En poster, en T shirt, en chanson, Ingrid Betancourt est devenue une icône nationale.
On peut la voir aussi comme l’icône idéale de la vacuité médiatique.
Passée l’émotion de « la preuve de vie », passée la souffrance familiale mille fois exhibée et les indignations des professionnels de l’indignation, qu’avons-nous appris depuis cinq ans sur les causes de cet enlèvement, sur le contexte politique, social, historique ? Sur les protagonistes du conflit armé qui depuis des décennies déchire et terrorise la Colombie ?
Yolanda, la mère d’Ingrid est constamment questionnée par les médias. Mais à condition qu’elle reste dans son rôle de mater dolorosa. Lorsqu’elle interpelle le président colombien en disant « Monsieur Uribe, je vous hais ! » la phrase ne passe pas.
On nous apprend qu’un alpiniste plante un drapeau à l’effigie d’Ingrid Betancourt au sommet du Kilimandjaro mais on ne parle guère de l’énorme scandale qui secoue le pouvoir en Colombie, les paramilitaires et la parapolitique.
Régulièrement, les journalistes déplorent le manque d’intérêt du public pour les pays lointains. Or, la figure de la « franco-colombienne » Ingrid ouvre une passerelle pour aller voir là-bas si j’y suis.
On sait que les otages sont prisonniers des Farc, la guérilla « marxiste ». Des terroristes, selon la liste établie par les Etats-unis. Quelle est leur histoire, leur lien avec le narcotrafic, la raison de leur impopularité alors qu’ils prétendent combattre pour le peuple ?
Et sait-on que les paramilitaires d’extrême droite figurent sur la même liste dressée par Washington ?
Tout comme la lutte contre le terrorisme (war on terror) a permis de renforcer l’hégémonie des Etats-unis dans le monde après les attentats de septembre 2001, la lutte contre la guérilla en Colombie a fourni le prétexte au développement d’un véritable terrorisme d’Etat.
Les unités paramilitaires regroupées au sein de l’AUC, (Autodéfense Unie de Colombie) sont responsables de la majorité (70%) des homicides. Entre 1997 et 2003, 5 millions d’habitants ont été spoliés de leur terre par les paramilitaires afin d’implanter des palmiers à huile dans le cadre du développement des agro carburants voulu par l’actuel pouvoir.
On estime à 4 millions le nombre de déplacés venus échouer dans les bidonvilles autour des grandes villes. En 1999 selon un rapport de l’ONU, 73% des massacres d’autochtones étaient imputables aux « Paras ». En 2006, 72 dirigeants syndicaux ont été assassinés en Colombie. En avril 2007, la multinationale Chiquita Brand était condamnée à payer 25 millions de dollars pour avoir financé des paramilitaires impliqués dans des meurtres de syndicalistes.
Et ceci avec l’étroite complicité de l’armée, avec la bienveillance de l’élite politique, avec le soutien et le financement des milieux d’affaire et du narcotrafic.
Aujourd’hui dans le cadre de la « démobilisation », les chefs paramilitaires parlent. La classe politique au pouvoir est éclaboussée jusqu’aux plus hautes autorités. Chef de la Police, chef des services secrets, membres du Congrès, maires, élus, sont accusés de soutien logistique, formation, financement, conduite d’organisations d’extrême droite.
En Mai dernier, dans ses déclarations à la justice, l’ancien chef paramilitaire d’extrême droite, Salvatore Mancuso dévoilait comment ces milices se sont développées à l’instigation de la classe dirigeante. « Le plan a été orchestré d’en haut. Le secteur privé a financé, les hommes politiques en ont tiré profit et l’armée tirait sur tous les opposants, guérilleros ou pas ».
Peu à peu, le cercle se resserre autour du président Uribe. Lâché par les démocrates états-uniens, même son ami W. Bush prend ses distances…
Or, curieusement, c’est le président du pays voisin qui fait l’objet de toute la vigilance des médias et des « intellectuels » français. Le vénézuelien Hugo Chavez est la cible quotidienne d’un peloton acharné de critiques qui –étrangement– n’éprouvent pas la même curiosité pour son homologue colombien.
Comment expliquer ce bien curieux déséquilibre ?
Comment les aider à diversifier un tant soit peu les cibles de leur courageux courroux ?
Avec cette question (et quelques autres) nous partons pour la Colombie…
Dans le sud, à Porto Asiz, dans le Putumayo, avec les familles des disparus et des massacres opérés par les paramilitaires en 1999. Avec les paysans victimes des fumigations voulues par le plan Colombie. Des milliards de dollars fournis par les Etats-unis depuis 1999 afin d’éradiquer la culture de la coca. Aujourd’hui le narcotrafic est toujours aussi prospère.
Avec Dona Amparo, chef Awa, avec Marina, jeune femme Kofane. En Colombie, 80% des 13 millions d’autochtones et des « afro colombiens » vivent en dessous du seuil de pauvreté, alors que les 25% des Colombiens les plus riches se partagent des revenus 30 fois plus élevés que les 25% les plus pauvres.
Avec la section des Droits de l’Homme de la Fiscalia, équivalent de la police judiciaire, une longue (!) marche pour exhumer et identifier les restes des innombrables victimes du conflit armé qui déchire le pays depuis quarante années.
À Bogota, tout sur les vêtements blindés, le Jésus dont les cheveux poussent chaque jour, le cinéma porno, la conversion d’Antoine Chao, les plus belles musiques du monde et les petites boutiques obscures.
Et Yolanda Pulecio, la mère d’Ingrid, grande bourgeoise courageuse et engagée, (oui vous avez bien lu) qui, dans l’émission destinée aux otages (Voices del sequestro) sur radio Caracole, mêle sa voix à toutes celles qui, dans la nuit, envoient des messages sans retour pour des frères, des enfants, des bien-aimé(e)s muré(e)s dans la jungle.
Avec le chœur des jeunes auxiliaires de la police venus à la radio en uniforme pour chanter bon anniversaire à leur capitaine, prisonnier des Farc.
Avec les paysans de la Communauté de paix de San josé de Apartado animée par Xavier Giraldo, prêtre jésuite ami de Noam Chomsky. Superbe exemple de résistance, volontairement coincé sur la ligne de front entre la guérilla et les « paras ». Sous la pluie, une longue marche vers la ville à la mémoire des quatre paysans de la communauté, abattus au cours du dernier mois.
Avec Luz , entrée dans la guerillera à treize ans et qui vient d’en sortir au bout de 11 années en arme. Parle longuement d’Ingrid Betancourt, dont elle avait la garde et qu’elle rêve de soutenir lors des élections de 2010.
À Ciudad Bolivar, avec des paramilitaires en rupture, avec de joyeux retraités qui jouent à lancer des palets de plombs sur des pétards roses.
Avec Jorge Botero, journaliste et écrivain qui nous dévoile enfin ce que sera l’issue du conflit.
Plus une ancienne reine de beauté, plus un cheval maigre et sa charrette de fleurs, plus un déjeuner de soleil dans la Candelaria, plus, tout au long du voyage, remontant lentement des profondeurs, les Cien anos de soledad.
Daniel Mermet