La guerre des idées. Transcription de l’entretien d’Aude LANCELIN avec Jacques RANCIERE

En quel temps vivons-nous ?

Le

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Que sauver d’un système politique français à la dérive ? Le philosophe Jacques RANCIERE était l’invité d’Aude LANCELIN dans La Guerre des idées du 20 juin 2017. Voici la transcription de cet entretien.

01. Il y a toujours cette confusion entre démocratie comme pouvoir de tous et système représentatif.

Aude LANCELIN : Jacques Rancière, bonjour. Je remercie le grand philosophe de la politique que vous êtes de venir nous aider à comprendre ce qui se passe dans un pays démocratique où l’on peut obtenir les pleins pouvoirs avec le soutien de moins de 11% du corps électoral. Une des leçons très cruelles de votre nouveau livre de dialogue avec l’éditeur Eric Hazan, « En quel temps vivons-nous ? », c’est que, quelle que soit l’abstention de masse, quels que soient les dysfonctionnements du système représentatif, celui-ci tient le coup. Il organise même un fonctionnement de plus en plus oligarchique de nos sociétés, sans rencontrer d’obstacle sérieux. Il ne suffit pas de tourner le dos au système électoral pour qu’il s’effondre de lui-même, il continue à fonctionner sans les classes populaires, sans la gauche… Jusqu’à quand ?

Jacques RANCIERE : Je pense que le système représentatif est fait pour fonctionner sur l’appui d’une minorité. Il y a toujours cette confusion entre démocratie comme pouvoir de tous et système représentatif. Le système électoral fait qu’on confond les deux mais fondamentalement le système représentatif est dans son essence un système oligarchique. Au XVIIIe siècle le système représentatif est ainsi fait pour qu’une petite partie de la population supposée « éclairée », représentative et consciente des intérêts généraux pour la société, puisse gouverner avec le moins d’obstacles possibles. Au moment des révolutions du XIXe et XXe siècle a émergé une croyance dans le pouvoir du peuple, qui pourrait s’exprimer à travers le système électoral et la représentation. Aujourd’hui, on en revient au fait que, de différentes manières, le pouvoir est toujours celui d’une petite minorité. Avant, c’était une classe sociale ; maintenant, il est difficile de dire quelle classe sociale peut véritablement gouverner le pays, même si on sait quels intérêts ce système sert. Par conséquent, on a eu une professionnalisation qui a produit ce rapport entre une gauche et une droite qui fondamentalement pensaient et faisaient la même chose. Et du même coup, se désignaient eux-mêmes comme représentants du système et appelaient à un sursaut hors système ou « antisystème ». Pour résumer, le système produit lui-même son antisystème. Ce que l’on voit avec Macron, avec En Marche, c’est une forme inédite et inattendue de production par le système de son « antisystème ». Je veux dire que le système représentatif a engendré en creux plusieurs alternatives possibles. Il y a l’alternative du style Le Pen, à savoir le peuple des profondeurs qui va balayer tous les gens du système ; et puis bien sûr la forme Macron, qui est une forme plus adaptée parce qu’elle remplace le système par le système lui-même. Au fond, qu’est-ce qu’on a comme grande nouveauté sous la bannière de En Marche ? Ce sont des alliances qu’on a déjà connues dans d’autres pays européens (on peut penser à l’Allemagne), à la différence que les partis gardaient leur autonomie, tout en faisant fondamentalement la même politique, tantôt adversaires et tantôt alliés.

02. L’élection présidentielle est la confiscation la plus résolue de la puissance supposée être celle de tous.

Aude LANCELIN : Vous affirmez dans ce livre qu’une sorte d’incroyance radicale à l’égard des élections et de leur capacité à changer nos vies est devenue le mode normal de rapport à la chose politique, autant chez les gens qui votent que chez ceux qui ne votent pas. Pourquoi une telle résignation s’est-elle installée au fil du temps au sein du peuple ?

