer l’amalgame entre ses différentes formes. Les auteur(e)s de la première enquête de ce genre en France — des chercheurs — sont accusé(e)s d’avoir recensé, sous la même rubrique de « violences conjugales », les atteintes psychiques et physiques subies. Depuis la violence psychologique jusqu’à la violence sexuelle [2]. Il s’agirait d’un trucage, une volonté d’exiger — indûment ? — protection et réparation, bref une attitude de « victimisation » selon ces censeur(e)s. Avec, comme but (et résultat), d’accabler des innocents : les hommes.

On peut se demander ce qui pousse certaines femmes, qui se proclament haut et fort féministes, à se soucier, sous couvert de prétendue rigueur scientifique, des « déroutes » masculines. Au détriment de la misère et du désespoir de la majorité des femmes dans le monde. Ignorent-elles l’écrasant rapport de forces, de dominant à dominé, entre hommes et femmes ? Cette relation socio-économique qui fait des femmes la majorité des chômeurs, des smicards, des travailleurs à temps partiel (dans ce ghetto de l’emploi, 83 % de femmes), des titulaires de contrat à durée déterminée (60 %), des grandes discriminées à l’embauche, à la promotion, des absentes de la direction des grandes entreprises ? La pauvreté (80 % de femmes) et leur précarité [3].

Ignorent-elles le rôle — réel et symbolique — de la domination masculine à l’origine même de la violence ? Une norme religieuse et culturelle autrefois répandue et encore tolérée de nos jours. L’homme violent, par la violence, marque son territoire et rappelle qu’il détient le pouvoir. En même temps qu’il signifie le lien entre virilité et sexualité [4].

Multiforme, la violence des hommes contre les femmes est universelle. Elle constitue même l’une des formes extrêmes des rapports entre les sexes dans le couple. La Conférence mondiale sur les droits humains de Vienne (1993) a reconnu leur existence et leur ampleur. Les a définis comme une « violation des droits humains ». A Pékin, lors de la IVe conférence mondiale des Nations unies sur les femmes (1995), les gouvernements représentés se sont engagés à établir des bilans, à lutter contre ces violences et à soutenir les victimes.

Pour les accusateurs d’aujourd’hui, l’accusée, c’est la femme battue. Elle qui sait que les diverses formes de violence n’ont pas de frontière, sauf sur le froid papier des rapports. Entre l’acharnement d’un interrogatoire (« Je t’avais interdit de voir cette amie », « Où étais-tu quand j’ai téléphoné ?... »), le mépris qu’on lui jette à la figure et qu’elle finit par intérioriser (« Tu es moche... », « Tu es conne... »), la bousculade ou la gifle qui suit, suivies elles-mêmes, si elle se rebiffe, d’un véritable passage à tabac, suivi enfin de la violence sexuelle, elle ne vit qu’une différence de degré, pas de nature. Le « continuum » de la violence. « En plus ou en moins », dit-elle. Interrogez-la, c’est la même souffrance, celle de l’inexistence comme être humain.

Peut-être eût-il été préférable de dissocier (autant que faire se pouvait), dans cette Enquête, les résultats des différentes formes d’agression. Mais le fondement en reste commun, l’existence d’une domination masculine qui « inscrit dans la définition de l’être humain des propriétés historiques de l’homme viril, construit en opposition avec les femmes » (Pierre Bourdieu).

Le « complot » se trame aussi sur fond de mise en accusation des hommes. Qui ont droit, entre tous les droits, à une femme « prostituable ». Contre les féministes abolitionnistes qui nient la réalité d’une prostitution libre. Certaines d’entre elles voudraient même — oh horreur — sanctionner le client, comme dans certains pays [5], et son « droit au plaisir ». Elles pensent que le marché, en l’absence de demande, verra son offre se tarir. A côté de certains livres-réquisitoires, quelques manifestes de femmes autoproclamées féministes (on aimerait connaître leurs titres et actions « en » féminisme...) affirment que l’on peut se prostituer librement et par plaisir. Elles oublient que celles qui l’avaient assuré, comme la célèbre Ulla, au milieu des années 1970, avouent aujourd’hui avoir menti pour « corporatiser la profession ». « Comment avez-vous pu nous croire ? », demandent-elles, accablées par tant d’ignorance. Aucune femme, sauf goût particulier de certains rapports sexuels, ne fait librement commerce de son corps... N’accepte d’être réifiée, consommable, objet entre les objets. La prostitution est le paroxysme du non-pouvoir d’une femme sur elle-même. Et tue la femme dans la femme [6].

Certaines prostituées peuvent se résigner avec le temps. Sont-elles devenues libres pour autant ? Elles n’oublient pas que la solitude, la misère les avaient poussées sur le trottoir. « Pire qu’une âme asservie, une âme résignée », pourrait répondre Péguy. Je crains, en fait, que nos signataires — intellectuelles privilégiées — n’aient fantasmé sur le rôle de Catherine Deneuve dans Belle de jour, de Luis Buñuel.

