Les mandats d’arrêt lancés par le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) le 20 mai dernier contre les dirigeants d’Israël et du Hamas ont soulevé la furie de Netanyahou et de tous ses soutiens, de Biden à Meloni et de BHL à Marion Maréchal.
Pas de doute pour Netanyahou, c’est « le nouvel antisémitisme ». Il crie son « dégoût de la comparaison entre l’Israël démocratique et les assassins de masse du Hamas ». Sur LCI le 30 mai, il pousse le bouchons " C’est comme le procès de Nuremberg. C’est comme si on mettait De Gaulle et Churchill face aux allemands". Ou bien encore il se voit en victime " C’est comme l’affaire Dreyfus (...) On brûlait des Juifs au moyen-âge, Staline a déclenché des procès contre des médecins juifs, il y a bien sûr les nazis et maintenant c’est une nouvelle attaque."
Une colère qui confirme un combat acharné.
Depuis des années, Israël met tous ses moyens en œuvre pour contrecarrer la CPI. Mais on ne mesurait pas à quel point. Aujourd’hui une enquête détaillée révèle toutes les pressions et les coups tordus mis en œuvre par Israël contre la CPI, jusqu’à des menaces contre Fatou Bensouda, procureure de la CPI de 2012 à 2021.
Nous vous en proposons une traduction complète.
Aujourd’hui, les requêtes du procureur général contre le premier ministre israélien et son ministre de la défense, ainsi que contre trois dirigeants du Hamas, sont sur les bureaux des trois juges qui vont, ou non, les valider.
C’est un évènement important. Depuis sa création, la CPI a inculpé 50 personnes dont 47 Africains. Mais pas encore de ressortissants de pays « démocratiques », comme si ces pays ne pouvaient pas avoir leur place sur les bancs des accusés. Ce sont eux-mêmes qui enquêtent chez eux et qui donc n’ont pas besoin de la surveillance des tribunaux mondiaux. Les États-Unis et leurs alliés se considèrent hors de portée du droit international. Aussi cette demande d’un mandat d’arrêt est vécue par le pouvoir israélien comme un crime de lèse-majesté et d’abord un acte antisémite, selon le premier ministre. La vieille ficelle du complot antisémite commence à être vraiment usée. Ce dôme de fer n’est plus qu’une bâche de carton qui ne protègera bientôt plus contre le risque réel qui pourtant grandit avec ce conflit qui se mondialise et exacerbe les rancœurs.
Depuis des mois, le chef de l’État hébreu exerce toutes les pressions possibles pour empêcher le procureur de lancer son mandat d’arrêt. Il a fait une campagne intense vers l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis. Il a demandé à Washington de faire pression sur les pays des trois juges qui devront valider, ou non, les mandats d’arrêts. Il a aussi menacé de punir l’Autorité palestinienne. Israël contrôle en effet tous les transferts financiers vers l’Autorité palestinienne, ce qui entraînerait l’effondrement de ce qui reste du pouvoir palestinien.
Notre enquête révèle comment les agences de renseignement ont tenté de faire dérailler les poursuites pour crimes de guerre, Netanyahou étant « obsédé » par les communications interceptées.
Lorsque le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé qu’il demandait des mandats d’arrêt contre des dirigeants d’Israël et du Hamas, il a lancé un avertissement sibyllin : « j’insiste sur le fait que toutes les tentatives d’entrave, d’intimidation ou d’influence indue sur les fonctionnaires de cette cour doivent cesser immédiatement ».
Karim Khan n’a pas donné de détails précis sur les tentatives d’entrave des travaux de la CPI, mais il a rappelé qu’une clause du traité fondateur de la cour faisait de toute ingérence de ce type une infraction pénale. « Si ce comportement se poursuit », a-t-il ajouté, « mon bureau n’hésitera pas à agir ».
Le procureur n’a pas précisé qui avait tenté d’intervenir dans le fonctionnement de la justice, ni comment il l’avait fait.
Aujourd’hui, une enquête menée par le gouvernement Guardian et les magazines israéliens +972 et Local Call révèle comment Israël a mené une « guerre » secrète de près de dix ans contre la cour. Le pays a déployé ses agences de renseignement pour surveiller, pirater, faire pression, diffamer et – d’après ce qui est dit – menacer le personnel de la CPI dans le but de faire dérailler les enquêtes de la cour.
Les services de renseignement israéliens ont intercepté les communications de nombreux fonctionnaires de la CPI, dont M. Khan et sa prédécesseure au poste de procureur, Fatou Bensouda, en interceptant des appels téléphoniques, des messages, des courriels et des documents.