Jacques RANCIERE : Je crois qu’il y a toujours l’idée un peu fausse qu’un système d’adhésion fonctionne sur de la croyance, sur le fait que véritablement on a des convictions. Ça renvoie à l’idée que la majorité des gens sont des ignorants ou des gens qui s’illusionnent et qui bien sûr votent en fonction de leurs illusions ; avec l’idée que, le jour où ils perdent leurs illusions, tout s’effondre. Je ne le pense pas. Je pense que dans tous les domaines où la croyance est en jeu, il y a une espèce de glissement de l’intelligence dominante. Parce que maintenant, tout le monde est intelligent. Il y a un système d’incroyance qui s’est généralisé ; et qui par conséquent permet à la fois l’adhésion et la distance. L’important, dans les types de société où l’on vit, c’est de pouvoir à la fois croire et ne pas croire. Au fond, c’est ce que j’ai essayé d’analyser dans « Le maître ignorant » à la suite de Jacotot, à savoir cette logique des inférieurs supérieurs : si l’on peut mépriser le système qui nous domine, on pense que ça va. Si on peut mépriser les journalistes, si on peut mépriser la pub, si on peut mépriser finalement tout ce qui nous gouverne, à ce moment-là on se sent supérieur aux gens qui nous dominent. C’est une forme d’adhésion.

AL : Est-ce qu’il n’y a pas une croyance qui demeure, ne serait-ce que par le fait que nous vivons dans une démocratie effective ? Par exemple, l’élection présidentielle. C’est une élection qui demeure populaire, pour laquelle les gens se déplacent. C’est l’une des critiques que vous adressez dans ce livre au mouvement Nuit debout : plutôt que d’appeler à ne plus jamais voter PS par l’entremise de François Ruffin, mieux aurait fallu appeler à abolir l’élection présidentielle. Est-ce qu’un tel mot d’ordre ne reste pas élitiste ? Est-ce qu’il ne peut pas être entendu seulement de cercles intellectuels restreints et déjà très politisés ?

JR : Pourquoi serait-il spécifiquement élitiste ? Effectivement nous sommes dans une situation paradoxale où l’élection présidentielle, qui au fond est la confiscation la plus résolue de la puissance supposée être celle de tous, apparaît comme celle qui véritablement est l’essence de la démocratie. On sait bien que l’élection présidentielle a été créée en 1848 essentiellement contre le peuple des clubs, contre le peuple démocrate, contre le peuple ouvrier. Même ceux qui l’ont créée pensaient que le président de la République en question allait rappeler le roi. C’était destiné à ça, au départ. Après, ça a été réinventé en France par de Gaulle, d’une manière très claire, pour lui donner une majorité et une assise en créant un rapport plus ou moins mythique avec un peuple des profondeurs qui s’opposerait aux jeux politiques, qui s’opposerait aux partis, et ainsi de suite. En fait, l’élection présidentielle est la forme extrême de la dépossession sous l’apparence de l’expression directe du peuple. Le rôle qu’a joué d’ailleurs le vote négatif dans toutes ces élections présidentielles a été significatif. De même que les abstentions aux dernières législatives. Et dans quatre ans la machine va repartir. Je pense que si on ne vise pas le système en son cœur, on manque quelque chose. Du même coup, on se redéclare, on se défoule un peu avant de passer aux choses sérieuses. C’est un peu comme ça que la fin de Nuit debout et la montée de l’entreprise Mélenchon a été vécu, à savoir : on s’est fait plaisir – ou vous vous êtes fait plaisir, ce qui est différent – et maintenant on passe aux choses sérieuses. Le problème est de savoir si on peut casser, ou au contraire outrepasser, cette partition entre les moments où les gens entre eux peuvent se libérer et les moments où les choses sérieuses reprennent.

03. Il est paradoxal de passer par les institutions pour les mettre à bas.

Aude LANCELIN : Restons sur la France insoumise et le phénomène Mélenchon pendant la présidentielle. Vous êtes très sceptique à l’égard de la figure du tribun (Mélenchon) qui va parler au nom des souffrances d’un peuple et se faire le héraut de sa cause. Cette posture est suspecte à vos yeux. Quel est le fond de votre critique ?

Jacques RANCIERE : Il y a plusieurs choses. Déjà, adopter cette posture, c’est adopter aussi la posture que la logique même du système impose, à savoir qu’il y a le jeu de la politique officielle et qu’il y a le peuple des profondeurs qui n’est pas représenté – ou par l’extrême droite à laquelle il faut l’arracher. C’est cette idée que le peuple existe, qu’il y a des gens qui le représentent plus ou moins bien ou plus du tout, et qu’il faut quelqu’un pour l’incarner. Cette incarnation du peuple, c’est ce que prétendait faire de Gaulle. Je ne pense pas que ce soit une idée démocratique qui véritablement permette de mobiliser et d’avancer. C’est un premier point. Le deuxième point, c’est que je trouve paradoxal de demander l’investiture suprême au sein de ce système, en disant : si vous m’élisez, voilà mon programme. Et en même temps dire : mais attention, ce système est mauvais, donc tout va changer. Je pense qu’il y a une contradiction fondamentale. Vous me disiez que ce mot d’ordre anti-présidentiel est un peu paradoxal ou difficile à avaler. Mais je pense que c’est encore plus difficile à avaler de vouloir à la fois demander à être investi des pouvoirs qui sont donnés au président de la Ve République et de dire en même temps je veux la VIe et je vais fiche tout ça en l’air. C’est l’un ou l’autre. Si on dit : il faut fiche en l’air la Ve République, on dit : je suis là pour fiche en l’air la Ve République, point !