Reconnaissent-ils, nos détracteurs, l’existence du harcèlement sexuel des femmes ? Je l’ai souvent plaidé. Il réduit celles que nous défendons à des femmes qui se noient. Arrêts de travail, consommation d’antidépresseurs, difficultés de la preuve, mutisme forcé des collègues. Elles paient cher la volonté de sauvegarder leur dignité. Leur conseiller pour tout remède, comme je l’ai lu, de flanquer une paire de claques au coupable atteste une effarante méconnaissance des lois de l’entreprise.

Elisabeth Badinter évoque la « pulsion masculine » et moque le « militantisme féministe », qui croit pouvoir « [la] mettre au pas... » [7]. . Accuse les féministes — lesquelles et quelles organisations ? — de se livrer « au formatage de la sexualité ». Or donc, seuls les hommes auraient des pulsions souveraines. Il y va d’ailleurs de leur « identité ». Et tant pis pour les femmes et leur propre identité.

Nous touchons, sur le plan rationnel, à la contradiction majeure de ce genre de thèses. L’universalisme à tout crin de nos accusateurs ne craint pas de se mêler aux eaux troubles du différentialisme. Si chaque sexe reste dans son « univers », naîtra enfin la « connivence » entre les sexes. Féministes, arrêtez de vouloir barrer la route aux « pulsions » des hommes. Vous êtes responsables du « malaise masculin ».

Argument antiféministe par nature et objectivement réactionnaire. Qui tente de faire oublier que le féminisme, par ses combats, a jeté les bases d’un changement social important, avec plus de justice, plus d’égalité.

Mais ce n’est pas tout : le « complot » a même réussi à imposer la parité. Il a mis en échec l’universalisme républicain. Ce n’est pas le lieu de reprendre ce débat. Qu’il nous suffise de rappeler qu’un universalisme qui, pendant plus de deux siècles, a exclu les femmes de la citoyenneté puis du partage du pouvoir politique a fait la preuve de son « différentialisme » misogyne. A cet universalisme trompeur, nous substituons un double universalisme : hommes + femmes = humanité.

Selon ce réquisitoire, et pour faire bonne mesure, nous sombrerions dans le puritanisme et l’ordre moral. Nous tous — mouvements et personnalités féministes confondus — qui avons mené et gagné la bataille du choix de donner la vie (contraception et avortement). Qui avons signifié ainsi la dissociation de la procréation et de l’amour. C’est-à-dire le droit au plaisir. Nous qui avons réclamé — et obtenu — l’abolition de toute discrimination contre les homosexuels [8].

De ce procès instruit à charge émerge l’accusation globale de ségrégation, de haine, de guerre des sexes. Et de citer à l’appui les auteures américaines Andrea Dworkin et Catherine Mac Kinnon. Non traduites en France, elles s’insèrent dans une société et un féminisme d’outre-Atlantique radicalement différents des données françaises. Les féministes françaises n’ont jamais voulu exclure ou liquider les hommes. Leur projet global de société est essentiellement mixte. Les hommes doivent avoir l’« intelligence théorique » de leur libération à travers la nôtre. Nous les convaincrons. Et le procédé qui tend à nous culpabiliser revient à nier un fait culturel, celui de la spécificité du féminisme français.

Nos procureurs ont-ils voulu nous mettre en garde contre des dérapages éventuels ? Ce serait la (toute) petite utilité de leur propos. Etait-il nécessaire pour cela de réhabiliter par un discours « masculiniste » les stéréotypes de la femme castratrice ?

À moins que la réussite de quelques combats féministes inquiète ? J’aime beaucoup ce proverbe africain : « Quand on commence à lancer des pierres sur un arbre, c’est qu’il est en train de porter ses fruits. »

Gisèle Halimi
Avocate, présidente de « Choisir - La Cause des femmes », auteure notamment de La Nouvelle Cause des femmes, Seuil, 1997, et de L’Avocate irrespectueuse, Plon, 2002.

Notes

[1Alain Minc, Epître à nos nouveaux maîtres, Grasset, Paris, 2002 ; Elisabeth Badinter, Fausse route, Odile Jacob, Paris, 2003. Silence total des médias, en revanche, sur le récit passionnant du parcours d’une syndicaliste féministe, Annick Coupé, dans Lutte de classes, lutte des sexes, Agone, n° 28, 2003.

[2L’Enveff, qui a porté sur 6 970 femmes de 20 à 59 ans vivant en couple, est publiée par la Documentation française, Paris, 2003. Elle est contestée par Elisabeth Badinter (op. cit.) ainsi que par Marcella Yacub et Hervé Le Bras, dans Les Temps modernes, Paris, 1er trimestre 2003.

[3Lire « Femmes rebelles », Manière de voir, n° 68, avril 2003.

[4Cf. Daniel Welzel-Lang, Mythes de la violence, Indigo et Côté femmes, Paris, 1966.

[5Suède : loi du 1er janvier 1999.

[6Cf. Lilian Mathieu : « On ne se prostitue pas par plaisir », Le Monde diplomatique, février 2003.

[7Op. cit.

[8Loi n° 82-683 du 4 août 1982. Députée à l’Assemblée nationale, j’en fus moi-même, et à ma demande, la rapporteure.

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