La surveillance s’est poursuivie au cours des derniers mois, permettant au premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, de connaître à l’avance les intentions du procureur. Une communication interceptée récemment laissait entendre que M. Khan voulait délivrer des mandats d’arrêt contre des Israéliens, mais qu’il subissait « d’énormes pressions de la part des États-Unis », selon une source au fait du contenu de cette communication.
Mme Bensouda, qui, en tant que procureure générale, a ouvert l’enquête de la CPI en 2021, ouvrant ainsi la voie à l’annonce de la semaine dernière, a également été espionnée et aurait fait l’objet de menaces.
M. Netanyahou s’est intéressé de près aux opérations de renseignement menées contre la CPI et une source des services de renseignement l’a décrit comme « obsédé » par les informations interceptées dans le cadre de cette affaire. Supervisées par ses conseillers en matière de sécurité nationale, ces opérations ont impliqué l’agence d’espionnage nationale, le Shin Bet, ainsi que la direction du renseignement militaire, Aman, et la division du cyber-espionnage, l’unité 8200. Les renseignements glanés grâce aux interceptions ont été diffusés aux ministères de la justice, des affaires étrangères et des affaires stratégiques.
Une opération secrète contre Bensouda, révélée mardi par le Guardian, a été dirigée personnellement par Yossi Cohen, proche allié de Netanyahou, qui était à l’époque directeur de l’agence israélienne de renseignement extérieur, le Mossad. À un moment donné, le chef espion a même sollicité l’aide du président de la République démocratique du Congo de l’époque, Joseph Kabila.
Les détails de la campagne menée depuis neuf ans par Israël pour contrecarrer l’enquête de la CPI ont été révélés par le Guardian, une publication israélo-palestinienne, +972 Magazine et Local Call, un média en hébreu.
L’enquête conjointe s’appuie sur des entretiens avec plus de deux douzaines d’officiers de renseignement et de responsables gouvernementaux israéliens, anciens et actuels, de hauts responsables de la CPI, de diplomates et d’avocats connaissant bien la CPI et les efforts déployés par Israël pour l’attaquer.
Contacté par le Guardian, un porte-parole de la CPI a déclaré être au courant des « activités proactives de collecte de renseignements menées par un certain nombre d’agences nationales hostiles à la cour ». Il a ajouté que la CPI mettait continuellement en œuvre des contre-mesures pour lutter contre ces activités et « qu’aucune des récentes attaques menées contre elle par des agences de renseignement nationales » n’avait permis de dévoiler les principaux éléments de preuve de la cour, qui étaient restés sécurisés.
Un porte-parole du bureau du premier ministre israélien a déclaré : « les questions qui nous ont été transmises sont truffées d’allégations fausses et infondées visant à nuire à l’État d’Israël ». Un porte-parole militaire a ajouté : « les FDI [Forces de défense israéliennes] n’ont pas mené et ne mènent pas d’opérations de surveillance ou d’autres opérations de renseignement contre la CPI ».
Depuis sa création en 2002, la CPI sert de cour permanente de dernier recours pour la poursuite de personnes accusées de certaines des pires atrocités commises dans le monde. Elle a inculpé l’ancien président soudanais Omar Al-Bachir, le défunt président libyen Mouammar Kadhafi et, plus récemment, le président russe Vladimir Poutine.
La décision de M. Khan de demander des mandats d’arrêt contre M. Netanyahou et son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que contre des dirigeants du Hamas impliqués dans l’attentat du 7 octobre, marque la première fois qu’un procureur de la CPI demande des mandats d’arrêt contre le dirigeant d’un proche allié occidental.
Les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité formulées par M. Khan à l’encontre de M. Netanyahou et de M. Gallant se rapportent toutes à la guerre de huit mois menée par Israël à Gaza, qui, selon les autorités sanitaires du territoire, a tué plus de 35 000 personnes.
Mais l’espionnage de la CPI dure depuis une dizaine d’années et progresse alors que les responsables israéliens s’inquiètent de plus en plus de l’éventualité de mandats d’arrêt, qui empêcheraient les accusés de se rendre dans l’un des 124 États membres de la cour par crainte d’être arrêtés.
C’est ce spectre des poursuites à La Haye qui, selon un ancien responsable des services de renseignement israéliens, a conduit « l’ensemble de l’establishment militaire et politique » à considérer la contre-offensive contre la CPI « comme une guerre qu’il fallait mener et contre laquelle il fallait défendre Israël. Elle était décrite en termes militaires ».
Cette « guerre » a commencé en janvier 2015, lorsqu’il a été confirmé que la Palestine rejoindrait la cour après avoir été reconnue en tant qu’État par l’Assemblée générale des Nations unies. Cette adhésion a été condamnée par les responsables israéliens comme une forme de « terrorisme diplomatique ».