AL : Vous ne croyez pas au fait de passer par les institutions pour les réformer voire les mettre à bas ?

JR : Je crois qu’à ce moment-là il faut jouer un jeu unique avec l’institution : pas à la fois être président sur le mode des présidents de la Ve République et en même temps dire vouloir le détruire. Si on n’est là que pour le détruire, on n’a qu’un seul mot d’ordre, on ne va pas chercher à ramasser un peu de protection sociale, un peu d’écologie, pour faire un programme, un peu de républicanisme, un peu de socialisme… On dit : je ne veux que ça, je suis celui qui se présente pour l’abolition de la présidence. Ça c’est clair. A ce moment on utilise l’institution.

AL : C’était d’une certaine façon le programme de la France insoumise : une Constituante, puis la mise à bas de la monarchie présidentielle. Vous ne le voyez que comme un instrument de conquête du pouvoir ?

JR : Je pense qu’on peut jouer un jeu avec les institutions, mais c’est un jeu qui est déterminé, et pas ce double jeu qui a quand même abouti à cette chose très misérable : les affiches qu’on a vues pour le second tour, avec la cohabitation pour des lendemains heureux. Excusez-moi, les lendemains heureux, pour les gens de mon âge, ça veut dire autre chose que le fait d’avoir un ministre de la France insoumise avec un président d’En Marche. Il faut être sérieux. La cohabitation pour les « jours heureux » [1] a quand même quelque chose d’un peu grotesque. Mélenchon a repris exactement les vieux mots d’ordre de la droite, à savoir : ne donnez pas tous les pouvoirs aux socialistes. Il a dit : ne donnez pas tous les pouvoirs à Macron. Est-ce vraiment un mot d’ordre de mobilisation d’un peuple nouveau ? C’est quoi cette grande déclaration de la France insoumise qui reprend le mot d’ordre le plus misérable, à savoir : ne donnez pas tous les pouvoirs à ceux qui ont gagné, donnez-nous en un peu aussi. C’est un premier problème. Il y a un deuxième problème dans l’idée qu’on va élire une Constituante. Mais ce ne sont pas les constituantes qui ont fait quelque chose dans l’histoire. Les constituantes naissaient de mouvements révolutionnaires ou de mouvements de masse importants. Ce ne sont pas les constituantes décrétées simplement comme application de mesures proposées dans un programme électoral.

AL : Le slogan « Abolissons l’élection présidentielle, plus de président ». Pensez-vous vraiment que l’incarnation soit l’objet d’un rejet au sein de la population ? Ne pensez-vous pas que par hyper-démocratisme on risque de promouvoir des revendications tout sauf populaires ?

JR : La question est : est-ce qu’on favorise des formes autonomes de discussion, des formes autonomes de décision, qui soient un peu à l’écart du jeu ? Ou est-ce que d’une manière générale on ouvre l’initiative au plus grand nombre de ceux qui le veulent. Je ne pense pas qu’il faille de se reconnaître dans un chef plus ou moins charismatique qui, malgré tout, se rappelle que tous les quatre ans il y a une élection. Un leader populaire authentique, c’est autre chose. Blanqui, au XIXe siècle, ce n’était pas quelqu’un qui tout à coup disait : il y a une élection l’année prochaine, il va falloir soulever le peuple des profondeurs. Si on est vraiment un leader d’un mouvement populaire, on participe à ce mouvement populaire, à ses initiatives, à la création de formes autonomes, au lieu de chercher à ramasser la mise tous les cinq ans.

04. Les mesures institutionnelles prennent un sens quand elles sont l’émanation d’un mouvement qui a sa propre dynamique, ses propres structures.

