Repaire des AMG

Discours sur le colonialisme et Lettre à Maurice Thorez

Le

En hommage à Aimé Césaire, nous publions ci-dessous les premières pages de son Discours sur le colonialisme, paru en 1950 aux éditions Présence Africaine.
Plus d’informations sur le site du Collectif : Les mots sont importants
 Vous pouvez aussi lire sa Lettre à Maurice Thorez en cliquant ici

Par Aimé Césaire,

Une civilisation qui
s’avère incapable de résoudre les problèmes
que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.

Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.

Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.

Le fait est que la civilisation dite
« européenne », la civilisation « occidentale »,
telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est
incapable de résoudre les problèmes majeurs auxquels son existence a
donné naissance : le problème du prolétariat et le problème
colonial ; que, déférée à la barre de la « raison »
comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est
impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se
réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en
moins chance de tromper.

L’Europe est indéfendable.

Il paraît que c’est la constatation que se confient tous bas les stratèges américains.

En soi cela n’est pas grave.

Le grave est que « l’Europe » est moralement, spirituellement indéfendable.

Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas
seulement les masses européennes qui incriminent , mais que l’acte
d’accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des
dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en
juges.

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar,
emprisonner en Afrique Noire, sévir aux Antilles. Les colonisés savent
désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que
leurs « maîtres » provisoires mentent.

Donc que leurs maîtres sont faibles.

Et puisqu’aujourd’hui il m’est demandé de parler de la
colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal
à partir duquel prolifèrent tous les autres.

Colonisation et civilisation ?

La malédiction la plus commune en cette matière est
d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal
poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on
leur apporte.

Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir
clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à
l’innocente question initiale : qu’est-ce qu’en son principe que
la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni
évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer
les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni
élargissement de Dieu, ni extension du Droit ;
d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux
conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du
pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du
marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée,
maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son
histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle
mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.

Poursuivant mon analyse,
je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que
ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc,
ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils
tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances,
des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tards ; que
le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour
avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie,
d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences
colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens,
les Jaunes, les Nègres.

Cela réglé, j’admets que les civilisations différentes
en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des
mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que
soit son génie intime , à se replier sur elle-même, s’étiole ; que
l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est
d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de
toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu
d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur
d’énergie.

Mais alors je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact  ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’établir contact, était-elle la meilleure ?

Je réponds non.

Et je dis que de la colonisation à la civilisation,
la distance est infinie ; que de toutes les expéditions coloniales
accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les
circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule
valeur humaine.

Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir
au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts
enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au
relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au VietNam une
tête coupée et un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette
violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en
France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son
poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui
s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces
traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces
expéditions punitives tolérées. de tous ces prisonniers ficelés et
interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil
racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé
dans les veines de 1’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par
un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les
prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent
autour des chevalets.

On s’étonne,
on s’indigne. On dit : « Comme
c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme,
ça
passera ! » Et on attend, et on espère ; et
on se tait à
soi-même la vérité, que c’est une barbarie,
mais la barbarie suprême,
celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des
barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant
d’en être la
victime, on en a été le complice ; que ce
nazisme-là, on l’a
supporté avant de le subir, on l’a absous, on a
fermé l’oeil là-dessus,
on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne
s’était appliqué qu’à des
peuples non européens ; que ce nazisme là, on
l’a cultivé, on en
est responsable, et qu’il est sourd, qu’il perce,
qu’il goutte, avant
de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la
civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans
le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au
très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle
qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon,
que s’il le vitupère, c’est par manque de logique,
et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce
n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est que l’humiliation de l’homme en soi,
c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des
procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes
d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Et c’est là le grand reproche que j’adresse au
pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de
l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et
parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement
raciste.

[…]

J’ai relevé
dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits
que j’ai cités ailleurs tout à loisir.

Cela n’a pas eu
l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que
c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire !

Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie :

« Pour chasser les idées qui
m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes
d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes. »

Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson :

« Il est vrai que nous rapportons
un plein barils d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les
prisonniers, amis ou ennemis. « 

Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare :

« On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. »

Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser
tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands
ancêtres :

« Il
faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que
faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths. »

Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l’oubli
le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise
d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se
défendre :

« Les tirailleurs n’avaient ordre
de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de
l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant... A la
fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard
s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la
ville, qui s’évaporait au soleil couchant. »

Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les
voluptés sadiques, les innommables jouissances qui vous friselisent la
carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un
bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai ? [1]
Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le
nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent
rien ?

Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces
hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce
que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces
maisons brûlées. ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes
qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à
si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète,
déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action
coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le
mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend
inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le
colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir
dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend
objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce
choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.

Notes

[1]
Il s’agit du récit de la prise de Thouan-An paru dans le
Figaro en septembre 1883 et cité dans le livre de N.
Serban : Loti, sa vie, son oeuvre : « Alors
la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de
salve-deux ! et c’était plaisir de voir ces gerbes de balles, si
facilement dirigeables, s’abattre sur eux deux fois par minute, au
commandement d’une manière méthodique et sûre... On en voyait
d’absolument fous, qui se relevaient pris d’un vertige de courir ...
Ils faisaient un zigzag et tout de travers cette course de la mort, se
retroussant jusqu’aux reins d’une manière comique... et puis on
s’amusait à compter les morts, etc. »
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