Un ancien fonctionnaire de la défense connaissant bien les efforts déployés par Israël pour contrer la CPI a déclaré que l’adhésion à la cour avait été « perçue comme le franchissement d’une ligne rouge » et « peut-être la mesure diplomatique la plus agressive » prise par l’Autorité palestinienne, qui gouverne la Cisjordanie. « Le fait d’être reconnu comme un État par les Nations unies est une bonne chose », ont-ils ajouté. « Mais la CPI est un mécanisme qui a du mordant ».
Une menace remise en mains propres
Pour Fatou Bensouda, avocate gambienne respectée qui a été élue procureure générale de la CPI en 2012, l’adhésion de la Palestine à la cour s’est accompagnée d’une décision capitale. En vertu du statut de Rome, le traité qui a institué la cour, celle-ci ne peut exercer sa compétence que pour les crimes commis dans les États membres ou par des ressortissants de ces États.
Israël, tout comme les États-Unis, la Russie et la Chine, n’est pas membre. Après l’acceptation de la Palestine comme membre de la CPI, tous les crimes de guerre présumés – commis par des personnes de toute nationalité – dans les territoires palestiniens occupés relèvent désormais de la compétence de Mme Bensouda.
Le 16 janvier 2015, quelques semaines après l’adhésion de la Palestine, Mme Bensouda a ouvert un examen préliminaire sur ce que l’on appelle, dans le jargon juridique de la cour, « la situation en Palestine ». Le mois suivant, deux hommes qui avaient réussi à obtenir l’adresse privée de la procureure se sont présentés à son domicile à La Haye.
Selon des sources au fait de l’incident, les hommes ont refusé de s’identifier à leur arrivée, mais ont déclaré qu’ils voulaient remettre en main propre une lettre à Mme Bensouda au nom d’une Allemande anonyme qui souhaitait la remercier. L’enveloppe contenait des centaines de dollars en liquide et une note avec un numéro de téléphone israélien.
Des sources ayant connaissance de l’examen de l’incident par la CPI ont déclaré que, bien qu’il n’ait pas été possible d’identifier les hommes ou d’établir pleinement leurs motivations, il a été conclu que c’était probablement une façon pour Israël de signaler à la procureure qu’ils savaient où elle vivait. La CPI a signalé l’incident aux autorités néerlandaises et a mis en place des mesures de sécurité supplémentaires, en installant des caméras de vidéosurveillance à son domicile.
L’enquête préliminaire de la CPI dans les territoires palestiniens était l’un des nombreux exercices de recherche de faits que la cour entreprenait à l’époque, en prélude à une éventuelle enquête complète. La charge de travail de Mme Bensouda comprenait également neuf enquêtes complètes, notamment sur des événements survenus en République démocratique du Congo, au Kenya et dans la région du Darfour, au Soudan.
Les fonctionnaires du bureau de la procureure pensaient que le tribunal était vulnérable aux activités d’espionnage et ont mis en place des mesures de contre-surveillance pour protéger leurs enquêtes confidentielles.
En Israël, le conseil national de sécurité (CNS) du premier ministre avait entrepris une réponse impliquant ses agences de renseignement. M. Netanyahou et certains des généraux et des chefs des services d’espionnage qui ont autorisé l’opération avaient un intérêt personnel à ce qu’elle aboutisse.
Contrairement à la Cour internationale de justice (CIJ), un organe des Nations unies qui traite de la responsabilité juridique des États-nations, la CPI est une cour pénale qui poursuit des individus, en ciblant ceux qui sont considérés comme les principaux responsables des crimes commis.
De multiples sources israéliennes ont indiqué que les dirigeants de Tsahal souhaitaient que les services de renseignement militaire se joignent à l’effort, qui était mené par d’autres agences d’espionnage, afin de s’assurer que les officiers supérieurs puissent être protégés de toute accusation. « On nous a dit que les officiers supérieurs avaient peur d’accepter des postes en Cisjordanie parce qu’ils craignaient d’être poursuivis à La Haye », a rappelé l’une des sources.
Deux fonctionnaires des services de renseignement impliqués dans l’obtention de données sur la CPI ont déclaré que le bureau du premier ministre s’intéressait de près à leur travail. L’un d’eux a déclaré que le bureau de M. Netanyahou signalait des « domaines d’intérêt » et envoyait des « instructions » concernant la surveillance des fonctionnaires de la cour. Un autre a décrit le premier ministre comme « obsédé » par les informations recueillies sur les activités de la CPI.
Piratage des courriels et surveillance des appels
Cinq sources familières avec les activités de renseignement d’Israël ont déclaré que ce pays espionnait régulièrement les appels téléphoniques de Mme Bensouda et de son personnel avec les Palestiniens. Empêchée par Israël d’accéder à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, la CPI a été contrainte de mener une grande partie de ses recherches par téléphone, ce qui l’a rendue plus vulnérable à la surveillance.