Aude LANCELIN : Pour remettre de la démocratie dans notre système, vous proposez toutefois dans votre livre de 2005, « La haine de la démocratie », d’introduire du tirage au sort, d’introduire évidemment des mandats courts non cumulables, non renouvelables, toutes sortes de mesures dont on a discuté depuis notamment Nuit debout. Est-ce à dire que pour vous quelque chose de bon malgré tout peut encore sortir des urnes ? Est-ce qu’il y a encore quelque chose à sauver dans le système électoral ?

Jacques RANCIERE : Le système électoral crée des comportements, des attitudes, des croyances et toute une série de choses qui affectent les vies. Mon idée, c’est qu’on ne va pas faire la révolution en élisant un président de la République de gauche ; mais nous n’allons pas attendre que les vraies luttes, l’insurrection généralisée amènent un pouvoir révolutionnaire en ignorant totalement l’existence de tout ça. Non, un mouvement politique marche sur deux pieds et par conséquent peut se servir de ses institutions, ou en tout cas se définir par rapport à elles, ce qui n’est pas la même chose. On peut avoir une stratégie par rapport à l’élection présidentielle, une stratégie de déclaration de refus de cette élection, de déclaration de candidature à la non-présidence ou que sais-je. C’est possible. A ce moment-là, on se rapporte à ce système qui existe, comme on se rapporte à toute une série de systèmes qui existent. C’est une forme de domination comme une autre. Par conséquent on a un comportement par rapport à cette forme de domination comme on en a par rapport à d’autres. On peut proposer des mesures institutionnelles, mais on les propose en sachant que tout ça prend un sens quand c’est l’émanation d’un mouvement qui a sa propre dynamique, ses propres structures. C’est ça qui est important. Les mouvements qui disent simplement « VIe République, Assemblée constituante, et puis tout ira bien », n’ont pas de sens. On peut toujours écrire sur le papier une Constitution de la VIe République, ça ne prend un sens que si c’est l’émanation d’un mouvement capable de porter les revendications par ailleurs inscrites dans cette Constitution.

AL : Vous avez suivi ce qui s’est passé à Nuit debout au printemps 2016. Quelles ont été selon vous les erreurs stratégiques (le fait de se focaliser sur le PS et sur le bilan catastrophique de la gauche de gouvernement) ?

JR : Je ne suis pas du tout là pour dire ce que Nuit debout a mal fait ou aurait dû faire. Je pense qu’un mouvement comme Nuit debout est de toutes façons un mouvement hétérogène, avec des vieux routiers de la lutte sociale ou de la révolution, et des gens qui débarquent. Et puis il y a ce problème qu’on retrouve je pense avec tous les mouvements des places. A savoir qu’il y a comme une réalisation directe de la démocratie. On est ensemble, on est une assemblée, on est égaux, on est heureux d’être égaux… Ça devient très difficile de conjuguer la forme de l’ « être ensemble » avec la forme de l’ « être contre ». Ce n’est pas la question de savoir qui est responsable de quoi. Je crois qu’on n’a pas dépassé cette juxtaposition, entre les gens pour qui l’important c’est d’abord d’être ensemble, de constituer un peuple ensemble, et ceux pour qui l’important c’est de se battre contre l’ennemi avec l’idée qu’on va constituer un peuple en déclarant la lutte violente, en obligeant les gens à choisir leur camp. On n’a pas inventé encore de logique qui aille au-delà. Il y a des pays où ça a été un petit peu plus loin. On pense à la Grèce, à tout le mouvement des espaces sociaux libres qui essaient d’institutionnaliser des formes d’être ensemble qui en même temps ne sont pas les formes du parti, qui ne sont pas non plus des formes éphémères d’Assemblée générale. Il y a quelque chose qui se passe là.

AL : Revenons sur votre définition, votre pensée de la démocratie. A vos yeux, celle-ci ne consiste pas à choisir, comme on le fait aujourd’hui, entre différentes fractions rivales des professionnels du pouvoir. Elle ne consiste pas à choisir celui-ci ou celui-là au milieu d’une même classe d’experts, tous au demeurant très compréhensifs à l’égard des intérêts de l’oligarchie. Au contraire, la démocratie, pour vous, c’est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir. Aujourd’hui, malheureusement on sait bien que ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir, notamment les classes populaires, sont totalement exclus du jeu par différents processus – que ce soit par l’abstention massive ou par le vote Front national xénophobe qui les condamne à une certaine marginalité. Est-ce qu’il y a néanmoins quelque chose encore d’authentiquement démocratique dans notre système ?

JR : Il faut savoir ce que l’on va entendre par « système ». On vit dans des systèmes paradoxaux dans la mesure où le fondement qu’ils se donnent est démocratique mais en dernière instance, le pouvoir revient à ceux qui ne sont pas qualifiés pour l’exercer. Fondamentalement, on ne peut pas dire que le fonctionnement de nos institutions est démocratique. La représentation – pas toujours mais initialement – a été clairement l’opposé de la démocratie. Le problème, c’est que petit à petit, avec le suffrage universel, on en est venu à confondre complètement les deux systèmes. D’autant plus dans le monde monde actuel où l’idée de choisir est devenue constante. Et cette contrainte absolument folle de choisir tout le temps est devenue une contrainte d’obéir à cette logique même. Au fond, c’est ce qui se passe dans l’idée du système électoral tel qu’il fonctionne. On est obligé de choisir mais on ne choisit pas réellement. Qui a choisi parmi les vingt-cinq programmes offerts dans la plupart des circonscriptions lors des dernières élections législatives ? Personne. Finalement, soit on choisit parce qu’on connaît les gens ou on connaît les partis auxquels ils appartiennent, soit on choisit parce qu’on est séduit par certains types de parole. On choisit parce que c’est une chose qui s’impose, parce qu’on a un président et qu’il faut lui donner des gens pour faire ce qu’il a à faire. On est dans un système oligarchique qui crée en même temps une image aberrante de la démocratie. La démocratie c’est un mode d’action, ce n’est pas un choix. Donc les institutions démocratiques sont des institutions qui permettent de l’initiative, qui permettent la mise en œuvre d’une intelligence qui est l’intelligence de n’importe qui. Il faut créer les conditions pour que les plus grands nombres aient effectivement une initiative, participent de fait à une vie politique. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde participe, mais ça veut dire qu’il n’y a pas de confiscation. En ce sens que dans l’idée tirage au sort, il n’y a pas plus de députés dans la représentation mais simplement ces députés ne sont pas les représentants d’une classe. Je pense qu’on est dans un monde où la plupart des décisions sont prises très haut, où la part d’initiative populaire est réduite à des formes un peu caricaturales. Il y a un déplacement à opérer du choix où le libre arbitre s’exercerait dans le choix, vers la le mode d’action. C’est pour ça que les mouvements qui ont eu lieu ces dernières années – les mouvements d’occupation, les mouvements des places – ont eu un sens. Parce qu’on avait un peuple qui se déclarait en descendant dans la rue, et non pas en choisissant qui allait le représenter. Ça ne veut pas dire qu’il ne faille pas quelquefois choisir, mais il vaut mieux choisir des décisions, choisir des actes, que choisir des gens.

AL : Vous dîtes que la démocratie n’est pas un choix, c’est une action. Dans votre nouveau livre vous écrivez que, pour sortir de notre impasse politique actuelle, il faut apprendre à construire des problèmes autres que ceux qui nous sont livrés clé en main par les gouvernements successifs. Et qu’il faut aussi construire une autre temporalité qui soit autonome par rapport aux agendas politiques officiels. A quoi pensez-vous concrètement, quelles formes cela peut-il prendre ?