Grâce à leur accès complet à l’infrastructure de télécommunications palestinienne, les agents des services de renseignement ont pu capter les appels sans installer de logiciel espion sur les appareils des fonctionnaires de la CPI.
« Si Fatou Bensouda parle à une personne en Cisjordanie ou à Gaza, cet appel téléphonique entrera dans les systèmes [d’interception] », a déclaré une source. Une autre a déclaré qu’il n’y avait pas d’hésitation en interne quant à l’espionnage de la procureure, ajoutant : « avec Bensouda, elle est noire et africaine, alors qui s’en soucie ? ».
Le système de surveillance n’a pas enregistré les appels entre les fonctionnaires de la CPI et quiconque en dehors de la Palestine. Cependant, de multiples sources ont indiqué que le système avait besoin des numéros de téléphone à l’étranger des fonctionnaires de la CPI dont les agences de renseignement israéliennes avaient décidé d’écouter les appels.
Selon une source israélienne, un grand tableau blanc dans un service de renseignement israélien contenait les noms d’une soixantaine de personnes sous surveillance, dont la moitié étaient des Palestiniens et l’autre moitié des ressortissants d’autres pays, y compris des fonctionnaires de l’ONU et du personnel de la CPI.
À La Haye, Mme Bensouda et ses collaborateurs ont été avertis par des conseillers en sécurité et par voie diplomatique qu’Israël surveillait leur travail. Un ancien haut fonctionnaire de la CPI s’est souvenu : « nous avons été informés qu’ils essayaient d’obtenir des informations sur l’état d’avancement de l’examen préliminaire ».
Les fonctionnaires ont également eu connaissance de menaces spécifiques à l’encontre d’une ONG palestinienne de premier plan, Al-Haq, l’un des nombreux groupes palestiniens de défense des droits de l’homme qui soumettaient fréquemment des informations à la CPI, souvent dans de longs documents détaillant les incidents qu’ils souhaitaient voir pris en compte par la procureure. L’Autorité palestinienne a soumis des dossiers similaires.
Ces documents contenaient souvent des informations sensibles telles que les dépositions de témoins potentiels. Les documents présentés par Al-Haq auraient également établi un lien entre des allégations spécifiques de crimes relevant du Statut de Rome et des hauts fonctionnaires, notamment des chefs de Tsahal, des directeurs du Shin Bet et des ministres de la défense tels que Benny Gantz.
Des années plus tard, après que la CPI a ouvert une enquête complète sur l’affaire palestinienne, M. Gantz a désigné Al-Haq et cinq autres groupes de défense des droits des Palestiniens comme « organisations terroristes », une étiquette qui a été rejetée par de nombreux États européens et que la CIA a ensuite jugée non étayée par des preuves. Les organisations ont déclaré que ces désignations constituaient une « attaque ciblée » contre ceux qui s’engagent le plus activement auprès de la CPI.
Selon de nombreux responsables actuels et anciens des services de renseignement, les équipes militaires chargées des cyber-offensives et le Shin Bet ont systématiquement surveillé les employés des ONG palestiniennes et de l’Autorité palestinienne qui étaient en contact avec la CPI. Deux sources de renseignements ont décrit comment des agents israéliens ont piraté les courriels d’Al-Haq et d’autres groupes communiquant avec le bureau de Bensouda.
L’une des sources a déclaré que le Shin Bet avait même installé le logiciel espion Pegasus, développé par le groupe privé NSO , sur les téléphones de plusieurs employés d’ONG palestiniennes, ainsi que sur ceux de deux hauts fonctionnaires de l’Autorité palestinienne.
Garder un œil sur les documents palestiniens présentés dans le cadre de l’enquête de la CPI était considéré comme faisant partie du mandat du Shin Bet, mais certains responsables de l’armée craignaient que l’espionnage d’une entité civile étrangère ne franchisse une limite, car il n’avait pas grand-chose à voir avec les opérations militaires.
« Cela n’a rien à voir avec le Hamas, cela n’a rien à voir avec la stabilité en Cisjordanie », a déclaré une source militaire à propos de la surveillance de la CPI. Une autre a ajouté : « nous avons utilisé nos ressources pour espionner Fatou Bensouda – ce qui n’est pas légitime en tant que service de renseignement militaire ».
Réunions secrètes avec la CPI
Légitime ou non, la surveillance de la CPI et des Palestiniens plaidant en faveur de poursuites contre les Israéliens a donné au gouvernement israélien un avantage au sein d’un canal secret qu’il avait ouvert avec le bureau de la procureure.