JR : Ça peut prendre la forme d’organisations qui ont leurs propres objectifs dans toute une série de domaines comme le travail, l’éducation, l’accueil des réfugiés, des migrants, ainsi de suite. Mais qui ont leurs propres mots d’ordre, leurs propres campagnes, leurs propres agendas qui ne soient pas dépendants du fait que le gouvernement passe une loi. Un certain nombre de choses se sont faites. Par exemple en Espagne autour de certaines municipalités, où il ne s’agit pas simplement de créer un parti qui va porter la revendication du peuple, mais de créer des formes autour d’un certain nombre d’actions concrètes. La nouvelle équipe de la mairie de Barcelone est née d’abord de gens qui combattaient contre les expulsions, par exemple. On a un cas où une lutte déterminée, particulière crée une capacité collective d’un type nouveau qui éventuellement, on l’espère toujours, débouche sur des formes d’action institutionnelles qui soient un peu différentes. Il y a eu des choses comme ça avec les espaces sociaux libres en Grèce qui sont des mélanges de services sociaux et d’assemblées populaires. Ce sont des cas particuliers, c’est très difficile effectivement. Les formes alternatives fonctionnent bien quand on a un cas particulier, un rassemblement particulier. Lorsqu’il s’agit de généraliser, d’ouvrir, de fédérer, aussitôt on se retrouve plus ou moins sous la coupe de gens spécialistes des généralités ; c’est-à-dire des organisations qui ont pignon sur rue, qui savent déjà comment on regroupe des mouvements, ou qui proposent simplement une nouvelle forme de regroupement. A mon avis ce n’est pas impossible. Si on pense à ce qu’étaient les partis ouvriers à une époque, ils faisaient des campagnes pour telle ou telle forme de lutte, même seulement pour améliorer les conditions du travail. Ils avaient éventuellement un pied au Parlement, un pied hors du Parlement, et poursuivaient leurs campagnes propres sans être déterminés par les échéances fixées par les gouvernements. On vit aujourd’hui dans un monde où il n’y a qu’un seul événement politique en France, qui est l’élection présidentielle. A la rentrée on va commencer à préparer l’élection de 2022, à se demander comment on va se regrouper. Et probablement les mouvements populaires vont être aussi sollicités, coincés par cela. Il y a une logique à renverser par rapport au système oligarchique qui est en place. Comment faire ? Ce n’est pas facile, on ne voit pas le bout du chemin mais la condition absolument essentielle est de préserver une autonomie par rapport à un système dont on voit très bien qu’il va tourner sur lui-même éternellement.

05. La question aujourd’hui est de repenser des formes d’organisation, des manières d’être ensemble sur le long terme, en marge par rapport aux forces électorales.

Aude LANCELIN : Votre livre est aussi une sévère claque pour tous ceux qui aujourd’hui placent leurs espoirs dans ce fameux cortège de tête : les jeunes autonomes qui vont au carton avec la police après les manifs. Vous avez des mots très ironiques à ce sujet. Pour vous, il s’agit avant tout d’un vernis de radicalité qui vient se surajouter à des manifestations assez traditionnelles. Le sens politique de tout cela et son avenir ne sont pas tout à fait assurés à vos yeux. Je trahis votre pensée ?

Jacques RANCIERE : Première chose. Le cortège de tête ce n’est pas simplement les révolutionnaires professionnels qui pensent qu’il faut radicaliser la lutte et qu’on radicalise la lutte en cassant des vitrines. Il y a aussi des gens qui pensent que casser des vitrines, c’est des moments de rassemblement entre des gens qui viennent d’horizons différents, qui viennent de la lutte politique ou qui viennent de la délinquance de banlieue, et qui tout d’un coup se retrouvent. C’est une manière de mettre ensemble des gens qui font de la politique anarchiste ou révolutionnaire en un sens classique, et puis des gens que le mouvement sollicite et embarque, qui arrivent avec leur geste propre, leur révolte propre ou leurs manières propres et qui viennent plutôt du monde de la délinquance que du monde de la politique. Le cortège de tête ce n’est pas simplement des gens qui ont une stratégie délibérée. L’autre chose, c’est ce que j’essaie de dire, c’est que les actions du type actions violentes du cortège de tête sont aussi symboliques et pas plus stratégiques en réalité que les rassemblements de Nuit debout. Parce que là encore, qu’est-ce qu’on fait ? On s’en prend à des cibles symboliques – un automate bancaire, une vitrine, une belle voiture…- mais ce n’est en rien une action stratégique. Il y a cette idée qu’il faut radicaliser, créer la condition d’un irréversible. Mon expérience, c’est qu’il n’y a pas d’irréversible, ce n’est pas vrai que des actions créent de l’irréversible. Je ne pense pense pas que les conditions actuelles créent les conditions d’un regroupement plus large. Au fond, la question est de savoir comment gérer ce rapport entre être ensemble le plus nombreux possible et porter des coups à l’ennemi. Mais que signifie « porter des coups à l’ennemi » ? Je ne sais pas très bien. Je pense que dans la pensée dite « radicale », il y a toujours une double logique. D’une part, la logique d’affrontement (« on va à l’affrontement et c’est en allant à l’affrontement qu’on va faire que l’ennemi doute ») et en même temps une logique de désertion (« si on fait acte de sécession le système va crouler »). Dans les textes du Comité invisible, il y a toujours cette double logique. Je pense qu’aucune des deux logiques n’a véritablement fait ses preuves. Mais, je ne suis pas là pour donner des leçons, je réponds à des questions c’est tout.

AL : Il faut quand même préciser que dans ce livre vous dialoguez avec Eric Hazan qui l’éditeur du Comité invisible, de l’Insurrection qui vient, qui est en sympathie évidemment avec ce mouvement ; et que l’échange est quand même assez rude sur ces questions-là. Puisque vous portez tout de même, depuis votre expérience des années 1960 et 1970, un regard assez désenchanté ou ironique sur ces jeunes gens qui sont en train de reparcourir des étapes qui ont déjà été parcourues il y a trente ou quarante ans.

JR : Je ne pense pas du tout qu’ils soient des naïfs qui ignorent ce qui s’est passé il y a trente ou quarante ans. Ils pensent simplement qu’il y a trente ou quarante ans les gens n’étaient pas aussi radicaux qu’eux. Et qu’étant plus radicaux, ils feront mieux que les gens d’il y a quarante ans. Ce qui est au cœur de la nébuleuse de pensée Comité invisible, ce qui les différencie des années 1960-1970, c’est que c’était des mouvements qui se pensaient comme partie d’une grande offensive des luttes ouvrières, des luttes pour l’indépendance, des luttes anticoloniales, anti-impérialistes. On était dans la logique où un affrontement violent était comme porté par un mouvement historique. Or dans le cas actuel, c’est plutôt le contraire. C’est l’idée qu’il n’y a plus rien, c’est le néant, tout va s’effondrer. Par conséquent, la violence est pensée comme une désagrégation, à savoir qu’on peut aider ce monde à se désagréger de lui-même, parce qu’il n’y a plus ces grandes formations derrière – classe ouvrière, mouvement ouvrier, mouvement anti-impérialiste mondial. Il y a un pari sur le « rien » (là encore je résume et je caricature).

AL : C’est ce qui est un peu terrible dans la situation actuelle dont vous dressez le panorama dans ce livre, c’est qu’on ne sait plus exactement vers quelle solution se tourner. Le système représentatif vous inspire un désenchantement total ; le mouvement des places vous laisse assez sceptique ; les vieux schémas de la lutte des classes, c’est-à-dire un affrontement où les militants seraient en face à face avec le capital et non pas baignant au sein du liquide amniotique du capital, vous semblent totalement inadaptés et datés ; les mouvements du type Comité invisible, qui statuent sur un fantasme de la destitution voire du retour au rural, de l’abandon à l’issue duquel peut-être le système s’effondrera de lui-même, attirent vos sarcasmes. On ne sait plus vers quel horizon se tourner.

JR : Je ne suis pas là pour dire vers quel horizon se tourner. J’ai essayé, en réponse aux questions qui m’étaient posées, de dire de quelle manière, pour moi, il n’était plus possible de penser les transformations radicales du monde. On ne peut ni les penser à la manière ancienne sur la base d’un mouvement historique qui connaît sa consécration, ni à la manière qu’on pourrait dire un peu nihiliste actuelle, à savoir : comme tout s’effondre, il suffit de donner un coup de pied et ça s’effondrera encore plus. En même temps, on constate les limites qui ont été celles des mouvements démocratiques récents. Mais constater les limites, c’est constater en même temps que ça a existé, qu’il y a quelque chose, qu’il y a malgré tout une conscience un peu grandissante de ce que peut vouloir dire « démocratie » si on prend le mot au sérieux. Une conscience de la question de qui est l’ennemi aujourd’hui, de comment l’affronter, de comment concilier la création de formes politiques avec la création de formes de vie qui soient différentes. Il n’y a pas de raison que j’en sache plus que mes contemporains. Mon éditeur et ami Eric Hazan me dit : vous parliez de démocratie, vous parliez de tirage au sort il y a douze ou quinze ans, est-ce qu’on n’a pas dépassé tout ça ? Je réponds non, je n’ai pas l’impression qu’on ait dépassé tout ça. Essayons justement de sortir des schémas de l’évolution historique, du dépassement et dire en quel temps nous nous trouvons. Est-ce qu’on peut se penser dans le temps d’une évolution historique qui a son terme déterminé, dans le temps d’une stratégie qui elle aussi a ses instruments déterminés ? On n’est dans rien de tout ça. On est dans un temps d’interruption. Au fond, les mouvements politiques intéressants qu’on a connus sont des moments d’interruption. C’est vrai que l’interruption est une des formes ambiguës de la politique. La grève a toujours été en même temps une forme de lutte et une forme de sécession. La grève générale a été aussi quelque chose d’archétypal. Les mouvements des places, Occupy, etc. sont aussi des mouvements d’interruption. A savoir qu’on crée quelque chose comme des temps spécifiques, dans des espaces spécifiques, des espèces d’interruption de la logique normale. On espère toujours que de cela peuvent sortir des temporalités différentes. En même temps, ce n’est pas quelque chose de nouveau. Les grandes forces d’action politiques sont toujours nées d’interruptions. 1789, 1830, 1848, la Résistance, la Libération, Mai-68 à sa manière – pour ne parler que de l’histoire française – sont des interruptions qui créent des forces et des énergies. Après ça, on ne sait plus très bien que faire de ces énergies, comment les sortir à la fois de la récupération par les partis électoraux, ou bien de l’espèce de rhétorique avant-gardiste sous ses différentes formes.