Les réunions d’Israël avec la CPI étaient très sensibles : si elles étaient rendues publiques, elles pouvaient compromettre la position officielle du gouvernement, qui ne reconnaissait pas l’autorité de la cour.
Selon six sources au fait de ces réunions, il s’agissait d’une délégation de juristes et de diplomates de haut rang du gouvernement qui s’est rendue à La Haye. Deux de ces sources ont déclaré que les réunions avaient été autorisées par M. Netanyahou.
La délégation israélienne était composée de représentants du ministère de la justice, du ministère des affaires étrangères et du bureau de l’avocat général de l’armée. Les réunions ont eu lieu entre 2017 et 2019 et ont été dirigées par l’éminent avocat et diplomate israélien Tal Becker.
« Au début, la situation était tendue », se souvient un ancien fonctionnaire de la CPI. « Nous entrions dans les détails d’incidents spécifiques. Nous disions : ’’Nous recevons des allégations concernant ces attaques, ces meurtres’’, et ils nous fournissaient des informations ».
Une personne ayant une connaissance directe des préparatifs d’Israël en vue des réunions à huis clos a déclaré que les fonctionnaires du ministère de la justice avaient reçu des renseignements provenant d’interceptions israéliennes avant l’arrivée des délégations à La Haye. « Les juristes en charge du dossier au ministère de la justice étaient avides d’informations issues du renseignement », a déclaré cette personne.
Pour les Israéliens, les réunions en coulisse, bien que délicates, ont constitué une occasion unique de présenter directement des arguments juridiques contestant la compétence de la procureure sur les territoires palestiniens.
Ils ont également tenté de convaincre la procureure que, malgré les antécédents très discutables de l’armée israélienne en matière d’enquêtes sur les actes répréhensibles commis dans ses rangs, celle-ci disposait de procédures solides pour demander des comptes à ses forces armées.
Il s’agit là d’une question cruciale pour Israël. Un principe fondamental de la CPI, connu sous le nom de complémentarité, empêche le procureur d’enquêter ou de juger des individus s’ils font l’objet d’enquêtes ou de procédures pénales crédibles au niveau de l’État.
Selon plusieurs sources, il a été demandé aux agents de surveillance israéliens de déterminer quels incidents spécifiques pourraient faire l’objet de poursuites futures devant la CPI, afin de permettre aux organes d’enquête israéliens « d’ouvrir des enquêtes rétroactives » dans les mêmes cas.
« Si des éléments étaient transmis à la CPI, nous devions comprendre exactement de quoi il s’agissait, afin de nous assurer que les FDI enquêtaient de manière indépendante et suffisante pour pouvoir prétendre à la complémentarité », a expliqué l’une des sources.
Les réunions en coulisse entre Israël et la CPI ont pris fin en décembre 2019, lorsque Mme Bensouda, annonçant la fin de son examen préliminaire, a déclaré qu’elle estimait qu’il existait une « base raisonnable » pour conclure qu’Israël et les groupes armés palestiniens avaient tous deux commis des crimes de guerre dans les territoires occupés.
Il s’agit d’un revers important pour les dirigeants israéliens, même si la situation aurait pu être pire. Dans un geste que certains membres du gouvernement ont considéré comme une reconnaissance partielle des efforts de lobbying d’Israël, Mme Bensouda s’est abstenue d’ouvrir une enquête formelle.
Au lieu de cela, elle a annoncé qu’elle demanderait à un groupe de juges de la CPI de se prononcer sur la question controversée de la compétence de la cour à l’égard des territoires palestiniens, en raison de « questions juridiques et factuelles particulières et très contestées ».
Pourtant, Bensouda avait clairement indiqué qu’elle était disposée à ouvrir une enquête approfondie si les juges lui donnaient le feu vert. C’est dans ce contexte qu’Israël a intensifié sa campagne contre la CPI et s’est tourné vers son principal chef espion pour qu’il fasse monter la pression sur Bensouda personnellement.
Menaces personnelles et « campagne de diffamation »
Entre fin 2019 et début 2021, alors que la chambre préliminaire examinait les questions de compétence, le directeur du Mossad, Yossi Cohen, a intensifié ses efforts pour persuader Bensouda de ne pas poursuivre l’enquête.
Les contacts de M. Cohen avec Mme Bensouda – qui ont été décrits au Guardian par quatre personnes connaissant le comptes-rendu qu’a fait la procureure de ces contacts, ainsi que par des sources au Mossad - avaient commencé plusieurs années auparavant.
Lors de l’une des premières rencontres, M. Cohen a surpris Mme Bensouda en faisant une apparition inattendue lors d’une réunion officielle que la procureure tenait avec le président de la République démocratique du Congo de l’époque, Joseph Kabila, dans une suite d’hôtel à New York.
Des sources au courant de la réunion ont déclaré qu’après que le personnel de Bensouda a été prié de quitter la pièce, le directeur du Mossad est soudainement apparu derrière une porte dans une « embuscade » soigneusement chorégraphiée.
Après l’incident de New York, M. Cohen a persisté à contacter le procureur, se présentant à l’improviste et lui faisant subir des appels indésirables. Alors qu’il était initialement amical, le comportement de M. Cohen est devenu de plus en plus menaçant et intimidant.
Proche allié de Netanyahou à l’époque, Cohen était un maître espion vétéran du Mossad et avait acquis une réputation au sein du service d’habile recruteur d’agents, ayant l’habitude de traiter des fonctionnaires de haut niveau au sein de gouvernements étrangers.
Les comptes rendus de ses réunions secrètes avec Mme Bensouda dépeignent une situation dans laquelle il a cherché à « établir une relation »avec la procureure tout en essayant de la dissuader de poursuivre une enquête qui, si elle se poursuivait, pourrait impliquer de hauts responsables israéliens.
Trois sources informées des activités de M. Cohen ont déclaré avoir compris que le chef des services d’espionnage avait tenté de recruter Mme Bensouda pour qu’elle se conforme aux exigences d’Israël alors qu’elle attendait une décision de la chambre préliminaire.
Ils ont précisé qu’il était devenu plus menaçant lorsqu’il a commencé à comprendre que la procureure ne se laisserait pas convaincre d’abandonner l’enquête. À un moment donné, Cohen aurait fait des commentaires sur la sécurité de Bensouda et des menaces à peine voilées sur les conséquences pour sa carrière si elle continuait. Contactés par le Guardian, Cohen et Kabila n’ont pas répondu à nos demandes de commentaires. Mme Bensouda s’est également refusée à tout commentaire.
Lorsqu’elle était procureure, Mme Bensouda a officiellement révélé ses rencontres avec M. Cohen à un petit groupe au sein de la CPI, dans l’intention de faire part de sa conviction qu’elle avait été « personnellement menacée », d’après des sources au fait de ces révélations.
Ce n’est pas la seule façon dont Israël a cherché à faire pression sur la procureure. À peu près au même moment, les fonctionnaires de la CPI ont découvert les détails de ce qui a été décrit par des sources comme une « campagne de diffamation » diplomatique, concernant en partie un membre de sa famille proche.
Selon de multiples sources, le Mossad avait obtenu des documents confidentiels comprenant des transcriptions de ce qui serait une opération dirigée contre le mari de Mme Bensouda. L’origine de ces documents – et leur authenticité – reste incertaine.
Toutefois, des éléments ont été diffusés par Israël parmi les responsables diplomatiques occidentaux, selon des sources, dans une tentative infructueuse de discréditer la procureure générale. Une personne informée de cette campagne a déclaré que celle-ci n’avait pas eu beaucoup de succès auprès des diplomates et qu’il s’agissait d’une tentative désespérée de « salir » la réputation de Mme Bensouda.
La campagne de Trump contre la CPI
En mars 2020, trois mois après que Mme Bensouda a renvoyé l’affaire palestinienne devant la chambre préliminaire, une délégation du gouvernement israélien se serait entretenue à Washington avec de hauts responsables américains au sujet d’une « lutte commune israélo-américaine » contre la CPI.
Un responsable du renseignement israélien a déclaré qu’ils considéraient l’administration de Donald Trump comme plus coopérative que celle de son prédécesseur démocrate. Les Israéliens se sont sentis suffisamment à l’aise pour demander aux services de renseignement américains des informations sur Mme Bensouda, une demande qui aurait été « impossible » pendant le mandat de Barack Obama, selon la source.
Quelques jours avant les réunions de Washington, Mme Bensouda avait reçu l’autorisation des juges de la CPI de mener une enquête distincte sur les crimes de guerre commis en Afghanistan par les talibans et le personnel militaire afghan et américain.
Craignant que les forces armées américaines ne soient poursuivies, l’administration Trump s’est lancée dans sa propre campagne contre la CPI, qui a culminé à l’été 2020 avec l’imposition de sanctions économiques américaines à l’encontre de Bensouda et de l’un de ses hauts fonctionnaires.
Pour les fonctionnaires de la CPI, les restrictions financières, ainsi que celles sur les visas, imposées par les États-Unis au personnel de la cour étaient liées aussi bien à l’enquête sur la Palestine qu’à l’Afghanistan. Deux anciens fonctionnaires de la CPI ont déclaré que de hauts fonctionnaires israéliens leur avaient expressément indiqué qu’Israël et les États-Unis travaillaient ensemble.