AL : Est-ce que toutes les tentatives, aussi embryonnaires qu’elles soient, parfois désordonnées, ne répondent pas l’étrangeté de notre situation ? D’une certaine façon, il y a à la fois une clarification et un aiguisement de la situation. Le pouvoir du capital est de plus en plus à nu, les récents événements politiques français – cet effondrement des grands partis et cette fusion dans une espèce de soupe oligarchique commune – laissent les forces du progrès social extrêmement démunies. Est-ce qu’il n’y a pas même le risque que le fétiche démocratique, qui est encore nécessaire à nos gouvernants pour valider les politiques publiques et organiser une apparence de consentement, un risque que ce fétiche démocratique devienne inutile ?

JR : Le terme de « fétiche démocratique » qui renvoie à l’idée qu’au fond tout cela n’est qu’apparence, ou que les apparences ne sont rien, ne sont que l’illusion. Je pense qu’on est dans des systèmes qui renforcent leur autoritarisme. On vit dans des systèmes de compromis, parce que l’état d’urgence existe maintenant depuis plus d’un an en France. On voit à la fois comment c’est un état d’urgence d’un certain côté mou, parce que malgré tout les gens manifestent, sortent dans la rue, qui en même temps peut parfaitement se durcir quand il le faut. On est dans cette logique-là, je ne vois donc pas pourquoi nos gouvernants chercheraient à le radicaliser. Il n’y a pas de raison particulière. On est dans un durcissement du système représentatif. C’est pour ça qu’il n’y a pas tellement de solution autre que d’essayer de penser des constitutions de forces qui soient autonomes par rapport à ce système.

AL : Dans un système aussi verrouillé, de plus en plus autoritaire, où on passe par ordonnance des mesures pareilles et où le système médiatique est entièrement contrôlé, est-ce que le retour de la violence n’est pas inévitable ? Vous savez que beaucoup de gens désormais à gauche placent tous leurs espoirs dans l’action de la rue, que ce soit manifestations ou violences. Est-ce que le fonctionnement actuel de la démocratie française ne condamne pas à cela ? En 2016, pendant le mouvement de la loi travail, il y a eu des dizaines de manifestations des mois durant pour un gain politique nul.

JR : « Gain politique » peut vouloir dire des choses différentes. En tout cas la loi est passée effectivement. On a connu quand même des mouvements où les lois ne sont pas passées à cause de la force du mouvement. On a même connu une fois pour le contrat première embauche où la loi était passée, et où la loi votée a finalement été révoquée parce que le mouvement de la rue l’a déclarée inapplicable. Effectivement, on n’est pas dans cette situation-là, mais personne ne croit que parce qu’il y aura plus de bagarres avec la police on résistera mieux aux lois. Je pense que la question aujourd’hui est de repenser des formes d’organisation, des manières d’être ensemble qui soient sur le long terme, et en même temps en marge par rapport aux forces électorales. Des formes d’action qui peuvent être plus ou moins violentes, mais pas avec l’idée que c’est parce qu’on aura cassé plus de magasins qu’on aura fait des progrès, ni non plus par le fait qu’on sera plus nombreux dans la rue. Il y a un désarroi autour de la question de savoir ce qui peut être efficace. Je pense que la première chose est d’essayer de constituer des formes de réflexion, d’action communes qui, à défaut de produire des résultats immédiats, produisent une clarification de ce que les gens veulent et peuvent ensemble.

journaliste : Aude Lancelin
transcription de l’entretien par Josette Barrera et Elodie Couratier

Notes

[1« Les jours heureux » est le programme du Conseil national de la résistance (CNR) adopté le 15 mars 1944

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