Lors d’une conférence de presse en juin de la même année, de hauts responsables de l’administration Trump ont signalé leur intention d’imposer des sanctions aux fonctionnaires de la CPI, annonçant qu’ils avaient reçu des informations non précisées sur « la corruption financière et les malversations aux plus hauts niveaux du bureau du procureur ».
Tout en faisant référence au cas afghan, Mike Pompeo, secrétaire d’État de Donald Trump, a établi un lien entre les mesures américaines et le cas palestinien. « Il est clair que la CPI ne met Israël dans son collimateur qu’à des fins purement politiques », a-t-il déclaré. Quelques mois plus tard, Mike Pompeo a accusé Mme Bensouda de s’être « livrée à des actes de corruption pour son bénéfice personnel ».
Les États-Unis n’ont jamais fourni publiquement d’informations permettant d’étayer cette accusation, et Joe Biden a levé les sanctions quelques mois après son entrée à la Maison-Blanche.
Mais à l’époque, Mme Bensouda a dû faire face à des pressions croissantes résultant d’un effort apparemment coordonné en coulisses de la part des deux puissants alliés. En tant que ressortissante gambienne, elle ne bénéficiait pas de la protection politique dont jouissaient d’autres collègues de la CPI originaires de pays occidentaux. Une ancienne source de la CPI a déclaré que cela la rendait « vulnérable et isolée ».
Selon certaines sources, les activités de M. Cohen étaient particulièrement préoccupantes pour la procureure et l’ont amenée à craindre pour sa sécurité personnelle. Lorsque la chambre préliminaire a finalement confirmé la compétence de la CPI en Palestine en février 2021, certains à la CPI ont même estimé que Mme Bensouda devrait laisser à son successeur la décision finale d’ouvrir une enquête approfondie.
Le 3 mars, quelques mois avant la fin de son mandat de neuf ans, Mme Bensouda a toutefois annoncé l’ouverture d’une enquête approfondie sur le cas palestinien, lançant ainsi un processus qui pourrait déboucher sur des poursuites pénales, même si elle a précisé que la phase suivante pourrait prendre du temps.
« Toute enquête entreprise par le bureau sera menée de manière indépendante, impartiale et objective, sans crainte ni faveur », a-t-elle déclaré. « Aux victimes palestiniennes et israéliennes, ainsi qu’aux communautés concernées, nous demandons instamment de faire preuve de patience ».
Khan annonce des mandats d’arrêt
Lorsque M. Khan a pris la direction du bureau du procureur de la CPI en juin 2021, il a hérité d’une enquête dont il a déclaré plus tard qu’elle se situait « sur la faille de San Andreas de la politique internationale et des intérêts stratégiques ».
En mars 2022, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il a ouvert une enquête très médiatisée sur les crimes de guerre présumés de la Russie.
Au départ, l’enquête politiquement sensible sur la Palestine n’a pas été traitée comme une priorité par l’équipe du procureur britannique, selon des sources familières du dossier. L’une de ces sources a déclaré qu’elle était en fait « mise de côté », ce que conteste le bureau de M. Khan, qui affirme avoir mis en place une équipe d’enquêteurs spécialisés pour faire avancer l’enquête.
En Israël, les principaux avocats du gouvernement considèrent M. Khan – qui a déjà défendu des chefs de guerre tels que l’ancien président libérien Charles Taylor – comme un procureur plus prudent que Mme Bensouda. Un ancien haut fonctionnaire israélien a déclaré que M. Khan suscitait « beaucoup de respect », contrairement à son prédécesseur. Sa nomination à la cour était considérée comme une « raison d’être optimiste », mais ils ont ajouté que l’attentat du 7 octobre avait « changé cette réalité ».
L’assaut du Hamas sur le sud d’Israël, au cours de laquelle des militants palestiniens ont tué près de 1 200 Israéliens et kidnappé environ 250 personnes, a manifestement donné lieu à des crimes de guerre flagrants. Il en va de même, de l’avis de nombreux experts juridiques, de l’assaut ultérieur d’Israël sur Gaza, qui aurait tué plus de 35 000 personnes et mis le territoire au bord de la famine en raison de l’obstruction d’Israël à l’aide humanitaire.
À la fin de la troisième semaine de bombardements israéliens sur Gaza, M. Khan était sur le terrain au poste frontière de Rafah. Il s’est ensuite rendu en Cisjordanie et dans le sud d’Israël, où il a été invité à rencontrer des survivants de l’attentat du 7 octobre et des parents de victimes.
En février 2024, Khan a fait une déclaration très ferme que les conseillers juridiques de Netanyahou ont interprétée comme un signe inquiétant. Dans un tweet, il a en effet mis en garde Israël contre un assaut sur Rafah, la ville la plus méridionale de Gaza, où plus d’un million de personnes déplacées s’abritaient à l’époque.
« Je suis profondément préoccupé par les informations faisant état de bombardements et d’une éventuelle incursion terrestre des forces israéliennes à Rafah », a-t-il écrit. « Ceux qui ne respectent pas la loi ne devront pas se plaindre lorsque mon bureau prendra des mesures ».
Ces commentaires ont suscité l’inquiétude du gouvernement israélien, car ils semblaient s’écarter de ses précédentes déclarations sur la guerre, que les responsables avaient considérées comme rassurantes et prudentes. « Ce tweet nous a beaucoup surpris », a déclaré un haut fonctionnaire.
Les inquiétudes en Israël concernant les intentions de M. Khan se sont intensifiées le mois dernier lorsque le gouvernement a informé les médias qu’il pensait que le procureur envisageait de délivrer des mandats d’arrêt contre M. Netanyahou et d’autres hauts fonctionnaires tels que Yoav Gallant.
Les services de renseignement israéliens avaient intercepté des courriels, des pièces jointes et des SMS de M. Khan et d’autres fonctionnaires de son bureau. « Le sujet "CPI" a gravi l’échelle des priorités au sein des services de renseignement israéliens », a déclaré une source issue de ces services.
C’est par le biais de communications interceptées qu’Israël a établi que Khan envisageait à un moment donné d’entrer dans la bande de Gaza par l’Égypte et qu’il demandait une aide urgente pour le faire « sans l’autorisation d’Israël ».
Une autre évaluation des services de renseignement israéliens, largement diffusée au sein de la communauté du renseignement, s’appuie sur la surveillance d’un appel entre deux hommes politiques palestiniens. L’un d’eux a déclaré que Khan avait indiqué qu’une demande de mandats d’arrêt à l’encontre de dirigeants israéliens pourrait être imminente, mais a averti qu’il était « soumis à d’énormes pressions de la part des États-Unis ».
C’est dans ce contexte que M. Netanyahou a fait une série de déclarations publiques avertissant qu’une demande de mandats d’arrêt pourrait être imminente. Il a appelé « les dirigeants du monde libre à s’opposer fermement à la CPI » et à « utiliser tous les moyens à leur disposition pour stopper cette initiative dangereuse ».
Il a ajouté : « qualifier les dirigeants et les soldats d’Israël de criminels de guerre jettera de l’huile sur le feu de l’antisémitisme ». À Washington, un groupe de sénateurs républicains américains avait déjà envoyé une lettre de menace à Khan, accompagnée d’un avertissement clair : « ciblez Israël et nous vous ciblerons ».
La CPI, quant à elle, a renforcé sa sécurité par des balayages réguliers des bureaux du procureur, des contrôles de sécurité sur les appareils, des zones sans téléphone, des évaluations hebdomadaires des menaces et l’introduction d’équipements spécialisés. Un porte-parole de la CPI a déclaré que le bureau de M. Khan avait fait l’objet de « plusieurs formes de menaces et de communications qui pourraient être considérées comme des tentatives d’influencer indûment ses activités ».
M. Khan a récemment révélé dans une interview accordée à CNN que certains dirigeants élus avaient été « très directs » avec lui alors qu’il s’apprêtait à délivrer des mandats d’arrêt. « Ce tribunal est fait pour l’Afrique et pour des voyous comme Poutine », m’a dit un haut responsable.
Malgré les pressions, M. Khan, comme son prédécesseur au bureau du procureur, a choisi d’aller de l’avant. La semaine dernière, M. Khan a annoncé qu’il demandait des mandats d’arrêt contre M. Netanyahou et M. Gallant, ainsi que contre trois dirigeants du Hamas pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Il a déclaré que le premier ministre et le ministre de la défense d’Israël étaient accusés d’être responsables de l’extermination, de la famine, du refus de l’acheminement de l’aide humanitaire et du ciblage délibéré des civils.
Debout devant un pupitre, avec à ses côtés deux de ses principaux procureurs – l’un américain, l’autre britannique –, M. Khan a déclaré qu’il avait à plusieurs reprises demandé à Israël de prendre des mesures urgentes pour se conformer au droit humanitaire.
« J’ai spécifiquement souligné que la famine en tant que méthode de guerre et le refus de l’aide humanitaire constituaient des infractions au Statut de Rome. Je n’aurais pas pu être plus clair », a-t-il déclaré. « Comme je l’ai également souligné à plusieurs reprises dans mes déclarations publiques, ceux qui ne respectent pas la loi ne doivent pas se plaindre plus tard lorsque mon bureau prend des mesures. Ce jour est arrivé ».